Le Libé des philosophes d'aujourd'hui est plutôt une meilleure surprise que les autres années (même si je suis trop biaisé et partial, je préfère mon article sur le jeune Rawls théologien de l'an dernier, avec l'ajout d'Elias dans le commentaire, à l'article de Ruwen Ogien aujourd'hui).
D'habitude, lorsque l'actualité pose un problème factuel sur la politique internationale (par exemple les élections ivoiriennes aujourd'hui), les philosophes n'ont rien à apporter et se contentent donc d'endosser une position de journaliste avec de légères différences de vocabulaire ou de références (alors que certains Libé des historiens étaient parfois vraiment pertinents dans les cas où une "expertise" d'un spécialiste de sujets peu connus pouvait un peu rompre avec nos opinions déjà préconçues). Ah, si, la page météo est étonnante (et même la page Problèmes d'échecs a droit à un traitement par Marc de Launay).
Mais ici, l'actualité sur L'Affaire WikiLeaks laisse assez de place à de Grandes Questions Vagues Ouvertes pour que certains articles ne soient pas dépourvues d'intérêt (par exemple celui de Jean-Claude Monod sur la relation ambiguë entre diffusion directe de la Toile et les différents intermédiaires qu'ils ont choisis dans "La Presse de Référence" internationale pour trier et rendre crédible leur "dévoilement").
Le problème en effet sur l'affaire est qu'on entend surtout des clichés dans le débat public sur la question. C'est un cliché d'y voir un bien inconditionnel. C'est un cliché que de jouer les vierges effarouchées et de clamer : "la transparence c'est le totalitarisme". L'Immédiateté Internet : tonner contre.
La phrase "
Transparence = Totalitarisme", qui se veut à la fois bien connue et pseudo-paradoxale ou presque orwellienne, vient d'un mélange parfois confus.
Le totalitarisme comme absorption totale de la société civile par l'Etat ne désirait le caractère diaphane que dans un seul sens, comme la glace sans tain : le "Panoptique" est que le centre, l'Etat, voit tout et que le citoyen ne soit plus qu'un individu nu devant cet Oeil du Maître. Mais la transparence réciproque et totale, c'est aussi, selon Hannah Arendt dans
The Human Condition que cite Monod, un fantasme utopiste où toute la sphère privée serait absorbée dans le "social" et où il n'y aurait donc plus non plus d'action publique distincte. Mais ce n'est plus exactement le même sens si on parle d'un totalitarisme du "social" (chacun s'exhibant à chacun sur son blog, sur son facebook, sur son scribd) car c'est la réduction complète de l'Etat (et de la raison d'Etat) à une sorte de société universelle ou de Grand Marché "Ouvert" des opinions.
WikiLeaks avait fait parler d'eux au début en diffusant des papiers internes de l'Eglise de scientologie pour mieux dénoncer cette organisation pour le coup vraiment dictatoriale et fondée sur l'opacité et le Secret du cercle intérieur (David Miscavige) qui exploite ses fidèles. On peut défendre le droit à l'intime sans sacraliser tous les secrets.
Mais la question est mal posée si on se demande s'il faut s'enthousiasmer pour les anarchistes moralisants ou condamner l'immédiateté comme une corruption de la Technique. La raison d'Etat trouve facile de dénoncer les excès de transparence ou l'irresponsabilité des pirates notamment quand ils voudraient aussi défendre le droit de mentir aux citoyens, prétendument pour le bien de la cité. Certains des plus sévères critiques semblent aller un peu vite dans le camp opposé où toute atteinte aux Etats serait nécessairement un crime de dissolution anarchiste. Comme dit le libertarien
Glenn Greenwald, tout critique, même naïf ou pompeux, des pouvoirs devient vite plus critiqué que les pouvoirs en question comme si toujours le vrai courage des folliculaires devait consister à défendre (1) qu'il n'y a pas de "Système" et (2) qu'il faut Le servir.
Au moins, les philosophes qui en traitent évitent la "personnalisation" de la question. Les médias américains ont l'air de se concentrer trop sur Julian Assange, qui n'est pas l'essentiel (même si cela ne me paraîtrait pas absurde qu'il soit
plus représentatif comme Personne du TIME de l'Année 2010 que ce taré de Glenn Beck ou même Lady Gaga - ils vont sans doute choisir Zuckerberg pour éviter la controverse).
Même si Assange était vraiment ce que ses pires détracteurs disent (un geek prédateur sexuel ou un gourou illuminé paranoïaque qui a l'air de se prendre trop au sérieux), cela ne toucherait pas le fond sur les questions de la diffusion directe ou sur le contenu. Si on parle d'individu, le jeune pirate
Bradley Manning est déjà plus intéressant que le lièvre Assange. Si on en croit les articles sur Manning, il semble être vraiment le responsable des fuites et il aurait agi avant tout parce qu'il était un jeune agent désemparé et profondément dépressif (par une coïncidence curieuse de l'actualité il aurait été sur le point d'être renvoyé de l'Armée pour homosexualité), qui aurait agi ainsi par un mélange confus de narcissisme, de ressentiment et d'idéalisme vague. Depuis, quelle que soit sa culpabilité, si on en croit sa famille, le soldat Bradley Manning semble avoir perdu en tant que militaire certains droits à la défense civile.
On entend les choses les plus contradictoires :
1 On dit que cela est insignifiant et qu'on savait déjà tout.
C'est oublier un peu vite la fuite la plus importante dans le paquet précédent qu'on attribuait aussi à Manning, la vidéo du bombardement de Bagdad de juillet 2007 et le massacre de civils en Afghanistan de mai 2009. On connaissait déjà avant ces affaires mais on avait des confirmations internes.
Comme l'a dit Amnesty, tout n'y est pas insignifiant. Certes, on se fiche de ce qui est dit sur Berlusconi et il n'y a pas encore eu dans les mémos diplomatiques de scoop comme la divulgation du Golfe du Tonkin dans les Pentagon Papers.
Mais on a bien par exemple confirmation que les USA ont bombardé le Yemen en décembre 2009, ce qu'ils niaient officiellement (avec le soutien d'ailleurs du gouvernement yemenite qui mentait pour couvrir son allié en disant qu'ils avaient fait le bombardement eux-mêmes en utilisant des armes américaines).
2 On a dit que c'était tellement insignifiant que cela calmerait les théories du complot dans l'éparpillement des informations, en montrant la banalité et la vacuité de ces dépêches de bas niveau de confidentialité et l'incompétence des USA pour les garder.
L'idée serait que si les Américains ne peuvent même pas cacher leurs secrets à un jeune soldat de 23 ans, on en viendrait à admettre qu'il ne doit pas y avoir de Grand Mensonge ou d'Ordre Occulte du Monde.
Comme le disent plusieurs rédacteurs, cela n'aura pas cet effet positif. Voir le point 3, d'ailleurs, comme le disait Joffrin pendant la réunion de rédaction.
De plus, si cela nous paraît anodin, c'est seulement dans les pays qui sont déjà accoutumés à parler publiquement avec cynisme de leur gouvernement. Certains Etats du Moyen-Orient se retrouve soudain devant des éléments qui contredisent complètement leurs discours public devant leur opinion. Cela nuirait plus à ces dictatures amies des USA qui font parfois semblant de les critiquer.
3 On dit que cela serait plutôt dans l'intérêt américain
De nombreux documents de cette fuite diplomatique repris dans les médias allaient dans le sens d'une intervention en Iran et les conspirationnistes ont donc décidé que WikiLeaks était soit intoxiqué par le gouvernement américain (thèse illustrée dans un sketch des Guignols où le Commandant Sylvestre se félicite de la Fuite) soit un agent depuis le début de forces impérialistes neo-cons quel que soit leur discours très critiques vis-à-vis des USA. Le fait qu'Amazon.com fournissait des serveurs à WikiLeaks jusqu'à ce que ce soit connu va encore conforter cette idée (et je dois reconnaître que je ne comprends pas bien par quel mécanisme cela a pu arriver).
Si un Grand Complot cherchait vraiment à vendre au public américain l'invasion désastreuse de l'Iran, il pourrait s'y prendre d'une manière plus habile sans mélanger des vidéos qui discréditent en partie les actions américaines en Irak ou en Afghanistan.
Bien sûr, le complotiste dira que c'est justement là la ruse ou le gambit pour mieux vendre la campagne en Perse. Mais c'est le propre de la pensée magique complotiste que d'être confirmée par tout et son contraire.
Mais en l'occurrence, WikiLeaks n'est pas vraiment encore un sujet pour l'Oiseau de Minerve puisqu'on en sait si peu et que c'est tout ce qu'on pourrait dire sur ce déballage, qu'on ne peut pas encore savoir, si ce n'est que ces trois points paraissent tous excessifs.