Quand certains comparent les massacres des 7-9/01 à un 11/09, ils veulent parfois dire que l'esprit (de dérision) serait l'équivalent pour la France du Mammon du Capitalisme qu'était le World Trade Center et que donc la castration symbolique serait similaire (même si les seuils sont différents, 3000 morts, même peu connus, doivent plus terrifier qu'une vingtaine, dont certains illustres). Quand on se rappelle la période de 2001-2002 dans le New York Times, on avait l'impression que des névroses peuvent être collectives et qu'une grande partie des Américains avaient semblé presque perdre la raison (comme Andrew Sullivan disant que toute critique de la guerre ne venait que d'une Cinquième Colonne travaillant pour Al Qaeda). Nous avons le même risque d'hystérie de tous les côtés (montée des agressions judéophobes et islamophobes, affirmations que ce contexte islamophobe justifierait ensuite une nouvelle limitation de la liberté d'expression par simple maxime de prudence, affirmations maximalistes en retour chez un prof qu'il faudrait donc obliger tout le monde à voir les caricatures).
Nous voyons d'autres analogies entre ces deux dates, comme immédiatement le complotisme des Truthers - la comparaison avec le 11 Septembre n'a pas du tout la même connotation quand elle est utilisée par l'extrême droite, les dieudonnistes et certains islamistes.
Je ne sais pas si c'est général mais j'ai l'impression qu'on reçoit moins de courriers directs comme si les esprits étaient ailleurs. Le SAMU racontait même qu'ils avaient eu une suspension irréelle de tout appel pendant quelques temps, ce qui ne leur arrivait jamais pour d'autres faits d'actualité en dehors du 11 septembre 2001. Je vois à l'inverse de nombreux amis placarder sans cesse sur des réseaux sociaux alors qu'ils n'y allaient jamais comme s'ils avaient besoin d'exorciser un malaise par la communication ou un peu de lien social.
Et bien que j'aie été contaminé par le même désir sur Facebook par mimétisme, j'interromps un blog de divertissement pour répéter les mêmes perplexités désordonnées comme si j'avais honte de revenir à la normalité, comme s'il y avait un devoir "sacré" de deuil et de gravité (ce qui est une des nombreuses contradictions sur cette affaire concernant l'humour et le sarcasme).
Elias a fait plusieurs contrefactuels et je prends dans la plupart des cas l'interprétation assez "pessimiste" que non, il y a eu une part de contingence dans l'évaluation de nos jugements ou de "(mal)chance morale" au sens de Bernard Williams (pour qui le rôle du hasard doit prouver que nos jugements moraux sur la responsabilité sont souvent très dépendants de circonstances particulières).
Par exemple, si les auteurs avaient survécu (2e contrefactuel, cas de la chance) et surtout si Cabu avait survécu ou que le massacre eût été quantitativement différent (1er contrefactuel), la réaction hostile ou méprisante à leur égard aurait été plus immédiate alors qu'elle n'apparaît que maintenant (comme dans les propos de Delfeil de Ton qui reproche à Charb son imprudence ou son puritanisme laïc, ou les propos du Pape François qui ont poussé les Jésuites à retirer les caricatures anti-chrétiennes qu'ils avaient affichées sur la revue des Etudes).
Les indignations morales sont censées ne pas dépendre de la quantité ou de la distance mais ces contrefactuels rappellent que ce n'est pas le cas. Il y a des seuils assez confus qui expliquent la réaction de la semaine dernière dont on perçoit déjà qu'elle est en train de se dissiper derrière le retour de nos scissions antérieures.
J'aimerais prétendre que j'ai manifesté pour un "Principe", comme le Principe de la Liberté d'expression, mais je dois reconnaître à l'argument souvent utilisé aussi par la droite contre les "Bobos De Gauche Bien-Pensants" que je ne serais pas allé manifester pour la plupart des provocateurs ou trolls avec lesquels on compare Charlie Hebdo.
Non, (selon le 4e contrefactuel des questions d'Elias ci-dessus) je ne serais pas sorti pour Minute, pour Zemmour ou pour Dieudonné, et (pour ajouter l'argument de la distance en plus de la qualité), je n'ai pas manifesté pour Theo Van Gogh. J'ai un peu de honte de le reconnaître, bien que du pur point de vue du Principe de la liberté d'expression la situation aurait été assez proche.
Je ne serais pas allé jusqu'à dire "Tant mieux" mais j'aurais simplement manqué d'empathie en hôchant les épaules, ce qui serait revenu à peu près au même qu'une lâche acceptation. Il est clair que la qualité consensuelle d'un Cabu, ou la vieille réputation de Wolinski, malgré toutes les provocations jouait un rôle (ou dans mon cas, le fait que je lisais Charlie Hebdo et étais globalement d'accord avec leurs positions même quand ils ne me faisaient pas rire). Charb était à peu près communiste, Wolinski l'avait été (même si son hédonisme se distinguait des exigences de Charb, bien plus intellectuel dans ses éditoriaux), Bernard Maris était un écologiste de gauche et la gauche savait bien que c'était en partie elle et pas n'importe quelle liberté d'expression qui avait été atteinte (même si Laurent Joffrin a été grotesque en laissant entendre le lendemain de l'attentat que les islamistes laissaient intentionnellement vivre des opposants d'extrême droite en ressentant inconsciemment plus de connivence secrète avec d'autres diviseurs qui pouvaient être leurs alliés objectifs).
J'ai vu des manifestantes voilées le dimanche 11 janvier qui avaient une affiche "Oui à la liberté d'expression MAIS dans le respect" et je redoutais que ce "Mais" ouvre la voie à bien des ambiguïtés (d'où l'idée de bien séparer respect des droits des personnes et absence de respect pour des opinions ou bien absence d'estime de principe pour des personnes publiques ou mythiques qu'on peut brocarder ou "charger" - étymologie de "caricature").
Mais en un sens, quelles que soient mes propres passions anti-religieuses, j'admirais surtout ces religieux de mettre la question de Principe au-dessus de toute question de sympathie puisque je savais que c'était infiniment plus facile pour moi qui ressentais une émotion immédiate.
Nous tentons à présent d'expliquer - mais en grande partie en vain - à nos élèves rendus très libertaires ou bien aux Américains, qu'on peut distinguer la satire "obscurantophobe" de Charlie et les appels judéophobes de Dieudonné. Le discours dominant restera que nous ne serions que des hypocrites qui font deux poids deux mesures et la distinction paraît trop difficile ou relative pour être admise par ceux qui ne la soutiennent pas d'emblée.
Le philosophe britannique Brian Klug ironisait sur les manifestants qui croient être du côté d'un "Principe sacré que Rien ne serait sacré", alors qu'ils se contrediraient pour la plupart si on faisait une série de sketchs de profanation des victimes. J'imagine que son but est de dire que nous nous illusionnons alors en croyant être si peu susceptibles ou si tolérants (même s'il se trompe en partie, certains dessinateurs ont tenté ensuite de faire des plaisanteries plus ou moins heureuses ou de bon goût sur le sujet en disant reprendre l'esprit de Charlie).
Pour tenter une autre "expérience" et se mettre à la place du choc que semblent éprouver d'autres cultures sur le sacré, on peut aller voir le concours de cartoons négationnistes sur l'Holocauste organisés par un journal iranien en 2006 (théoriquement en "réponse" aux cartoons sur le Prophète alors que les caricatures étaient danoises ou françaises, pas particulièrement juives, israéliennes ou allemandes). La plupart des cartoons qui ont gagné la compétition minimisent le génocide des juifs d'Europe par rapport aux violences en Palestine et il y a quelques dessins clairement négationnistes ou bien (ce n'est pas parmi les gagnants) de la provocation profanatrice sur Anne Frank qui réussit à mettre mal à l'aise. L'enfance ici permet de montrer ici peut-être des traces d'un Sacré qui ne relève pas seulement d'un rapport à un massacre de masse près de nous (alors que les dessins de Charlie Hebdo sur les jeunes victimes de Boko Haram, qu'on peut juger si cruels dans l'humour noir, visaient plus les discours conservateurs des Manifs pour Tous, contrairement à ce que les lecteurs étrangers ont cru). Le grand dessinateur Ruben Bolling en a fait une parodie pour désamorcer cette violence.
Le Président turc Erdogan achève de se ridiculiser et déclare que ce nouveau numéro de Charlie (où le nom du personnage en couverture n'est pourtant pas précisé) "sème la Terreur" alors que nous jugions la couverture ("Tout est pardonné") presque trop consensuelle. Les représailles commencent contre des églises dans certaines manifestations pour rappeler que la mondialisation accroît des polarisations binaires, où la plupart des Musulmans indignés ne reçoivent l'information sur des plaisanteries que comme une guerre sainte inter-religieuse. La plupart des graffitis anti-musulmans ou attaques contre les Mosquées viennent de personnes d'extrême droite (avec des dessins de croix gammée) qui n'ont bien entendu aucune sympathie avec Charlie et qui n'y voient qu'un signal ou un prétexte pour justifier leur ressentiment.
Mais là où j'ai le plus de mal à avoir de l'empathie est encore d'imaginer toutes ces personnes qui se seraient tapées dessus pour avoir le nouveau numéro de Charlie Hebdo ou qui vont le revendre pour des centaines d'euros sur eBay. Ce consumérisme "désacralisé" et sans jugement illustre à un moindre degré une autre forme de nihilisme encore que la soif de néant de ceux qui se détruisent en assassinant.
Bomb Cyclone
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Il y a 3 heures
9 commentaires:
Un paradoxe maladroit émis par la presse chinoise : « Il est plus difficile pour les musulmans de changer leur foi que pour l'Europe d'ajuster sa conception de la liberté d'expression. Si les Français considèrent qu'un tel ajustement serait pour eux déchoir, alors leur quête de liberté d'expression s'apparente à une religion. » À comparer au plus drôle « Moi, je dis qu’il existe une société secrète avec des ramifications dans le monde entier, qui complote pour répandre la rumeur qu‘il existe un complot universel. » d'Umberto Eco.
Intéressant, cet argument chinois. C'est amusant que cela vienne de pays qui ont un autre intérêt non religieux mais politique à limiter la liberté de critique - mais cela reste intéressant.
Cet argument revient à dire qu'on doit prendre en compte des histories différentes.
Cela peut justifier moralement et individuellement du tact ou de la politesse envers des sociétés qui ne peuvent pas (ou pas encore) s'adapter à une telle liberté d'expression (autrement dit, ne pas les forcer à voir les caricatures) mais cela ne peut pas remettre en question juridiquement la liberté d'expression (et donc continuer à protéger le droit de publier ces caricatures et à ce qu'on puisse continuer à les lire).
Et il y a des domaines où il ne faut simplement pas s'ajuster ou s'adapter. On ne peut même pas parler d'un droit ou pas au blasphème dans la mesure où la notion de blasphème est relative à une religion et non en droit civil.
La question des "compromis légitimes" est tout le débat. Mais au contraire, on devrait être plus ferme sur le rappel que l'interdiction de l'apostasie est contraire à toutes les conventions internationales - quel que soit le fait que cette interdiction est explicite dans la Révélation.
J'ai vu des sites religieux dire que tout le problème était notre dogmatisme sur la laïcité. Ce n'est pas de "l'athégrisme" ou du "fondamentalisme de liberté d'expression" que de le rappeler : il y a des domaines où le droit civil fondé sur le pluralisme ne fait pas que s'ajouter, il a une priorité absolue sur le droit canon quand il contredit certaines de ses lois.
Ca voyage mal, le second degré.
Un peu pete sec, l'histoire de la contingence (si je comprends bien la chose) : on doit pourtant accepter, dans la discussion, la possibilité que ce soit l'interlocuteur qui aie raison, indépendament de ses marottes. Alors on doit les ignorer, ces contingences, ou bien? A la limite, c'est une histoire d'hygiène pour soi même - mais alors on est entre soi et soi (et puisil y a un coté "l'important, c'est de ne pas y prendre plaisir").
... tout ça pour dire que je me serais sans problème vu défiler pour Duduche, sans états d'âmes. Je pense que cette nostalgie (pas le bon mot, bref) est un non dit ce ces manifs, mais qui ne me gratouille pas outre mesure.
C'est aussi un élément de l'incompréhension entre le soutien international, et les Charlistes locaux, souvent sur le thème du free speech.
CH se foutait (me semble t il) du free speech. Loin de l'image qu'on en trouve parfois dans la presse étrangère, ce n'était pas non une entreprise quasi artistique d'expérimentation des limites-de-ce-que-l'on-peut-dire etc. Ils voulaient le dire comme ils le voyaient, et il se trouve que le résultat était assez rigolo, avec des bites et du popo. Pas de principe ici, sinon celui de gueuler contre la connerie et les cons.
En gros, pour bien parler de Charlie, il faudrait qu'ils aient lu Cavanna (toujours pas traduit en anglais, tu le crois, ça?)
La contingence : je voulais dire que nous croyions que nous étions "unis pour Charlie" alors que si (par exemple) les mêmes violences avaient atteint d'autres cibles, les politiques et une grande partie de l'opinion auraient pu réviser tous ses jugements et se contredire en insistant sur un autre récit plus critique d'imprudence ou d'irresponsabilité.
Donc nous ne serions pas unis sur un Principe (la Liberté d'expression en danger) mais sur le hasard de convergence entre divers affects.
Je ne voulais pas dire que cette contingence impliquait que cela serait immoral ou hypocrite (je ne veux pas rejoindre tous ces articles comme ceux de LMSI qui se délectent dans la dénonciation des "hypocrites bobos qui pleurent des morts plus proches ou plus connus que d'autres").
Il y a des motivations très différentes chez les divers manifestants sur des millions de personnes : deuil pour des dessinateurs familiers, simple anxiété sur la sécurité ou le terrorisme, désir kitsch de "communauté", patriotisme peut-être plus ou moins craintif, inquiétude sur le pacte social, ressentiment, affirmation résolue, principe plus formaliste de liberté... (dans mon cas, je crois, plus un exutoire à de la peine qu'une défense positive d'un Principe même s'il y avait aussi un peu de cela comme condition non-suffisante).
Ce n'est pas taxer les manifestants d'hypocrisie mais seulement reconnaître une diversité qui n'était pas claire y compris pour un même individu.
Je ne comprends pas ici une nuance entre free speech et liberté d'expression (en dehors du caractère plus inconditionnel pour les Américains, mais qui ne les empêche pas de sembler croire parfois que Charlie serait crypto-raciste).
Je n'ai pas manifesté pour un Principe mais je crois que Charb, lui, était tout à fait prêt à vivre cet "idéal ascétique". Charb était assez "théorique" dans ses éditoriaux et presque "abstrait". Il s'en fichait peut-être de la question spécifiquement religieuse d'un "droit de blasphémer" (qui semblait tellement aller de soi) mais prenait un argument de pente glissante : si on commence par céder sur ce point, où arrêter les nouvelles limites sur l'interdiction de l'offense ?
Un autre argument de Charb se voulait "pédagogique" : il ne fallait pas s'auto-censurer pour permettre à l'islam d'accepter aussi la dérision comme des religions occidentales avaient appris depuis deux siècles à la subir. Le Christianisme suppliciait encore De la Barre il y a 200 ans, et il avait pu évoluer, donc il suffisait de continuer à faire de même avec d'autres religions dynamiques pour qu'elles finissent par s'habituer à leur tour.
Sur la liberté d'expression : CH s'était aussi interrogé sur l'interdicion du FN (Minute?). Cela n'a pas suscité d'étonnement à l'époque. Ils étaient évidemment anti FN et s'ils illustraient alors une certaine liberté d'expression, ce n'etait pas leur préoccupation principale.
J'ai du mal à mettre de l'ordre dans mon bordel la dessus, et je vois peut être la chose depuis le petit bout de la lorgnette - le Charlie d'apres la censure d'état et d'avant les tentatives de censure religieuse. Aussi, il est vrai que Charb tentait ces derniers temps de donner une armature à la résistance a cette censure, mais ça a été articulé (me semble?) plutôt après coup - une réaction.
Rmouaif. Ou pas. Franquin, Goscinny, Cavanna, Cabu, Wolinski, fait chier/c'était mieux avant.
Flute. Voulais répondre a la réponse, m'a trompé.
Oui, j'avais oublié leur pétition en 1996 pour demander l'interdiction du FN (200 000 signatures). Et je vois que Cavanna soutient la pétition. Ils n'étaient plus "libertaires" en effet en ce sens.
Le plus cocasse, c'est la fausse couverture qu'en avait préalablement tiré Fluide
http://johnwarsen.blogspot.fr/2015/01/fluide-glacial-met-de-lhuile-pimentee.html
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