Le nouveau jeu de rôle français Devâstra est sorti. C'est, comme on pouvait s'y attendre avec les auteurs de Qin, très bien fait et évocateur. Je suis étonné que tout tienne en 148 pages, y compris un scénario de 20 pages.
Le but est de concilier deux choses à la fois : un ton épique d'inspiration surtout indienne (comme dans le Mahābhārata) et un ton d'aventure à superpouvoirs inspiré des shonen manga comme Dragon Ball ou Les Chevaliers du Zodiaque. Je suis assez peu sensible au second genre, malgré mon goût pour les superhéros occidentaux, mais les dessins réalistes de J. Huguenin évitent complètement les conventions mangas (alors que les choix artistiques mangaoïdes d'Exalted me rebutent fortement).
L'univers
Comme il faut rappeler à nouveau que ce n'est pas l'Inde (de même que Capharnaüm n'était pas le Proche-Orient médiéval), je vais insister que je ne juge pas le monde par rapport à l'Inde mais en tant qu'univers de fantasy.
Les Devas (qui sont en gros les dieux des mythes hindous avec l'ajout de n'importe quelle force les joueurs veulent ajouter) ont lutté contre les diverses races de démons Asuras et les ont exilés du monde, en se sacrifiant au passage.
Les humains mortels qui ont combattu auprès des Dévas ont fini par oublier en partie les événements et même leurs anciens dieux mais ils vivent maintenant sur la terre de Prithivî (nom sanscrit de la Terre). Ils sont divisés dans les quatres varnas du système hindou : kshatriya, brahmane, vaishya et les serviteurs shudras (qui sur Prithivî, contrairement à l'Inde brâhamanique, sont les Intouchables, cf. p. 21, 68).
Prithivî est divisée en trois royaumes principaux, qui correspondent en gros à la domination d'une des trois castes supérieures (même si le roi est toujours un kshatriya). Akodya est le royaume des Guerriers au nord-ouest, dirigé par le Prince Krishna, avatar du héros divin Arjuna (oui, on est donc dans un écho lointain après le Mahābhārata, et ce Krishna-là est donc avatar d'Indra, pas de Vishnu). Panditya est un royaume plus consacré aux Brahmanes au nord-est. Pushkala est le royaume des richesses, des marchands et des artisans au sud. C'est une géopolitique très dumézilienne avec les Trois Fonctions (comme les quatre trésors de Falias, Gorias, Findias et Murias).
Historiquement, les trois Royaumes, et notamment les Kshatriyas d'Akodya, luttent contre les démons asuras qui tentent de revenir, mais l'Akodya est entré en guerre avec ses deux voisins pour réunifier tout Prithivî sous leur domination.
Trois Etats principaux, cela peut paraître assez peu mais avec les diverses factions d'Asuras, les cités indépendantes, les sectes et groupes divers entre les castes (dont un mouvement de Shudras anti-castes), il y a quand même de quoi mettre de nombreuses intrigues.
Récemment, avec le retour des Asuras, des Devâstras (en sanscrit : "Armes Divines") forgées par le Deva Vishvakarma reviennent et des humains naissent comme Avatars des anciens Devas. Ce sont ces Avatars, qui sentent l'Appel de leur incarnation à partir de l'adolescence, que les joueurs vont interpréter. Chaque Avatar est lié à un artefact ou une relique qui a une partie de son âme et qui donne son titre au jeu.
Le système
Je vais être bref car je suis toujours très mauvais pour juger des systèmes et cela nécessiterait un vrai test. Le grand avantage est qu'en créant des règles spéciales avec des termes "locaux", il y a donc une atmosphère adaptée qui manque dans un système plus générique.
Chaque personnage est défini par (1) le Deva dont il est l'avatar, (2) son "Dharma" (en fait son caractère), (3) cinq caractéristiques : Âme, Esprit, Corps, Mouvement, Charisme (4) le nombre de ses Chakras Ouverts, qui indique le niveau de puissance divine, et qui permet de calculer notamment le facteur le plus important, l'Âtman, l'énergie qui va alimenter toute la magie et les combats surnaturels. Puis (5) il ajoute comme dans d'autres jeux des Avantages et Désavantages (appelés ici Karma Positif ou Négatif, la caste Brahmane et un avantage et Shudra un désavantage) et des Compétences.
Puis il doit créer son Devâstra, qui peut être n'importe quel objet, une arme mais aussi un bijou ou une armure (l'idée d'Armure géante serait d'ailleurs très shonen). Le personnage commence avec un Chakra de 3 et à chaque nouveau Chakra son Arme gagne un pouvoir supplémentaire, et l'arme peut aussi avoir sa propre réserve de points d'Âtman.
Pour réussir une action, le joueur lance un nombre de d6 égal à son score en compétence et chaque résultat inférieur au score de caractéristique est une réussite. Par exemple, un personnage ayant 3 en Arme de jet et 4 en Mouvement lance 3 dés et compte comme succès les dés qui auront fait 4 ou moins.
On peut compliquer les combats par divers pouvoirs et formules magiques de Mantra (notamment si on est Brâhmane). Cela simule bien, comme dans Exalted, les éclats d'énergie du Ki des shonen.
Le monde de Prithivî a de nombreux avantages par rapport au fait de jouer directement dans l'Inde épique. Le principal est l'accessibilité presque immédiate. Comme les humains ont oublié même les Devas, en dehors des Cinq Gourous et de quelques brâhmanes, le joueur peut être pardonné de ne pas connaître les dieux, et il est même conseillé d'en inventer de nouveaux. Comme il n'y a que Trois Royaumes principaux clairement distingués, on ne perd pas de temps à décrire tout un contexte historique et politique et des douzaines de cités-Etats, mais il y a quand même quelques PNJs déjà prêts.
La première impression pourrait laisser penser qu'on va simplement jouer de jeunes superhéros "bourrins" "lattant" des Asuras (comme
Exalted) mais les conseils au MJ montrent que ce cliché peut vite se compliquer avec des Asuras plus ambigus et la guerre entre les Trois Royaumes qui n'a plus rien de manichéenne.
Je ne crois pas que des suppléments sont prévus mais s'il y a du succès, cela pourrait se faire (et j'aurai peut-être un jeu de Méchas d'heroic fantasy meilleur que Dragonmech ?).
Pour l'instant, je ne vois pas vraiment ce qu'on devrait ajouter, même si j'imagine qu'il y aura plus de mantras par exemple.
La liste de dieux est déjà suffisante. En dehors de quelques dieux imaginés (notamment Ârya, dieu des mortels, qui est à peu près
Manu), le livret propose 20 exemples de Devas (Brâhma, Vishnu, Shiva, Indra, Ganesh, Pârvatî, Kâlî, Lakshmi, Kâma, Agni, Vâyu, Sûrya, Chandra, Yama, Kubera, Durgâ, Hanuman, Garuda, Sarusvatî et Vishvakarma). C'est plus par exemple que les 12 décrits dans le récent supplément
Scion Companion p. 164-172 (Agni, Brahma, Ganesha, Indra, Kali, Lakshmi, Parvati, Sarasvati, Shiva, Surya, Vishnu et Yama).
Il ne faut pas trop chercher à comparer Prithivî à l'Inde mais mon problème reste celui que j'ai aussi avec tout univers fictif de ce type, comme le monde de Rokugan (version alternative fantastique du Japon dans le jeu
Legend of 5 Rings) ou la Pseudo-Europe de
Seventh Sea. C'est plus souple que de jouer dans une prétendue version de l'original, mais tout cadre de jeu perd nécessairement une partie de la richesse de la source imitée (ce qui est en partie une bonne chose).
Par exemple, la disposition des fleuves de Prithivî fait qu'il n'y a plus vraiment l'importance centrale du Gange et de la Yamuna pour les plaines du nord et pour ses mythes (qui opposent les eaux noires de la Yamuna et le cycle des renaissances du Gange). C'est un détail géographique minuscule mais qui me gênerait. Je crois que j'aurais envie d'y jouer (à cause du concept des Avatars et des armes divines, qui est bien traité) mais en modifiant un peu Prithivî pour la ré-indianiser (même s'il importe peu que Lanka, l'île des démons, soit à l'ouest comme dans Prithivî, ou au sud).
Il y a bien un lexique très clair, mais pas d'Index. Cela dit, c'est assez clair pour qu'on s'y retrouve.
Devâstra permet enfin d'entrer dans le monde fascinant de l'Inde épique, tout en donnant un vrai cadre adapté au jeu de rôle, avec des buts clairs pour les joueurs.