vendredi 4 avril 2025

La cible de Harrison Bergeron

J'ai lu la nouvelle de Kurt Vonnegut "Harrison Bergeron" (1961) quand j'étais adolescent dans l'anthologie de science fiction Histoires de demain (1975, traduite sous le titre "Pauvre Surhomme"). Je dois reconnaître qu'à l'époque, je l'ai lu au premier degré comme une oeuvre anti-égalitaire comme L'Assemblée des Femmes d'Aristophane (où les femmes votent des lois collectivistes pour que les femmes les plus laides puissent choisir leurs maris et contraindre les plus beaux à les épouser). Ce n'est qu'aujourd'hui en regardant sur YouTube cette vidéo par Merlin Meek que j'ai compris l'intention de l'auteur qui n'avait rien à voir avec mon interprétation assez primaire.

Dans la nouvelle, à la fin du XXIe siècle, les USA sont devenus une dystopie obsédée par l'égalité imposée à tous. Les beaux doivent porter des masques pour s'enlaidir, les forts doivent porter des handicaps pour s'affaiblir, les ballerines doivent porter des poids pour ne pas être gracieuses, les plus intelligents portent des modules pour gêner leur réflexion et les rendre stupides. L'uniformisation s'est faite vers le bas ou du moins vers la médiocrité (un des gags est que les présentateurs de télévision ne sont choisis que parmi des bègues qui ont des défauts de prononciation). Le protagoniste, Harrison Bergeron, est l'un des plus "handicapé" de tous, aussi bien intellectuellement et physiquement, et il s'est rebellé violemment contre ce système du nivellement en arrachant tous ses handicaps. Aussitôt, il décide de prendre le pouvoir en disant qu'il mérite de devenir le dictateur par sa supériorité et de forcer les femmes les plus masquées à l'épouser. Il meurt exécuté par un des médiocres qui dirigent ce système. 

Je pensais à l'époque que Vonnegut avait vraiment été (comme Aristophane) un conservateur ou au moins un "libéral" au sens classique non-américain qui voulait faire une satire politique contre le communisme ou contre toute politique de redistribution. La satire du désir de nivellement semblait très tocquevillienne. Cela me le rendait assez antipathique. 

Mais cela ne cadrait pas du tout. Vonnegut est plutôt un Voltaire américain connu pour son ironie. Dénoncer l'égalité aussi crument en pleine période de luttes contre les discriminations  ne lui ressemblait pas. Et si le but était aussi platement idéologique, Harrison Bergeron n'aurait-il pas été moins ridicule dans ses fantasmes et son échec ? Vonnegut s'est décrit comme un anarchiste athée avec des tendances socialistes et une certaine détestation du consensus moral de la gauche libérale. De plus, je n'avais même pas remarqué que la société dans la nouvelle reste capitaliste ou en tout cas sans socialisme économique (on fait remarquer qu'il y a toujours des différences salariales).

L'interprétation opposée restait politique. Vonnegut aurait voulu se moquer de la vision conservatrice du communisme et il aurait intentionnellement rendu sa satire absurde et grossière comme une parodie de la vision américaine des politiques d'égalité. Le texte serait donc entièrement au énième degré.

La réalité est encore un peu différente. La clef de l'humour noir de Vonnegut est que ce qui est décrit est seulement certains aspects particuliers des inégalités : apparence, qualités scolaires et sportives. Le but de la parodie est un marché de l'Envie et de l'Amour-propre qui est tout simplement l'école (ou le lycée / l'université dans les Bildungsromane américains). Vonnegut n'imite pas un réactionnaire politique, il imite une sorte d'incel plein de ressentiment contre l'école qui confond égalité et jalousie. C'est pourquoi l'argent reste inégal et que la question sociale reste si superficielle. C'est pourquoi Harrison Bergeron se voit comme un surhomme qui devrait s'accaparer un monopole des femmes comme un masculiniste en une horde primitive des fantasmes de psychologie évolutionnaire. Ce n'est pas un surhomme nietzschéen, c'est juste un lycéen narcissique et immature qui rêve de surhommes. Harrison Bergeron tient plus des pires aspects fantasmés d'un Holden Caulfield, et sa révolte vaine n'est qu'une scène de tuerie d'un tireur solitaire dans les écoles américaines.

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