samedi 30 mars 2024

Le sable rouge est comme une mer sans limite,

Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite.

Pas un Orni ne passe en fouettant de son aile
L'air épais, où circule un immense soleil.
Parfois quelque Faiseur chauffé dans son sommeil,
Fait onduler sa queue dont l'écaille étincelle.

Tel l'espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les Vers géants rugueux, voyageurs vifs et rudes
Se glissent sous le sol à travers les déserts.

D'un point de l'horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l'on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur ventre annelé crouler au loin les dunes.

Aussi, sans souci du temps et du vent, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l'horizon s'effacent.

Leconte de Lisle, Poésies nouvelles, 1855 
(repris dans Poèmes barbares, 1862)

Le Dune de Lynch de 1984 trouve peu de défenseurs et même son réalisateur l'a renié. Pourtant, en dehors de quelques caricatures cauchemardesques de Harkonnen, les sourcils ridicules des Mentats ou la scène où il pleut à la fin, je le trouve plutôt réussi (même si je pense préférer encore la mini-série). Et je crois que je retiens plus Brian Eno que le Hans Zimmer de la version de Villeneuve. 

J'aime bien le sublime des Grands Monolithes flottants et immobiles de Villeneuve (surtout dans Arrival) mais en dehors de cette ombre du divin dans cette froide architecture totalitaire, je ne vois pas bien ce que j'en tire. 

La différence principale de cette version est d'insister sur la transformation et la trahison de Paul et sur le scepticisme croissant de Chani malgré son amour. Irulan et Jessica sont plus actives (Villeneuve a dit qu'une de ses idées était de faire une adaptation plus centrée sur les Bene Gesserit et de réduire la place des Mentats). Le film développe aussi le personnage assez secondaire de Margot Fenrig (la Bene Gesserit envoyée pour séduire Feyd - qui a pris plus d'importance dans Paul of Dune, un des sequels de Brian Herbert qui se passe entre Dune et Messiah of Dune). En revanche, Alia au Couteau, la soeur du Prophète, devra attendre le Messie car elle n'est toujours pas née dans cette version. Le fait d'avoir développé la Princesse Irulan rend ce pauvre Empereur encore plus inexistant en marionnette des Bene Gesserit. La Guilde est absente et on ne revoit jamais ce pauvre Mentat Assassin Thufir Hawat (Stephen Henderson) qui est complètement coupé au montage et oublié. 

Le rythme me paraît très discutable. La bataille de chute des Atréides dans le premier volet était épique mais la bataille finale de chute des Harkonnens est bâclée très rapidement. Les Sardaukars se rendent immédiatement ou sont massacrés hors champ. L'arc de Paul est trop abrupt, il change quasiment immédiatement de son refus d'être le Messie à une volonté froide de vengeance et de pouvoir après avoir retrouvé Gurney Halleck comme figure paternelle en plus de Stilgar. L'ambiguïté de Paul est certes bien mieux rendue que dans le film de 1984. 

dimanche 24 mars 2024

Retour à Hrafnista

Vous pouvez voir sur cette carte, près du port de l'actuelle Abelvaer (île de Nærøy, vallées des Namdalen, région de Trøndelag dans le Hålogaland, archipel de fjords au nord-ouest de la Norvège), la région qui accueillait au Moyen-Âge la demeure de "Hrafnista", le site des Sagas de la Maison de Chaudron-la-Truite (ou Ketil le Saumon).

Après un voyage en Islande, j'avais écrit des résumés de ces quatre sagas norvégiennes de Hrafnista : (1) Ketil le Saumon (2) Grimr à la Joue Velue, (3) Oddr aux Flèches (la plus connue et la plus longue des quatre), (4) An l'Archer. Comme j'ai absolument tout oublié en 13 ans et que ce Blog stimule souvent ma mémoire, je vais faire un résumé de ces résumés. Ces quatre sagas norvégiennes me semblent avoir plus de magie, d'armes magiques et de Trolls, avec de nombreux voyages en Laponie ou en Russie, et moins de conflits inter-clans que dans la plupart des sagas islandaises où le fantastique est souvent plus discret. Notons que Ketil est l'ancêtre d'Egil, le plus célèbre des héros islandais. 

(1) Ketil (dont le père était demi-lapon) avait été surnommé le Saumon car il avait tué un Dragon qu'il avait pris pour un poisson ayant remonté les rivières. Dans ses voyages au nord, il aida un sorcier lapon à devenir roi et il obtint ainsi en remerciement l'épée magique Dragvendil, trois Flèches forgées par les Nains qui touchaient toujours et revenaient à leur propriétaire, ainsi que la fille troll du sorcier. Elle eut comme enfant avec lui Grimr à la Joue Velue (car il ne pouvait pas raser une de ses joues). Mais Ketil répudia sa femme troll et eut une fille d'un second mariage. Un prêtre d'Odin, Framarr de Suède, vint avoir sa main et celle-ci refusa. Framarr défia alors Ketil en duel. Framarr était censé être invulnérable mais l'épée magique de Ketil le tua et Ketil donna finalement sa fille en mariage au fils de Framarr qui l'avait soutenu contre son père (et c'est de ce mariage qu'est issu An l'Archer). 

(2) Grimr à la Joue Velue, fils de Ketil, avait été fiancé à Lofthaena, fille du seigneur du Vik, mais elle disparut pendant la noce. Il partit à sa recherche et affronta avec les Trois Flèches des femmes-trolls qui dirent qu'il ne pourrait pas la retrouver. Laissé pour mort après un combat, il fut sauvé par une autre Trollesse monstrueuse qui lui demanda de coucher avec elle en payement. Il accepta et elle put ainsi redevenir Lofthaena car c'était là la condition pour qu'elle puisse reprendre sa forme. Elle lui expliqua qu'elle avait été métamorphosé en Troll par sa belle-mère. Il la vengea et ils eurent un fils, Oddr, et une fille. Comme son père Ketil avant lui, Grimr dut affronter des prétendants avec son épée Dragvendil. Il confia finalement son fils Oddr à Ingjaldr (seigneur de Berurjóðr ("La Clairière aux Ours", qui serait peut-être dans la même région même si certains la localise plutôt loin au sud dans le Rogaland). 

(3) Oddr, fils de Grimr, avait hérité des Trois Flèches (mais pas de Dragvandil). Il reçut l'oracle d'une Sorcière qu'il aurait une vie longue mais mourrait à cause de son cheval Faxi. Il tua donc son cheval et l'enterra en croyant avoir évité la prophétie. Il partit en expédition dans le Nord où il affronta bien des Trolls et Géants avec ses Trois Flèches magiques forgées par les Nains. Il s'associa comme Viking à Hjalmar et ils pillèrent les îles britanniques où il obtint comme rançon une tunique qui le rendait invulnérable s'il ne fuyait pas. Oddr et Hjalmar se battirent contre le berserk Angantyr qui portait l'épée maudite Tyrfing (forgée par des Nains prisonniers qui voulaient punir celui qui leur faisait faire cette arme). Celle-ci tranchait n'importe quoi mais se retournait aussi contre son possesseur en déclenchant des catastrophes. Hjalmar et Angantyr s'entre-tuèrent et Oddr les enterra tous les deux avec l'épée Tyrfing (mais Hervor la fille d'Angantyr alla la déterrer, ce qui poursuivit la malédiction de sa famille). Parti chez les Géants et devenu ami d'un certain viking Barbe-Rousse (en fait le dieu Odin), Oddr apprend que son pire ennemi Ögmundr Floki ("à la Touffe") avait été conçu magiquement par un enchantement, fils d'une trollesse. Il le poursuit à travers le monde et celui-ci réussit à tuer le fils d'Oddr qu'il avait eu d'une Géante. Après des aventures en Russie, Oddr dut admettre qu'il ne pourrait jamais tuer définitivement une créature magique immortelle comme Ögmundr Floki et repartit chez lui dans la Clairière aux Ours. Il passa près de l'endroit où son cheval Faxi avait été enterré et un serpent sortit du squelette pour le tuer. 

(4) An l'Archer était par sa mère un autre petit-fils de Ketil le Saumon et donc un cousin d'Oddr. Le frère aîné d'An était Thorir qu'on surnommait Thorir le Thane car Thane était le nom de son épée qu'il avait reçue du Roi des Vallées de Naumdaela. Thorir était resté fidèle au Roi Ingjaldr le Mauvais (fils de celui qui lui avait donné Thane, différent du Ingjaldr qui avait éduqué Oddr) alors que son frère An était devenu un rebelle et un hors-la-loi contre le méchant seigneur en restant caché dans le domaine de Hrafnista. Ingjaldr finit par assassiner son fidèle vassal Thorir pour lui reprendre l'épée Thane et An vengea son frère en tuant le Roi Ingjaldr le Mauvais. 

Epées nommées

L'épée Dragvandil de Ketil le Saumon et Grimr fut transmise à Þórólf Kveldúlfsson (Kveldulf Bjalfason étant un cousin de Ketil Þorkelson un des petits-fils de Ketil), qui l'offrit à son frère Grímr Kveldúlfsson dit Skalla-Grímr qui s'installa en Islande et l'épée passa à son fils Þórólf qui l'offrit à Arinbjǫrn, qui la rendit finalement au célèbre héros Egil Skallagrímsson. [Une version apocryphe bien plus tardive et anachronique prétend même que cette Dragvandil venue de Laponie serait aussi la Durandal de Roland (même si les légendes carolingiennes préféraient y voir une origine troyenne comme l'épée d'Hector).]

Parmi les autres épées nommées des sagas en dehors de Dragvandil et Tyrfing, il y a notamment Skǫfnungr, l'épée du Roi de Danemark du VIe siècle Hrólf Kraki, qui fut enterrée dans son tumulus mais volée après sa mort et qui est transmise en Islande dans d'autres sagas. Elle ne pouvait être tirée du fourreau devant une femme et ne pouvait pas être remise au fourreau sans avoir pris du sang. Dáinsleif (Héritage de Dáin, Roi des Nains) fut l'épée du chef danois Hǫgni et elle donnait des coups qui ne pouvaient jamais être guéris et elle aussi ne sortait jamais du fourreau sans tuer. Les sagas islandaises ont aussi Jǫkulsnautr (Taureau des Montagnes Enneigées) l'épée de Grettir qu'il transmet dans son clan. Gísla a l'épée Grásíða (Gris Côté). Mistilteinn (Gui) fut l'épée que le héros danois Hrómundr Gripsson alla chercher dans le tumulus de Þráinn, ancien Roi de "Vallande" (pays vague qui peut désigner aussi bien le Pays de Galles que l'Empire romain) et qui était gardé par son spectre. 

jeudi 21 mars 2024

Jim Ward's DragonScales

Le dernier jeu publié par feu Jim Ward fut DragonScales, un monde saturé de Dragons (au point que des vols de prédateurs dragons sont visibles chaque nuit !) où toutes les formes de magie dépendent de l'exploitation du corps de ces pauvres créatures. L'idée de départ n'est pas mauvaise (même Dragonlance n'a pas réussi à donner autant d'importance centrale à nos créatures imaginaires favorites) mais le problème est ensuite dans le traitement qui manque cruellement de détails nouveaux. Jim Ward n'était pas quelqu'un d'aussi profond et systématique qu'un auteur comme Bruce Heard, qui réussirait à faire tout un monde de campagne crédible et original à partir de n'importe quelle prémisse. 


Ward était en avance sur les autres en 1976 mais il n'a pas toujours réussi à se renouveler. Il n'éditait plus ses jeux avec beaucoup d'attention (comme on le lui a reproché pour Tainted Lands, son D&D pour monstres gothiques) et il est peu probable qu'on puisse recommander le système du jeu de DragonScales, qui ressemble au système SAGA qu'avait utilisé TSR en 1996-1998 mais est fondé sur un jeu de 54 cartes classiques comme pour Castle Falkenstein.

Mais Ward avait compris qu'il fallait un monde (où il s'amuse avec le même narcissisme que Gygax à mettre une "Ward Forest") et il a même décrit les bases d'une Cité centrale, Concord, cité où les Dragons ont fait la paix avec les mortels. 

Le monde s'appelle les Royaumes Chromatiques parce que chaque Royaume a une "couleur", et les six couleurs de ces Royaumes correspondent aussi à six Classes de personnage assez génériques. Trouver un moyen mnémotechnique pour systématiser un cadre fictif est une bonne idée dans un jeu de rôle. Royaume d'Or se retient mieux que l'Empire d'Alakzamaàdksppcsdocnwxcmjwdsucdelsmod. 

Royaume Description Classe
Améthyste Côte sud-est,
Fortement magique,
beaucoup de tanières
à dragons
Yeux (Mages)
Argent Forêt de Fer, théocratie 
où les Paladins sont choisis
à la naissance
Templiers (Paladins)
Azur Collines vertes,
Faune et humains
de haute taille
Chasseurs (Marchands/Voleurs)
Carmin Plateau inhospitalier
où s'entraînent les Crocs
Crocs (Guerriers)
Emeraude Forêt Silven au sud-est
dirigée par un Conseil
de Forestiers et pleine de 
félins géants
Forestiers (Druides/Rangers)
Or Sud, Estuaire du fleuve Keta
du Dieu Soleil,
cité d'Héracleion
Porte-Parole des Airs (Prêtres)

Voir description des six classes (p. 12) et des six Royaumes (p. 85) qui se contredisent en partie, ce qui n'a pas dû être relu. J'ai corrigé Royaume Blanc en Royaume d'Argent (le Royaume Blanc étant un Septième territoire, la Confédération des cités côtières plus à l'est dont les noms évoquent la Scandinavie) et corrigé Crusaders en Templiers. 

Il y a quelques contradictions sur les dieux : Raven mentionné pour dieu des Guerriers doit être Torhorn le Faucon et non pas Torsean (?) et le livre oublie ensuite qui est ce dieu Soleil adoré par la théocratie du Royaume d'Or. Ward devait avoir quelque chose contre les Voleurs car ils deviennent les Chasseurs et il supprime aussi la classe pour la remplacer par un Mage des Portes dans son autre fantasy heartbreaker Tainted Lands

Le cadre local du jeu, la Cité de Concorde sur le Canyon des Dragons, à l'est des Monts des Fumées, n'est pas très loin au nord du Royaume d'Argent (Templiers), du Royaume d'Azur (Chasseurs) et du Royaume d'Or (Prêtres). Elle est construite sur des ruines des Nains, sur plusieurs grandes arches comme le Pont des Dieux, et elle est sous la protection divine. Les Dieux y viennent souvent en personne pour parlementer. Les Dragons des différentes couleurs n'y ont pas le droit de chasser et réciproquement il y est strictement interdit d'y traquer les Dragons pour leurs écailles ou de s'attaquer à leurs demeures. 

L'éditeur n'a pas pour l'instant publié la carte générale des Six Royaumes Chromatiques qui a été réalisée par la célèbre Darlene (celle qui avait fait la carte de Greyhawk il y a 50 ans) mais il y a deux morceaux de cette carte dans le livre (morceaux qui ne coïncident pas totalement, ce qui fait que j'ai renoncé à les coller).



 

Dieux

Ward avait été le co-auteur du Deities & Demi-Gods (même si la plupart des dieux originaux venaient de Roger Moore) et il y a une liste de Dieux qui évoque un peu trop un mélange d'Asgardiens et d'Olympiens. Une bonne idée est d'avoir mis un Animal associé ou Totem à chaque fois comme pour les Olympiens. 

Le Panthéon de Tor utilise un Roi des dieux, Tor, mélange d'Odin, Thor et Zeus, mais tout son panthéon n'est qu'une liste de 5 Aspects qu'i(e)l a créé par parthénogenèse : Guerre, Amour, Fécondité, Ivresse, Voleurs. 

Tor : Dieu du Tonnerre et de la Magie, Père des autres Aspects de Tor. Associé aux Dragons bleus. 

* Torhorn : Dieu de la Guerre et de la Mer. Associé aux Faucons et aux Chevaux. Arès/Poséidon

* Torlynn : Déesse de l'Amour, de la Vie et de la Musique. Associée aux Papillons. Aphrodite/Apollon/Asclepios

* Torrango : Dieu de l'Agriculture et de l'Eau douce. Associé aux Dragons blancs. Démeter

* Torsean : Déesse de la Fête et du Vin. Associée aux Corbeaux. Dionysos

* Torshorn : Déesse des Voyages, des Passages et des Voleurs. Associée aux Chevaux ailés et aux Chats ailés. [Torhorn et Torshorn ? Pas une très bonne idée de créer deux dieux au noms si proches.] Hermès

Onnel : Dieu de la Destruction, frère et rival de Tor. Associé aux Dragons noirs. 

Marissa : Déesse de la Nuit, de la Lune et des Vents mais aussi des Forestiers du Royaume d'Emeraude. Associée aux Tigres blancs. 


mercredi 20 mars 2024

Drawmij's Merciful Metamorphosis


Jim Ward
(1951-2024), mort il y a deux jours, fut le créateur du tout premier jeu de rôle de SF (à la fois post-apo et space opera), Metamorphosis Alpha (1976), celui où les personnages étaient des mutants, des plantes ou des robots découvrant que leur univers était en fait un vaisseau, le Warden, en voyage dans l'espace (j'en avais parlé ici il y a 16 ans déjà...). 

Puis il en fit (avec Gary Jaquet) une version post-apo sur Terre avec Gamma World (1978). Avant cela, il avait co-écrit avec Rob Kuntz l'un des premiers suppléments de D&D, Gods, Demi-Gods & Heroes (1976), qui fut ensuite réadapté pour AD&D sous le nom Deities & Demi-Gods (1980). 

Il fut un de ceux qui écrivirent la 2e édition d'AD&D de 1989 (il dit que c'était lui qui avait décidé de retirer certains éléments controversés comme la classe de l'Assassin et du Demi-Orc) et quand Gygax fut viré en 1985, ce fut aussi lui qui fut chargé de réadapter le monde de son ancien Maître du Donjon dans Greyhawk Adventures. Il quitta finalement TSR et continua sa carrière dans diverses compagnies en refaisant plusieurs éditions de son premier jeu. Récemment encore vers 2019, il avait créé encore une autre variante de D&D, DragonScales

Des récits contradictoires disent que son personnage dans la campagne de Gary Gygax à Greyhawk s'appelait "Bombidell" mais que comme cela ressemblait trop à Tom Bombadil, Gygax le fit changer en "Drawmij" (Jim Ward à l'envers) pour la version publiée de Greyhawk. Une des mers de Oerth (Taerre) s'appelle aussi l'Océan Dramidj. 



Ce Drawmij, Archimage du 18e Niveau, est notamment associé au sortilège "Invocation Instantanée de Drawmij" (sort de 7e niveau à l'époque, 6e dans la dernière édition) qui permet de faire apparaître dans sa main un petit objet (moins de 5 kg) qu'on a pu "marquer" auparavant dans un rituel (mais à condition de sacrifier une gemme dans la main avant - un saphir de 1000 po dans la 5e édition). 

Le personnage de l'ArchiMage Drawmij a continué à être développé dans l'univers de Greyhawk. Il est d'Alignement Neutre comme la plupart des Mages du Conseil des Huit de Mordenkainen. Il vit dans une demeure sous l'eau (il est aussi un inventeur d'appareils de respiration), sous la Mer Azuréenne dans la côte du Royaume de Keolande. Il est déjà mort plusieurs fois et un des gags est que quelqu'un a aussi inventé "Mort Instantanée de Drawmij", un sort qui est censé tuer Drawmij à chaque fois qu'il est lancé, ce qui doit être assez irritant. Il y a un article plus complet sur Drawmij là

En l'honneur de Jim Ward, voici le Grimoire de Drawmij. 

Je suppose que Drawmij a dû jeter Invocation Instantanée sur son exemplaire (qui doit faire moins que 5 kg) pour le retrouver tout le temps quand il en a besoin. Bruce Heard dit dans son article "Details for delving into magical research" (Dragon Magazine n°82, fev. 1984, p. 58) que Drawmij appelle son livre Le Repertoire des Illustres Conjurations et qu'il y a dedans diverses invocations comme Conjurer Elémentaire, Invoquer un Monstre VII, Invoquer une Ombre, Invoquer un Rôdeur Invisible, Sanctuaire

On peut ajouter cette liste des Sorts originaux créés par Drawmij (liste donnée par Jim Ward dans Greyhawk Adventures p. 54-56) avec ces 15 sortilèges : 

Niveau 1

La Bête de Somme de Drawmij (divise par deux l'encombrement)

Le Pas léger de Drawmij (permet de marcher comme si on avait des bottes elfiques)

Niveau 2

La Chance d'Aventurier de Drawmij (donne une chance surnaturelle mais coûte très cher comme il faut sacrifier 5000 po en rubis)

Le Souffle de Vie de Drawmij (permet d'échapper à tout effet d'asphyxie)

Le Masque aux Effluves de Drawmij  (cache toute odeur pour les animaux). 

La Monture Prompte de Drawmij  (double la vitesse d'une monture)

Niveau 3

Le Bouclier Merveilleux de Drawmij  (-2 à la CA dans toutes les directions, sauf attaque surprise). 

Le Chronographe Portable de Drawmij  (minute les effets de fin d'un sort avec un Gong) [Par la suite, Drawmij se spécialisa en Chronomancie.] 

Le Sac de Fer de Drawmij  (protège un sac normal en lui donnant une protection +2 contre les attaques). 

Niveau 4

Sortie Instantanée de Drawmij  : crée un portail qui téléporte aléatoirement à une distance de 230 mètres (5% de chance d'être envoyé dans le Plan Ethéré). 

Protection contre les Gaz Non-Magiques de Drawmij : sphère de 6 mètres

La Boite à Outils de Drawmij : permet d'obtenir jusqu'à dix outils divers pendant la durée du sort. 

Niveau 5

Le Prodige Volant  de Drawmij : transforme un objet en objet volant. Demande une plume de Roc. 

Niveau 6

La Polymorphie Bienveillante  de Drawmij : donne à une cible la capacité de choisir sa polymorphie. 

La Métamorphose Miséricordieuse  de Drawmij : transforme une cible en une bête en lui donnant aussi l'intelligence de cette bête et lui faisant perdre tout souvenir de sa vie précédente. 

[Je ne comprends pas pourquoi François Letarte disait dans sa vidéo d'hommage (depuis retirée ?) que Ward (qui a quitté TSR en 1996) a travaillé sur le système SAGA de DragonLance Fifth Age (1996) et Marvel Superheroes Adventures (1998). Il n'est pas du tout cité dans les auteurs de ces jeux de cartes, même si son récent DragonScales utilise en effet un système proche qu'il a baptisé Ward Card System. ]

dimanche 3 mars 2024

Kane à travers les planches

Gil Kane en 1940

Gil Kane
(de son nom d'origine Eli Katz, 1926-2000) et Carmine Infantino (1925-2013) sont deux grands dessinateurs qui travaillaient depuis l'Âge d'or mais furent tous les deux associés avec la naissance de l'Âge d'argent et le renouveau des comics de superhéros (Infantino pour le nouveau Flash, Kane pour Green Lantern). Les deux ont comme point commun d'avoir évolué vers un style "maniériste" très allllllloooongé dans les années 70 (Kane plutôt verticalement avec des visages faisant penser à El Greco et Infantino plus horizontalement avec des visages de plus en plus trapus). 

Ils sont aussi connus pour s'être haïs depuis leurs premières années sous l'Âge d'Or, et peut-être même leur enfance quand ils ont grandi ensemble dans un quartier misérable de Brooklyn. Infantino dit seulement qu'ils n'ont jamais été "proches" mais on parle d'une jalousie ou d'un conflit plus ancien. Dans une interview (dans le livre d'entretiens Carmine Infantino: Penciller, Publisher, Provocateur p. 26), Infantino se moque de ce qu'il appelle l'histrionisme ("dramatic behavior") ou le "donquichottisme" de Kane, de son attachement aux apparences et même (avec l'agressivité qu'on repère alors chez lui) de son nez qu'il aurait fait refaire. 

Les deux artistes ont eu en effet des rapports assez opposés : Infantino a réussi à être plus "corporate", à se faire assez bien voir de DC Comics pour devenir un des editors (c'est lui qui choisissait notamment les couvertures) puis le "publisher" en 1971-1976. Kane au contraire a été beaucoup plus indiscipliné et rebelle contre les éditeurs et même contre les scénaristes. Il avait même fait une interview dans le fanzine de Roy Thomas, Alter Ego n°10 (publié en 1969) où il expliquait que les scénaristes des comics étaient en général trop médiocres et qu'ils devraient donc laisser plus d'autonomie aux dessinateurs, qui avaient une meilleure compréhension du medium qu'eux. Le scénariste Gerry Conway (qui écrivait Spider-Man avec Gil Kane un peu plus tard dans les années 70) dut le prendre assez mal et déclara qu'au contraire le rythme et la narration de Kane (quand Conway suivait la technique Marvel de scénario assez peu dirigiste pour le dessinateur) étaient souvent déséquilibrés. 


En 1968, Kane avait réalisé un roman graphique d'espionnage et de science fiction, His Name is .. Savage chez Adventure House avec le scénariste Archie Goodwin (qui prit un pseudonyme pour ne pas s'aliéner Marvel) et tenta de le vendre dans les distributeurs de journaux comme les comic books de l'époque. Le livre, assez violent et jugé trop adulte, ne trouva pas son public. Kane avait reçu des milliers d'invendus de son comics indépendant et il revint donc vers DC pour retrouver du travail. 

Gil Kane dessine dans House of Mystery 180 (daté de juin 1969) une histoire proposée par les éditeurs Joe Orlando, Carmine Infantino et le scénariste Mike Friedrich, "His Name is... Kane" où Kane est absorbé dans la planche qu'il dessine et où il doit affronter les éditeurs et les scénaristes. 

Un détail est que Kane a un petit croquis avec une caricature de profil sur sa table à dessin "To Gil from Eli" (Eli étant le prénom de naissance de Gil), avec un nez plus protubérant. Est-ce Kane qui est allé aussi loin pour se moquer de sa propre opération chirurgicale, de son problème d'identité et de son changement de nom ?



Il paraîtrait plausible que Gil Kane ait lui-même accepté l'histoire en plaisantant avec humour auto-dépréciateur car DC ne pouvait quand même pas le contraindre à tant de détails sarcastiques. Le fait de franchir le "Quatrième Mur" était assez courant chez Marvel et DC et ici, cela rappelait la célèbre séquence de Wally Wood "My World", Weird Science #22, 1953 chez EC où Wood se met en scène face à sa planche en énumérant les styles qu'il aime dans ses dessins - c'est d'ailleurs le même Wally Wood qui encre cette histoire de Kane). 

Mais d'après cet article c'était aussi et surtout bien une moquerie et une vengeance d'Infantino sur une idée de Joe Orlando, imposée à son vieux rival comme une humiliation. Friedrich dit rétrospectivement avoir eu un peu honte d'avoir écrit ce scénario contre son propre artiste. Le titre même fait référence à l'échec de His Name is... Savage et les dialogues font de Kane un monstre de vanité (comme la plupart des personnages châtiés dans ces histoires d'horreur). Caïn est le narrateur et Kane assassine son éditeur Joe Orlando dans une rage meurtrière parce que celui-ci ne reconnaîtra pas assez son génie et il est finalement étouffé par les spectres dessinés de l'éditeur et de l'auteur. Kane dut quand même garder une certaine distance sur ce scénario assassin puisqu'il dessina encore quelques histoires dans House of Mystery (n°184...) et d'autres titres comme Teen Titans avant de retourner chez Marvel où il fut mieux traité.  

30 ans plus tard, Alan Moore fit une autre histoire post-moderne où Gil Kane apparaît à nouveau dans son propre dessin. Ce fut d'ailleurs la dernière bande dessinée de Gil avant son décès. On ne peut pas comprendre cette partie si ce n'est comme un rituel d'hommage qui avait pour but d'annuler la violence de l'épisode de 1969. C'est dans Judgement Dat: Aftermath (mars 1998 - Kane avait donc 72 ans), chez Awesome Comics, où Alan Moore fait chez Rob Liefeld un commentaire ironique sur l'évolution des comics.  Gil Kane apparaît comme une sorte de grand artiste interdimensionnelle, l'Imagineer et il est glorifié là où il était caricaturé. Kane mentionne d'ailleurs ses amis Jack Kirby et Wally Wood face aux personnages. Il y a bien une petite pointe d'ironie quand un personnage dit qu'il était meilleur dans le passé mais la phrase finale est "His name is Kane", au cas où on n'aurait pas reconnu l'allusion. 

Moore croyait vraiment au premier degré que les grands artistes de comics sont des explorateurs d'une Noosphère imaginale, de l'IdeaSpace ou de "l'Idéoplasme". Alan Moore s'est si souvent opposé à DC qu'il devait trouver une justice karmique à inverser la caricature de Mike Friedrich. 




Ironiquement, Carmine Infantino, qui avait toujours été du côté des cadres de DC contre ses collègues artistes et s'était toujours moqué du côté revendicateur de Gil Kane, changea d'avis à l'âge de 79 ans et tenta en 2004 (juste après la mort de l'éditor Julius Schwartz, qui aurait pu le contredire) de faire un procès pour obtenir "4 millions de dollars" pour la création du Flash de l'âge d'argent. Il perdit.