Inspiré par ce post fascinant de la mythologue Zalka Csenge Virág, voici quelques éléments sur la Déesse Manasā, la Déesse hindoue des Serpents, notamment adorée dans le Nord-est de l'Inde.
Dakṣa l'Habile, le dieu créateur à tête de bouc, eut de nombreuses filles dont Vinatā et Kadrū. Elles épousèrent toutes le sage Kaśyapa ("la Tortue"). De Vinatā l'Avisée, la Tortue eut Garuḍa le Roi des Oiseaux, et de Kadrū, il eut les Nāgas. Les Oiseaux et les Serpents sont depuis en guerre perpétuelle et ce conflit cosmique des écailles chtoniennes et des plumes volantes joue un grand rôle dans le récit qui enchâsse tout le Mahābhārata. Ces Nāgas de Kadrū comptent notamment Kāliya l'Hydre, Śeṣa le Serpent de l'Infini, Vāsuki le Roi-Cobra et la femme-serpent, Manasā.
Mais d'autres versions comme l'épopée qu'on va suivre disent que le vrai père de Manasā n'était pas Kaśyapa la Tortue mais qu'il n'était que son gourou, son vrai père étant le grand dieu Śiva qui avait fait tomber sa semence dans un lotus puis de ce lotus vers un oeuf, puis une statue qui fut ainsi animée et fut adoptée par Kadrū. Son fils Vāsuki le Roi des Serpents confia alors à sa soeur adoptive le Poison sacré qui est le contraire du Soma divin et Manasā devint la Déesse des antidotes qui protège du venin.
Elevée dans le monde du dessous par le sage Kaśyapa, Manasā partit vers les cieux en quête
de son père Śiva. Celui-ci, qui ne la reconnaissait pas, essaya de la violer et elle le tua, puis le
ressuscita. Śiva l'accepta alors comme sa fille et l'accueillit chez lui en secret, mais son épouse la Grande Déesse Caṇḍī la Destructrice de Démons (un des
aspects de Durgā la Terrible) devint effrayée ou jalouse et brula alors l'oeil gauche de Manasā,
qui en resta pour toujours borgne (la légende semble être en partie une inversion de celle avec Ganesh). Manasa (qu'il vaut mieux ne pas déranger) tua la Grande Déesse, puis la ressuscita.
Śiva en avait assez de toutes ces disputes et il bannit alors sa fille Manasā en lui demandant d'aller se marier. Śiva pleura et de ses larmes sortit alors une nouvelle soeur pour sa fille, Netā (नेता, "la Guide"), qui devint sa confidente et sa conscience.
Manasā épousa le sage Jaratkāru ("Consomme le Monstre" : on dit qu'il était né monstrueux mais avait "dévoré" sa partie monstrueuse grâce à son ascétisme). Jaratkāru était déjà un des autres noms de Manasā avant même qu'elle ne l'épouse (il y a des régions de l'Inde qui adorent une déesse Jaratkāru qui fut identifiée à Manasā). Le sage Jaratkāru avait fait le voeu de ne jamais se marier ou d'avoir de relations sexuelles mais une vision lui dit que les fantômes (pitṛ) de ses ancêtres souffriraient aux Enfers s'il refusait de se marier et d'avoir au moins un descendant pour continuer son nom. Jaratkāru épousa donc la femme-serpent Manasā à contre-coeur parce qu'elle portait le même nom que lui. Leur mariage ne fut donc pas heureux et dès la nuit de noces Caṇḍī se vengea d'elle en animant les serpents sur la mariée et en terrorisant le Sage dans son sommeil. Il décida de la quitter mais lui révéla qu'elle était déjà enceinte. Leur fils devint aussi un grand sage, Āstīka, connu pour avoir protégé les Serpents qui allaient être tous sacrifiés par le Roi Janamejaya.
Lors du Barattage de la Mer de Lait, c'est Manasā qui sauva son père du poison mortel qui laissa une marque dans sa gorge. Elle porte désormais le Poison toxique à l'intérieur de son oeil gauche, son Mauvais Oeil.
Manasa affronta aussi Yama, le dieu de la Mort, pour pouvoir régner sur les victimes de morsures de serpents et après une grande guerre aux Enfers, ses serpents réussirent à vaincre Yama et faire de Manasa une des Reines des Enfers.
Le cycle de Manasa et Chand
Dans la littérature médiévale bengali, il y a tout un cycle épique sur la naissance du culte de Manasa, dont le Manasamangal Kāvya. Comme Dionysos qui eut tant de mal à se faire reconnaître en Grèce, Manasa décida en effet d'implanter son culte chez les mortels. Avec sa fidèle conseillère Netā, elle tenta de convaincre le marchand Chandradhar, ou Chand Sadagar, un fidèle de Shiva, de la reconnaître mais il refusa avec obstination et insulta même la Déesse borgne (elle avait été injuste envers elle dans une vie antérieure et il avait juré que nul ne l'adorerait jamais tant qu'il ne la reconnaîtrait pas).
Le mythe du marchand Chand semble évoquer un mélange de Job (Manasa fait tomber tous les malheurs sur lui, coule toute sa flotte de navires, tue ses six premiers fils par morsures de serpents) et d'Ulysse/Sinbad (il part dans un périple poursuivi par le courroux de la Déesse avant de retrouver sa famille).
Le centre de ces récits bengali est surtout l'amour contrarié entre Lakhindar et la Veuve Behula et la quête de cette dernière pour ressusciter son mari. Après de multiples aventures, impressionnée par la dévotion de la bru de Chand, Behula, restée fidèle à son mari Lakhindar (le septième fils de Chand, qui fut tué par un serpent pendant sa nuit de noces alors qu'il était enfermé dans une chambre d'acier, bien que la destinée de Behula disait qu'elle ne serait jamais veuve), Manasa leur pardonne et Chand accepte enfin (sans grand enthousiasme, sa bénédiction fut faite de la main gauche) de se convertir au culte de la Déesse-Serpent qu'il haïssait tant. Manasa lui rend alors tout ce qu'elle lui avait pris.
La cité de Bhagalpur ("la Cité de la Soie", sur le Gange, dans l'Etat du Bihar) a le plus grand temple de Manasa et on trouve dans cette ville la Chambre d'Acier où Lakhindar est censé s'être caché pendant sa nuit de noces pour échapper à la malédiction (qui ressemble à une inversion de celle de La Belle au Bois Dormant : il sera mordu par le serpent dès sa nuit de noces).