dimanche 6 avril 2025

Les légendes de Manasā


Statue de Manasa, Goalpara, Assam, Musée du Quai Branly

Inspiré par ce post fascinant de la mythologue Zalka Csenge Virág, voici quelques éléments sur la Déesse Manasā, la Déesse hindoue des Serpents, notamment adorée dans le Nord-est de l'Inde. 

Dakṣa l'Habile, le dieu créateur à tête de bouc, eut de nombreuses filles dont Vinatā et Kadrū. Elles épousèrent toutes le sage Kaśyapa ("la Tortue"). De Vinatā l'Avisée, la Tortue eut Garuḍa le Roi des Oiseaux, et de Kadrū, il eut les Nāgas. Les Oiseaux et les Serpents sont depuis en guerre perpétuelle et ce conflit cosmique des écailles chtoniennes et des plumes volantes joue un grand rôle dans le récit qui enchâsse tout le Mahābhārata. Ces Nāgas de Kadrū comptent notamment Kāliya l'Hydre, Śeṣa le Serpent de l'Infini, Vāsuki le Roi-Cobra et la femme-serpent, Manasā

Mais d'autres versions comme l'épopée qu'on va suivre disent que le vrai père de Manasā n'était pas Kaśyapa la Tortue mais qu'il n'était que son gourou, son vrai père étant le grand dieu Śiva qui avait fait tomber sa semence dans un lotus puis de ce lotus vers un oeuf, puis une statue qui fut ainsi animée et fut adoptée par Kadrū. Son fils Vāsuki le Roi des Serpents confia alors à sa soeur adoptive le Poison sacré qui est le contraire du Soma divin et Manasā devint la Déesse des antidotes qui protège du venin.

Elevée dans le monde du dessous par le sage Kaśyapa, Manasā partit vers les cieux en quête de son père Śiva. Celui-ci, qui ne la reconnaissait pas, essaya de la violer et elle le tua, puis le ressuscita. Śiva l'accepta alors comme sa fille et l'accueillit chez lui en secret, mais son épouse la Grande Déesse Caṇḍī la Destructrice de Démons (un des aspects de Durgā la Terrible) devint effrayée ou jalouse et brula alors l'oeil gauche de Manasā, qui en resta pour toujours borgne (la légende semble être en partie une inversion de celle avec Ganesh). Manasa (qu'il vaut mieux ne pas déranger) tua la Grande Déesse, puis la ressuscita.

Śiva en avait assez de toutes ces disputes et il bannit alors sa fille Manasā en lui demandant d'aller se marier. Śiva pleura et de ses larmes sortit alors une nouvelle soeur pour sa fille, Netā (नेता, "la Guide"), qui devint sa confidente et sa conscience.

Manasā épousa le sage Jaratkāru ("Consomme le Monstre" : on dit qu'il était né monstrueux mais avait "dévoré" sa partie monstrueuse grâce à son ascétisme). Jaratkāru était déjà un des autres noms de Manasā avant même qu'elle ne l'épouse (il y a des régions de l'Inde qui adorent une déesse Jaratkāru qui fut identifiée à Manasā). Le sage Jaratkāru avait fait le voeu de ne jamais se marier ou d'avoir de relations sexuelles mais une vision lui dit que les fantômes (pitṛ) de ses ancêtres souffriraient aux Enfers s'il refusait de se marier et d'avoir au moins un descendant pour continuer son nom. Jaratkāru épousa donc la femme-serpent Manasā à contre-coeur parce qu'elle portait le même nom que lui. Leur mariage ne fut donc pas heureux et dès la nuit de noces  Caṇḍī se vengea d'elle en animant les serpents sur la mariée et en terrorisant le Sage dans son sommeil. Il décida de la quitter mais lui révéla qu'elle était déjà enceinte. Leur fils devint aussi un grand sage, Āstīka, connu pour avoir protégé les Serpents qui allaient être tous sacrifiés par le Roi Janamejaya. 

Lors du Barattage de la Mer de Lait, c'est Manasā qui sauva son père du poison mortel qui laissa une marque dans sa gorge. Elle porte désormais le Poison toxique à l'intérieur de son oeil gauche, son Mauvais Oeil.

Manasa affronta aussi Yama, le dieu de la Mort, pour pouvoir régner sur les victimes de morsures de serpents et après une grande guerre aux Enfers, ses serpents réussirent à vaincre Yama et faire de Manasa une des Reines des Enfers. 



Le cycle de Manasa et Chand

Dans la littérature médiévale bengali, il y a tout un cycle épique sur la naissance du culte de Manasa, dont le Manasamangal Kāvya. Comme Dionysos qui eut tant de mal à se faire reconnaître en Grèce, Manasa décida en effet d'implanter son culte chez les mortels. Avec sa fidèle conseillère Netā, elle tenta de convaincre le marchand Chandradhar, ou Chand Sadagar, un fidèle de Shiva, de la reconnaître mais il refusa avec obstination et insulta même la Déesse borgne (elle avait été injuste envers elle dans une vie antérieure et il avait juré que nul ne l'adorerait jamais tant qu'il ne la reconnaîtrait pas). 

Le mythe du marchand Chand semble évoquer un mélange de Job (Manasa fait tomber tous les malheurs sur lui, coule toute sa flotte de navires, tue ses six premiers fils par morsures de serpents) et d'Ulysse/Sinbad (il part dans un périple poursuivi par le courroux de la Déesse avant de retrouver sa famille). 

Le centre de ces récits bengali est surtout l'amour contrarié entre Lakhindar et la Veuve Behula et la quête de cette dernière pour ressusciter son mari. Après de multiples aventures, impressionnée par la dévotion de la bru de Chand, Behula, restée fidèle à son mari Lakhindar (le septième fils de Chand, qui fut tué par un serpent pendant sa nuit de noces alors qu'il était enfermé dans une chambre d'acier, bien que la destinée de Behula disait qu'elle ne serait jamais veuve), Manasa leur pardonne et Chand accepte enfin (sans grand enthousiasme, sa bénédiction fut faite de la main gauche) de se convertir au culte de la Déesse-Serpent qu'il haïssait tant. Manasa lui rend alors tout ce qu'elle lui avait pris. 

La cité de Bhagalpur ("la Cité de la Soie", sur le Gange, dans l'Etat du Bihar) a le plus grand temple de Manasa et on trouve dans cette ville la Chambre d'Acier où Lakhindar est censé s'être caché pendant sa nuit de noces pour échapper à la malédiction (qui ressemble à une inversion de celle de La Belle au Bois Dormant : il sera mordu par le serpent dès sa nuit de noces).

vendredi 4 avril 2025

La cible de Harrison Bergeron

J'ai lu la nouvelle de Kurt Vonnegut "Harrison Bergeron" (1961) quand j'étais adolescent dans l'anthologie de science fiction Histoires de demain (1975, traduite sous le titre "Pauvre Surhomme"). Je dois reconnaître qu'à l'époque, je l'ai lu au premier degré comme une oeuvre anti-égalitaire comme L'Assemblée des Femmes d'Aristophane (où les femmes votent des lois collectivistes pour que les femmes les plus laides puissent choisir leurs maris et contraindre les plus beaux à les épouser). Ce n'est qu'aujourd'hui en regardant sur YouTube cette vidéo par Merlin Meek que j'ai compris l'intention de l'auteur qui n'avait rien à voir avec mon interprétation assez primaire.

Dans la nouvelle, à la fin du XXIe siècle, les USA sont devenus une dystopie obsédée par l'égalité imposée à tous. Les beaux doivent porter des masques pour s'enlaidir, les forts doivent porter des handicaps pour s'affaiblir, les ballerines doivent porter des poids pour ne pas être gracieuses, les plus intelligents portent des modules pour gêner leur réflexion et les rendre stupides. L'uniformisation s'est faite vers le bas ou du moins vers la médiocrité (un des gags est que les présentateurs de télévision ne sont choisis que parmi des bègues qui ont des défauts de prononciation). Le protagoniste, Harrison Bergeron, est l'un des plus "handicapé" de tous, aussi bien intellectuellement et physiquement, et il s'est rebellé violemment contre ce système du nivellement en arrachant tous ses handicaps. Aussitôt, il décide de prendre le pouvoir en disant qu'il mérite de devenir le dictateur par sa supériorité et de forcer les femmes les plus masquées à l'épouser. Il meurt exécuté par un des médiocres qui dirigent ce système. 

Je pensais à l'époque que Vonnegut avait vraiment été (comme Aristophane) un conservateur ou au moins un "libéral" au sens classique non-américain qui voulait faire une satire politique contre le communisme ou contre toute politique de redistribution. La satire du désir de nivellement semblait très tocquevillienne. Cela me le rendait assez antipathique. 

Mais cela ne cadrait pas du tout. Vonnegut est plutôt un Voltaire américain connu pour son ironie. Dénoncer l'égalité aussi crument en pleine période de luttes contre les discriminations  ne lui ressemblait pas. Et si le but était aussi platement idéologique, Harrison Bergeron n'aurait-il pas été moins ridicule dans ses fantasmes et son échec ? Vonnegut s'est décrit comme un anarchiste athée avec des tendances socialistes et une certaine détestation du consensus moral de la gauche libérale. De plus, je n'avais même pas remarqué que la société dans la nouvelle reste capitaliste ou en tout cas sans socialisme économique (on fait remarquer qu'il y a toujours des différences salariales).

L'interprétation opposée restait politique. Vonnegut aurait voulu se moquer de la vision conservatrice du communisme et il aurait intentionnellement rendu sa satire absurde et grossière comme une parodie de la vision américaine des politiques d'égalité. Le texte serait donc entièrement au énième degré.

La réalité est encore un peu différente. La clef de l'humour noir de Vonnegut est que ce qui est décrit est seulement certains aspects particuliers des inégalités : apparence, qualités scolaires et sportives. Le but de la parodie est un marché de l'Envie et de l'Amour-propre qui est tout simplement l'école (ou le lycée / l'université dans les Bildungsromane américains). Vonnegut n'imite pas un réactionnaire politique, il imite une sorte d'incel plein de ressentiment contre l'école qui confond égalité et jalousie. C'est pourquoi l'argent reste inégal et que la question sociale reste si superficielle. C'est pourquoi Harrison Bergeron se voit comme un surhomme qui devrait s'accaparer un monopole des femmes comme un masculiniste en une horde primitive des fantasmes de psychologie évolutionnaire. Ce n'est pas un surhomme nietzschéen, c'est juste un lycéen narcissique et immature qui rêve de surhommes. Harrison Bergeron tient plus des pires aspects fantasmés d'un Holden Caulfield, et sa révolte vaine n'est qu'une scène de tuerie d'un tireur solitaire dans les écoles américaines.

jeudi 3 avril 2025

De la télé aux algorithmes

Ce serait une litote de dire que nous regardions la télévision chez moi quand j'étais jeune. Elle était allumée dès l'aube et ne s'éteignait jamais jusqu'au coucher, de TéléMatin jusqu'au Cinéma de Minuit, avec plusieurs longues heures de mégalomanie de Jacques Martin pendant tout le Jour du Seigneur. La télévision était un bruit de fond constant et le fait de ne pas trier sauf en changeant de chaîne donnait une attention flottante. On laissait des chaînes de clips vidéo comme RTL (on la captait en Lorraine) / TV6 / M6 comme intermèdes entre les émissions que nous voulions vraiment voir. Je frémis encore en pensant à la musique des années 1980 et j'ai tendance à la rejeter un peu en bloc à cause de cela.

Quand on a eu le câble, cela devint la chaîne MTV où les clips Grunge servaient de coupures entre les courts fragments du dessin animé Daria. La version de MTV que nous captions en Europe n'était pas exactement la même qu'aux USA, je crois, elle était peu diversifiée, très répétitive - nous faisions des paris vers 1994-1995 avec ma petite soeur pour savoir au bout de combien de temps nous reverrions ce clip de Black Hole Sun de Soundgarden qui hantait compulsivement cette chaîne presque toutes les heures. Quand je suis allé en Russie en 2000, leur MTV était encore différent, légèrement plus libidineux que le nôtre. Vers 1991-1992, je restais parfois toute la nuit à regarder la chaîne d'info continue CNN pour la Premier Guerre du Golfe ou pour l'élection de Bill Clinton. 

La télé avait été notre baby sitter, comme d'autres écrans le sont aujourd'hui pour la génération actuelle. Quand j'ai regardé la série Dream On sur Canal Jimmy (sur un homme qui a passé toute son enfance devant l'écran et ne pense plus que par extraits de ces émissions), l'identification au protagoniste était totale.

L'ordinateur a désormais remplacé la télévision. Je suis un peu partagé. 

Je suis reconnaissant de ne plus laisser des émissions que je n'aurais pas dû avoir la patience de regarder (comme ces chaînes d'info). Je suis surtout très heureux de n'avoir jamais vu les pires poubelles comme Hanouna, qui a l'air sorti d'une parodie de l'idiocratie, ou de ne connaître aucun des députés RN qui pullulent sur les chaînes d'info crypto-fascistes bollorrhéiques. 

Mais je regrette parfois des éléments de ce grand uniformisateur de la poignée de chaînes d'Etat, je regrette de toujours "choisir" ce que je veux voir. Il y a beaucoup d'émissions que je n'aurais jamais regardées si la programmation de mon enfance ne me l'avait pas imposé en synchronisant toute ma génération. Je rate parfois pendant des années des succès (y compris certains qui sont mérités) que regardent la majorité de mes compatriotes. Avant ma naissance, la chaîne unique de l'ORTF était encore plus égalisatrice dans son jacobinisme : si elle passait un programme ambitieux comme une dramatique tiré de la littérature, toute la France qui était équipée (70% des ménages ont la télé en 1970) devait pouvoir en parler le lendemain dans la cour de récréation. Je viens de m'abonner à l'INA mais j'ignore si c'est le début de ma démence sénile qui me donne un grand plaisir à l'utiliser.

L'expérience analogue de se voir imposer des films est maintenant de se laisser porter par les algorithmes des sites de partages de vidéo. Cela peut être déprimant si l'algorithme vous diffuse certains choix les plus populaires : des vidéos fachos ou conspirationnistes qui sont censées exprimer la vox Populi. Et j'ai parfois peur de ce que charrient les Influenceurs de YouTube dans la génération "Alpha" chez qui ils sont devenus les nouveaux Gourous. Ce sont les Influenceurs sélectionnés par la concurrence aveugle qui synchronisent les cours de récréation, plus seulement des présentateurs légèrement filtrés par l'Etat ou des corporations. 

Il y a parfois des trouvailles très heureuses et surprenantes aussi (surtout dans la désynchronisation où on peut découvrir des chaînes étrangères ou des émissions du passé). L'ennui est que l'algorithme devient ensuite une malédiction karmique. On risque de se voir proposer beaucoup de déchets si jamais on s'abaisse à en regarder une par curiosité voyeuriste. On intériorise donc une mauvaise conscience, une honte craintive face au "putaclic" (clickbait), une vergogne puritaine en se disant que Notre Seigneur Algorithme est un panoptique qui nous juge et nous punit en nous enfermant dans des bulles infernales qui s'auto-renforcent.