The Faerie Queene d'Edmund Spenser (1552-1599), publié à la fin du XVIe siècle, fait partie des "Grands Illisibles" du Canon occidental, un énorme poème que seuls des érudits et les étudiants en littérature anglaise doivent encore lire en entier. Cela paraît nettement plus ennuyeux que l'Orlando Furioso (1532) de l'Arioste qu'il imite, car ce dernier a encore un peu d'humour. Non seulement le poème est long et répétitif mais l'allégorie morale et religieuse lourde (la Gentille Eglise anglicane contre les Méchants Catholiques) et son ton courtisan envers la Monarque Elizabeth Ie ne correspond plus à notre goût (je passe sur le fait que Spenser est aussi connu pour avoir préconisé sérieusement un génocide de tous les Irlandais pour purifier ethniquement cette île pour les Anglais).
Mais ce texte a eu une telle importance dans l'imaginaire anglo-saxon et donc dans la fantasy tout court qu'on ne peut pas ne pas en tenir compte (la généalogie des Elfes au Livre II, Chant X paraît presque tirée du Silmarilion). On comprend que certains blogs de jeu de rôle s'en soient servi comme inspiration.
Le poème (inachevé) est composé de six livres (sur XII ou XXIV prévus), trois publiés en 1590 et trois autres en 1596. Chaque Livre correspond à une Vertu morale et à de nouveaux héros pseudo-arthuriens : Piété (le Chevalier à la Croix Rouge), Tempérance (Guyon), Chasteté (Britomart), Amitié (Cambell), Justice (Arthegall) & Courtoisie (Calidor, plus un septième posthume, incomplet et plus abstrait sur le caractère inconstant du monde terrestre).
A mon sens, les meilleurs livres sont la partie centrale (livres III-V, avec le tournoi autour de Florimell, qui relie les différents personnages) même si les amours annoncées de la guerrière Britomart et d'Arthegall le Juste ne trouvent jamais de résolution satisfaisante dans l'épopée telle qu'elle est.
Livre I : Georges et la Vertu de Sainteté
Le premier livre est centré sur la relation entre le Chevalier à la Croix Rouge sur Champ d'Argent (Saint Georges, la Chevalerie anglaise) et Una (la Vraie Foi, l'Eglise anglicane) - le Chevalier a une armure magique mais aussi un écuyer fidèle, un Nain. Georges ignore sa vraie identité et ne sera nommé que le Chevalier à la Croix Rouge jusqu'à la fin du livre. Né en Angleterre, il a été élevé par les Fées de la Reine Gloriana et vient accompagner Una mais un sorcier maléfique Archimago (le Pape) passe son temps à tenter de les séparer par ses illusions et métamorphoses en faisant croire à l'infidélité d'Una ou en prenant la forme de Georges. Una manque d'être violée par le perfide chevalier Sansloy mais est (ironiquement) sauvé par des Satyres, dont Satyrain, chevalier demi-satyre qui résiste à sa nature bestiale.
Le Chevalier à la Croix est conduit à la Maison de l'Orgueil où il est tenté par la reine Lucifera et surtout par l'hypocrite Duessa (l'Eglise catholique), qui feint la Vraie Foi. Il est fait prisonnier par le Géant Orgueil (amant de Duessa) mais, grâce à son écuyer nain, il est délivré par le jeune roi Arthur (qui ignore encore ses origines). Il finit par être soigné à la Maison de la Sainteté (où la Contemplation enjoint le Chevalier à rester agir dans le monde séculier tant qu'il n'aura pas fini sa mission pour qu'un jour Albion devienne la "Nouvelle Jerusalem").
Georges vient ensuite à la fin du Livre affronter le Dragon qui saccage le royaume du père d'Una, le Jardin d'Eden. Après un long combat où il est même tué mais ressuscité deux fois par une source magique et par l'Arbre de Vie, il finit par terrasser le Dragon. Il est fiancé à Una mais doit d'abord servir pour 6 ans la Reine des Fées Gloriana.
Livre II : Guyon ou la Vertu de Tempérance
Un Pèlerin vient chez Gloriana demander l'aide contre la maléfique Acrasia (Intempérance). Sire Guyon est envoyé en quête contre elle, mais il est manipulé par Archimago (qui s'est encore évadé) qui tente par ses mensonges de le détourner contre le Chevalier à la Croix Rouge.
Guyon trouve la malheureuse Amavia qui se suicide dans ses bras : la sorcière Acrasia avait séduit l'amant d'Amavia, Mordant, et l'avait ensuite maudit et tué dès qu'il était revenu vers Amavia. Guyon confie l'enfant de deux amants défunts, Ruddymane, à Medina et doit affronter les deux frères Pyrocheles (Passion furieuse) et Chymocheles (Inconstance) et ensuite aux Enfers Mammon (Richesse).
Archimago vole l'épée d'Arthur pour la donner aux deux frères passionnés mais avec l'aide du Pèlerin, Arthur vient sauver Guyon et récupérer ses armes magiques avec le Bouclier de Gloriana. Arthur et Guyon vont ensemble dans le Château d'Alma (l'Âme) et y visitent les différentes facultés de l'Âme, Imagination, Mémoire et Raison. Arthur et Guyon, avec l'aide du Pèlerin, doivent affronter les deux sorcières Impuissance et Impatience et divers Péchés & Monstres marins, avant d'arriver au domaine d'Acrasia qu'ils arrêtent pour ses crimes.
Le Chant X de ce Livre II a (dans les Palais de la Mémoire d'Alma) la Chronique des Rois de Faërie avec la liste généalogique des monarques des Fées (et Victor Hugo traduit d'ailleurs ce passage en français dans son William Shakespeare) : Elfe (le premier Elfe, créé directement par le Titan Prométhée), Elfin (qui régnait sur l'Inde et l'Amérique), Elfinan (qui fonda la cité de Cléopolis), Elfiline (qui en fit la Muraille d'or), son fils Elfinell (qui vainquit les Gobelins), Elfant (qui construisit la tour de Panthée en cristal), Elfar (le tueur de Géants polycéphales), Elfinor le Magicien (qui fit le Siège de Verre et le Pont d'Airain, qui résonne comme le tonnerre), puis les 700 Princes issus d'Elfinor, Elficlée qui eut deux fils Elferon (mort prématurément) et Oberon, lequel laissa ensuite son trône par testament à Tanaquil dite "Gloriana" (ou Gloriande, la Reine Mab, Titania). Le mélange de références classiques gréco-romaines (Prométhée, Tanaquil) et d'imaginaire plus médiéval (Oberon) est intéressant.
Livre III : Britomart ou la Vertu de Chasteté
L'histoire se tourne vers une nouvelle héroïne, la guerrière Britomart, jeune fille en armure de chevalier (inspirée de la Bradamante de l'Arioste) et symbole de la vertu féminine. Après avoir vu le chevalier Arthegall dans un miroir magique de l'Enchanteur Merlin (qui vit captif dans une caverne avec ses serviteurs Elfes), elle est tombée follement amoureuse de lui et est partie en quête d'Arthegall avec sa nourrice Glaucè déguisée en écuyer. Elle vainc en duel Sire Guyon, puis elle sauve le Chevalier à la Croix Rouge dans le Château de la Joyeuse Garde (dont la Maîtresse tente de la séduire).
Puis Britomart voyage dans les océans et c'est là qu'elle blesse grièvement le chevalier Marinell, fils de Cymodocé, une nymphe marine, dont on avait dit qu'il tomberait du fait d'une femme (mais on avait présumé que ce serait par passion amoureuse).
Cette blessure de Marinell déclenche la panique de celle qui l'aime, la malheureuse fée Florimel , qui s'enfuit éperdue à cheval. Les chevaliers de la Table ronde et notamment l'écuyer du Roi Arthur, Timias, tentent de retrouver cette mystérieuse et belle fugitive. Timias rencontre alors dans sa quête les deux soeurs Belphoebe (dont il tombe amoureux) et Amoret, deux filles du Soleil élevées dans les Jardins d'Adonis, dont la première a choisi la voie de Diane la Vierge et l'autre la voie de Vénus et est éprise de Scudamore.
Le chevalier Satyrain (le demi-satyre vu dans le Livre I) participe aussi à la recherche de la fugitive Florimell, poursuivie par des monstres d'une Sorcière, mais il ne trouve que sa Ceinture, ancienne Ceinture de Vénus (cette Ceinture deviendra le bien convoité dans le Livre IV). Il rejoint Britomart et l'inconstant Paridell, séduisant descendant de Paris de Troie.
Ils sont hébergés chez le jaloux Malbecco et Paridell séduit l'épouse de Malbecco, la volage Hellenore, avant de l'abandonner dans le bois des Satyres. Malbecco engage alors comme mercenaire le brutal Braggadochio pour récupérer son épouse mais cette dernière, décidément insatiable, part avec les Satyres pendant que Braggadochio vole l'argent du riche cocu. Malbecco devient le Démon de la Jalousie.
La vierge Britomart part ensuite aider Scudamore (fiancé d'Amoret). Elle affronte les tentations de Cupidon et délivre Amoret de celui qui l'avait enlevée.
Livre IV Cambell et Triamond, ou la Vertu de l'Amitié
Duessa (l'hypocrite du Livre I) et Atè (l'Erreur) font croire à Scudamore (fiancé d'Amoret) que c'est Britomart (qu'on prend pour un homme) qui aurait enlevé Amoret. L'infidèle Paridell, le chaste Satyrain et d'autres chevaliers se battent pour celle qu'ils croient être la Dame Florimell (et qui n'est en réalité qu'un double magique façonné par la Sorcière qui voulait la tuer).
Ils rencontrent Cambell et Triamond, les amis parfaits et on revient sur leur histoire. Cambell avait promis la main de sa soeur Canacé à celui qui pourrait le vaincre et il tua ainsi les deux frères de Triamond, Priamond et Dyamond, dont les âmes passèrent alors successivement dans le corps de leur dernier frère, Triamond. Cambell avait un Anneau de régénération et Triamond disposait ainsi de deux "Vies" supplémentaires par les âmes de ses frères défunts. Leur combat fut donc interminable jusqu'à ce que leurs soeurs les réconcilient et qu'ils deviennent beaux-frères. Les deux amis participent ensuite au Grand Tournoi organisé par Satyrain pour avoir la Ceinture de Florimell, et chaque ami tente de se sacrifier pour l'autre.
Arthegall (déguisé sous l'armure du "Chevalier Sauvage") vient participer au Tournoi et est battu par Britomart, qui n'a pas reconnu celui qu'elle recherchait. A la fin du Tournoi, Britomart est la gagnante mais elle refuse la Fausse Florimell, qui choisit d'aller avec le vil Braggadochio. Amoret est à nouveau enlevée par un homme des bois. Arthegall et Scudamore attaquent Britomart mais découvrent enfin qu'elle est une femme. Arthegall tombe amoureux de Britomart mais celle-ci n'ose pas lui avouer ses sentiments.
Pendant ce temps, dans les Bois, le Roi Arthur délivre Amoret et Belphoebe (soeur d'Amoret), suite à un quiproquo, se croit trahie par l'écuyer Timias.
Dans les Océans, Marinell, le Chevalier des Mers (qui avait été blessé par Britomart dans le Livre III), obtient de sa mère la nymphe Cymodocé et de Neptune qu'ils fassent libérer la vraie Florimell (qui était séquestrée par le Vieux de la Mer, Protée).
Livre V Arthegall ou la Vertu de Justice
Arthegall a été élevé par la déesse de la Justice Astrae et elle lui a offert Chrysaor, une épée qui tranche tout, les armes d'Achille et un écuyer au corps de fer nommé Talus. Il était en quête pour la Reine Gloriana pour aider Irène (la Paix) contre Grantorto. Il affronte diverses épreuves pour montrer ce qu'est la Justice, dont plusieurs Jugements de Salomon. Il lutte contre un Géant qui prétend imposer une égalité stricte à la place de l'équité. Pendant les noces de Marinell et Florimell, Braggadochio vient avec le simulacre magique, la Fausse Florimell, mais celle-ci disparaît devant l'original.
Arthegall est vaincu par Radigonde, une Reine Amazone en guerre contre les hommes, et elle le contraint à porter une robe et à tisser à ses pieds (comme Hercule chez Omphale). Britomart, prévenue par Talus l'Homme de Fer, part pour le délivrer et au Temple d'Isis, elle reçoit la prédiction qu'elle aura un jour un fils d'Arthegall qui les dépassera en vaillance (la prédiction ne sera jamais réalisée dans le poème). La guerrière vainc Radigonde et devient Reine des Amazones, dont elle supprime les anciennes lois pour restaurer les droits des hommes.
La suite redevient une allégorie politique transparente sur l'actualité des années 1590. Arthegall et le Roi Arthur capturent l'hypocrite Duessa (l'Eglise catholique) et ils la jugent pour ses crimes, malgré les hésitations de la Mercilla (la Compassion). Ils doivent ensuite défendre les enfants de Belgè (les Pays-Bas) contre le monstrueux Geryoneo (l'Espagne). Arthegall part ensuite lutter contre le Géant Grantorto (la Sédition des Guerres de religion) qui a séduit Floeurdelis (la France). Bourbon (Henri IV), l'ancien ami de Floeurdelis, a trahi la Vraie Foi (le Protestantisme) pour lui plaire. Après avoir vaincu Grantorto, Arthegall retourne avec Talos vers Faërie.
Au retour d'Arthegall en Faërie, Sire Calidor, le plus courtois des Chevaliers, part à son tour en quête contre un monstre rencontré par le Chevalier de Justice, la "Bête Braillarde" (Blatant Beast) aux Mille Langues, symbole de la Calomnie. Les allégories sur la rumeur et la renommée tournent autour de la pudeur et de la réputation des femmes par des historiettes pastorales ainsi que cette vertu de "courtoisie". Je ne sais si c'est la lassitude de la fin de l'épopée mais cela me paraît être le Livre le plus ennuyeux de tout le poème.
Le prétendu "livre VII" laissé à l'état d'ébauche incomplète porte sur la Mutabilité, personnification du changement, et on ne voit absolument pas le rapport entre cette allégorie métaphysique ou cosmologique avec les six livres précédents sur les vertus morales. La Mutabilité vient demander aux Dieux (et notamment à Diane Déesse de la Lune) à régner sur la Nature et la Nature (Isis Voilée) donne le verdict que c'est plutôt tout l'univers qui règne sur la Mutabilité puisque tout change mais que le changement a pour fin l'accomplissement vers un état permanent. Cette conclusion aristotélicienne annonçait peut-être un autre développement plus théologique ?