"Apprends de la bête comment garder le silence"
Saadi de Shiraz, le Jardin des Roses
Derrière tes paupières est une pièce de théâtre de Pierre-Yves Chapalain, jusqu'au 10 octobre 2021 au Théâtre de la Colline, entre fiction spéculative sur notre discours scientifique post-humain, décalage comique et conte mythique.
Le décor (scénographie d'Adeline Caron) est dans une forêt fantomatique, probablement un cerveau aux dendrites dans la brume. La nature y est brute et on y attend une éruption volcanique qui est peut-être un autre exutoire où le cratère du volcan serait l'orifice de la bouche qui va finir par parler.
Le personnage principal, Eléonore (Marie Cariès) est une femme à la quarantaine et nous sommes peut-être dans sa tête. Elle s'agite, inquiète, elle perd ses mots, s'éparpille dans des amoncellements de post-its et elle vient consulter un médecin neurologue (joué par Pierre-Yves Chapalain) dans un futur proche où la technologie permet d'estomper la séparation entre l'intime et l'extérieur des paupières, en fouillant et cartographiant les forêts obscurs du cortex avec des nanomachines connectées.
Les termes de science-fiction lancent des pistes d'un autre langage qui n'est ni la prose transparente ni la poésie. (Le même théâtre avait aussi présenté un mélange du mythe et de science-fiction avec Data Mossoul).
Mais le problème d'Eléonore n'est pas du tout neurologique ou physiologique, peut-être à la rigueur un problème poétique ou métaphysique sur le langage banal et la distance entre les mots et les corps, entre les signes et la réalité physique.
Eléonore est tendue par une mission professionnelle qu'elle présente comme l'Onguent d'Hector, une crème cosmétique qui préserverait et régénérerait les cellules de la peau comme le dieu Apollon tenta de préserver la chair du fils de Priam de son égide d'or contre les outrages d'Achille (Iliade, chant XXIV). C'est le premier dédoublement entre la figure de ce chamane qui explore les synapses et la chimiste qui enveloppe l'épiderme. Mais c'est Eléonore qui va entrer en guerre, et en grève du verbe, comme Achille se retirait dans sa tente et en grève par colère. Et comme dans le Silence de Nathalie Sarraute, tout le monde ne cesse plus de bruisser sur cette aphasie soudaine, sur le scandale de l'interruption du bavardage de la tribu.
Eléonore a reçu il y a longtemps une lettre en persan de Darius, collègue biochimiste ou mentor qu'elle a sans doute aimé et admiré. Elle lit des livres de farsi mais refuse de traduire la lettre depuis des années. On ne sait pas pourquoi. Peut-être qu'elle craint que ce soit une déclaration trop banale, qu'elle soit amoureuse ou de rupture. Peut-être qu'elle craint de ne pas y retrouver la poésie de Saadi de Shiraz sur les vertus du silence dans son Jardin des Roses. Peut-être que ce "message" n'est qu'un code de l'ADN de Darius et une annonce de la fille d'Eléonore, Cadi (Hiba El Aflahi), dont on ne dit jamais qui est le père.
Son ami, le brutal et insurgé Carl (Nicolas Struve) lui propose un traducteur, son ami Pierre ("de Rosette"). Mais elle ne répond pas. Cadi est la dureté orale, une part en fait plus hystérique que les refoulements d'Eléonore, et Carl, dans ses accès homicides, fait un retour aux aspérités du réel.
Un des refrains de la pièce est le dédoublement.
Maya (Émilie Incerti Formentini) est la Fausse Jumelle d'Eléonore. L'histoire est un échange entre ces deux moitiés de l'Oeuf, entre la divine Hélène et son simulacre, son ombre inversée (comme on dit que Hélène fut dédoublée en un simulacre envoyé par les dieux pour susciter la guerre). Maya dit se soucier d'Eléonore, vouloir la soigner mais elle ne cesse de lui rappeler sa culpabilité vis-à-vis de leur mère défunte et Cadi est la voix rugueuse du ressentiment contre cette tante qui représente peut-être une part sombre de mort en Eléonore.
Le médecin a conçu une Plante-Machine, comme dirait La Mettrie, un androïde végétal qui est fait pour se connecter par ses ramures au cerveau d'Eléonore comme un auxiliaire, un aide-santé, un deus ex machina ou plutôt un deus homo poussé en serre dans l'humus. Toute notre science ne cesse "de planter des Arbres dans nos têtes", arbres de la connaissance ou arbre de la vie qui nous traverse.
Elle le nomme Gabriel (excellent Pierre Giraud en Buster Keaton inhumain), comme le Messager de l'annonciation et il devient sa bouche, son extension.
Il entre vite dans le tourbillon du langage comme s'il n'avait pas besoin de gradation et d'étapes et ses premières paroles sont donc un tourbillon plus qu'une structure ordonnée. L'Ange représente dans la théologie la possibilité d'une connaissance intuitive de l'absolu, la communication directe par le verbe divin sans passer par les intermédiaires du discours et ici ce Gabriel solaire est un ange embarrassé dans cette enveloppe qui vient de naître, un peu comme l'Hermès d'Amphitryon.
Gabriel est si connecté avec Eléonore qu'il n'a pas à la soigner de son silence et qu'il peut la comprendre tout en la traduisant et en devenant son Double extérieur. Il explique qu'il n'y aurait que les arrangements des mots qui pourraient guérir le logos meurtri et offensé d'Eléonore. "Je ne veux pas d'un duo comique à la Laurel et Hardy", dit Maya qui voudrait imposer un discours de circonstances à Eléonore pour son mariage.
Je croyais sur-déterminer ce mariage en pleine éruption volcanique mais Pierre-Yves Chapalain a insisté lui-même dans sa présentation sur la Discorde qui est semée aux Noces de Thétis et de Pelée, les parents d'Achille. Mais la Pomme de Discorde serait ici la scissiparité entre Eléonore et Maya (Hélène et son Ombre, Hélène et sa demi-soeur mortelle la meurtrière Clytemnestre) et non pas la guerre des Déesses. Lorsque le Médecin veut entrer (par effraction) dans les fragments d'intimité de l'enfance d'Eléonore, cette piste est écartée aussitôt par la pièce. La "solution" n'est ni dans le discours de thérapie cognitive ni psychanalytique.
Je ne veux pas gâcher la fin mais on comprend de plus en plus qu'Eléonore et l'Illusoire Maya vont s'échanger mutuellement de plus en plus, une symétrie qui ne tient plus du langage. Gabriel est le double fidèle, le Héraut apollinien (même s'il est manipulé et trompé par les échos du Médecin quand celui-ci déforme les enregistrements de la voix d'Eléonore) mais la jumelle dizygote force Eléonore à sortir définitivement du langage commode de la Prose.
Quand elle va revenir de ce silence vers un corps étrange et ambigu, souvenir de Darius ou bien fantasme de rivalité ("L'Homme" ou l'Hermaphrodite, ange joué par Kahena Saighi), elle va assumer un langage entièrement poétique mais c'est seulement pour un visage qui n'a plus l'air de se soucier de régénération ou de crainte du vieillissement mais qui redoute seulement de s'enraciner, au moment même où c'est le désir le plus profond de Gabriel.
Le texte de Derrière tes paupières est édité aux Solitaires intempestifs. Voir aussi cette vidéo.