Je vais essayer de suivre assez brièvement le passage le plus célèbre de Hegel, la Figure dialectique du Maître et de l'Esclave (Phénoménologie de l'Esprit, Chapitre IV La vérité de la certitude de soi, A Autonomie et Dépendance de la Conscience de soi, p. 114-128). Le texte est composé de 19 paragraphes et nous en lirons un par jour.
Le texte s'insère dans la Phénoménologie de l'Esprit, 1807, étude des diverses apparences et manifestations (les "Figures") de l'Esprit, depuis les premières formes de processus sensoriels jusqu'à l'idée du "savoir absolu" au chapitre VIII. Le texte arrive après le basculement de la Conscience externe (Sensation, Perception, Entendement) à la Conscience de soi-même, par l'intermédiaire de la Conscience d'autrui.
Le texte est célèbre non seulement parce qu'il fonde en partie la théorie de Marx selon laquelle le Travail est l'essence de l'être humain mais aussi parce qu'il ouvre le célèbre commentaire qu'en fit Alexandre Kojève en 1933-1939 à l'EPHE, qui influença toute la vie intellectuelle française du XXe siècle, de l'existentialisme de Sartre à la psychanalyse lacanienne ou l'anthropologie de Georges Bataille ou de René Girard.
Depuis Kojève, il y a eu de nombreux autres commentaires linéaires en français, dont celui de Gwendolyn Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Les premiers combats de la reconnaissance, Aubier, 1987, et récemment Olivier Tinland, Maîtrise et servitude. Phénoménologie de l'esprit, B, IV, A, Ellipses, 2003.
Je citerai à partir de la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (Aubier, 1991), plus que celle de Jean Hyppolite (Aubier, 1941). Mais le terme central de aufheben pose des problèmes impossibles à résoudre. Hyppolite traduit "supprimer" et Lefebvre "abolir", ce qui est le plus proche du sens habituel allemand. Jarczyk et Labarrière ont décidé d'introduire du jargon avec "sursumer". Certains utilisent "dépasser", qui rend mieux compte du fait que la "suppression" implique aussi "conservation" ou absorption. Et Derrida avait proposé l'assez réussi "relever" (au sens de "prendre la relève"), même si c'est un jeu de mot sur le sens concret du verbe (qui peut vouloir dire aussi "soulever").
§1 La Conscience de soi est en soi et pour soi, en ce que et par le fait qu'elle est en soi et pour soi pour un autre, c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant que quelque chose de reconnu.
Le concept de cette sienne unité qu'elle a dans son redoublement, de l'infinité qui se réalise dans la Conscience de soi, est un entrecroisement aux multiples aspects et avec des sens multiples, ainsi fait que pour une part les moments qui le constituent doivent être rigoureusement tenus à distance les uns des autres, et que par ailleurs ils doivent aussi en même temps être pris dans cette différenciation même et être reconnus comme n'étant pas différenciés, ou toujours dans leur signification opposée.
Le double sens de ce qui est différencié tient à l'essence de la conscience de soi, qui est d'être infiniment, ou immédiatement, le contraire de l'état déterminé dans lequel elle est posée.
L'explicitation du concept de cette unité spirituelle dans son redoublement nous exposera le mouvement de la reconnaissance.
Ce premier paragraphe introductif récapitule un mouvement précédent sur la Conscience de soi et pose la question de la Reconnaissance.
La Conscience externe (sensation et connaissance théorique de l'environnement) n'était pas encore Conscience en soi, tant qu'elle n'avait pas pris conscience d'elle-même (être pour soi). Elle n'accède ici à cet être en soi et pour soi qu'en prenant aussi conscience d'une autre conscience et en cherchant à être reconnue par cette autre conscience.
La Conscience de soi est le cas où le sujet connaissant et l'objet coïncident mais cette unité n'est pas évidente car le sujet se divise donc en lui-même entre sujet et objet-pour-soi.
Hegel avait appelé dans les pages précédentes ce dédoublement paradoxal la figure de "l'Infinité", parce que c'est un cercle qui peut se redoubler à l'infini. Cette Infinité est le mouvement entre l'être vivant inconscient de soi (le soi en tant qu'animal vivant) et l'être conscient qui affirme son autonomie vis-à-vis de ce qui n'est pas lui. En un sens, cela résume bien toute l'opposition entre la simple Vie (animale) et la Liberté (humaine) qui va faire la dialectique ensuite ("La Liberté ou la Mort ! Plutôt Mourir que Servir !").
La Conscience de soi était définie au début du chapitre IV comme Désir. C'est le Désir conscient qu'une autre Conscience la reconnaisse. La Conscience de soi est à la fois et de manière contradictoire une auto-suffisance et un désir de la conscience de l'autre. D'où cette "unité contradictoire" : la Conscience de soi sépare le Sujet et l'Objet et elle est en même temps la coïncidence du Sujet et de l'Objet ; elle est séparation de Soi et de l'Alter Ego et elle ne peut s'affirmer comme Soi que par l'intermédiaire de l'Alter Ego qui peut la reconnaître.
Ce passage semble jouer sur les mots dans son paradoxe mais c'est en fait une reprise du thème majeur de la "Logique" que Hegel prétend mettre au-dessus de la logique standard, la logique analytique de l'entendement. Il y a en un certain sens identité de l'identité et de la différence, et pourtant cette expression semble absurde. Il faut admettre cette formulation pour pouvoir progresser dans ce texte. Je ne suis pas l'autre mais en un sens l'autre, qui veut aussi être reconnu par moi pour qui je suis son autre, est aussi moi. Je suis moi en tant que distinction et identification en nous. Le Moi n'est pas constitué par le simple "choc" avec le Non-Moi mais par une lutte et un balancement en retour entre le Moi et le Non-Moi.
Un être (chose, animal, enfant) qui ne serait pas conscient de soi n'est que ce qu'il est et rien de plus. La définition de la Conscience de soi est qu'elle est contradictoire, qu'elle est par essence le contraire de ce qu'elle est en soi.
La dernière phrase annonce tout un mouvement de la reconnaissance. Il faut réussir à tenir ensemble et à séparer des propriétés contradictoires de la Conscience de soi (être soi et être autre). Mais contrairement à un autre concept où on peut analyser et bien opposer les parties, ici chaque aspect et moment s'intègre dans une unité contradictoire qui est la vie totale de l'esprit (qu'il appelait quelques lignes au-dessus "cette substance absolue", "cette unité des consciences de soi diverses", "un Moi qui est un Nous et un Nous qui est un Moi").
L'illustration plus haut représente Narcisse et Echo. Il était dit (dans la version d'Ovide) que Narcisse, fils du Fleuve Céphise, pourrait vivre longtemps "à condition qu'il ne se connaisse pas lui-même". La Vie s'oppose donc à la réflexivité de la Conscience de soi.
Narcisse rencontra la nymphe des montagnes Echo, qui le désirait infiniment, et il demanda "Qui ?" Echo ne put que répondre en lui renvoyant le reflet de ses paroles "Qui ?", en se dissimulant de lui. Lorsqu'il la reconnut enfin, il la rejeta, niant son altérité.
Le fils du Fleuve trouva alors son reflet dans l'eau, et tomba alors dans le même désir sans réciprocité pour sa propre image de lui-même. Il dut encore demander "Qui ?" à l'infini devant cette reduplication impossible à saisir, "Qui est cet être qui est moi sans l'être, si proche de moi-même et si infiniment inaccessible ?".
Avec ces deux figures du Même (Narcisse saisi par son identité vue comme un autre, Echo prisonnière de la répétition d'autrui), ce sont deux cas où la rencontre avec autrui a échoué, pour des raisons opposées. Mais l'identité pose à chaque fois un Tiers : il y a un triangle entre Narcisse, son reflet et Echo. Narcisse ne prend conscience qu'il ne désire que lui que parce qu'il sait qu'il est désiré par Echo sans la désirer en retour. Et Echo veut maudire et nier Narcisse parce qu'il lui préfère son reflet.
9 commentaires:
Le niveau de sagesse de la blogosphère vient de doubler.
Ou le niveau de folie ! Pour Bertrand Russell, ce genre de paradoxes hégéliens est un dangereux poison pour l'esprit car il habitue à des formulations contradictoires incompréhensibles. J'hésite d'ailleurs selon les passages ou les moments entre l'admiration de la profondeur et un vertige perplexe devant certains retournements abstraits.
Je corrige : le niveau d'érudition vient de doubler, mais l'outcome est indéterminé.
Je partage l'avis de Russell. A chaque fois que je voyais mes amis prendre Hegel au sérieux, je me demandais quel était ce sens philosophique qui me manquait et qui faisait que même si j'étais capable de le lire (et de l'analyser pour un examen), je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était du pur délire.
Ceci dit, j'ai hâte lire la suite du commentaire... Juste pour voir si un bon commentaire de Hegel est possible en fait!
Personnellement je n'ai aucun doute sur la capacité de Ph. à produire un bon commentaire, mais ça reste en grande partie cryptique. En tout cas c'est mon impression. Et pourtant je fais souvent du jogging avec un copain qui écrit (finit) sa thèse sur Fink et qui a fait son DEA sur Hegel. Je l'ai écouté des heures entières sur ces deux auteurs, sur Husserl aussi et tant d'autres, Mais j'ai du mal à imprimer.
Quand j'ai fait le tests Facebook "Quel philosophe français êtes-vous ?", j'ai eu confirmation que j'étais affreusement anglo-saxon : "your answers show you consider French philosophy as muddled, so here's a picture of Ayer for you to drool on", ou un truc comme ça. Et c'est vrai que je préfère Pierre Jacob à beaucoup d'autres lectures philo.
Przeworski a dit "une démocratie est un système où des partis perdent des élections". Je suis entièrement converti à cette simplicité de langage, et à l'analycité sous-jacente. Mais en même temps, je connais la philo à travers Betrand Vergely et le dernier supplément de "Sciences Humaines"…
J'ai oublié de dire tout le bien que je pensais de Bertrand Russell, y compris lorsqu'il brûla sa carte du Labour Party en public.
Le problème que j'ai est qu'il est facile de paraphraser Hegel en entrant dans sa "langue" et j'ai l'impression que c'est ce que font la plupart des commentateurs (par exemple Jarczyk et Labarrière, qui me semble seulement faire de l'exégèse en langue hégélienne, en rapprochant le texte d'autres textes). Dans ces cas-là, le commentateur ne se rend même plus compte qu'il n'explique plus vraiment (et en relisant, c'est ce que j'ai fait sur le terme d'Infinité, par exemple, que je n'ai pas réussi vraiment à éclaircir).
Il est plus difficile de justifier ses phrases spéculatives en les appuyant sur des exemples externes (et j'admire beaucoup Alexandre Kojève qui y arrive parfois, en superposant plusieurs réseaux de références, historiques, psychologiques et théologiques).
@ Hady Ba
Ph. Schlencker, dans son mémoire de maîtrise il y a une quinzaine d'années (qui n'est plus en ligne, sur Commencement et démonstration chez Hegel) disait réussir à trouver une rationalité logique dans la dialectique hégélienne.
Mais je ne connais pas ses arguments de l'époque (je ne crois pas que c'était via une interprétation de logique paraconsistente ou dialétéhiste).
Schlenker a débuté sa vie philosophique comme hégelien???!!!!
Ils font vraiment de l'excellent boulot au MIT! J'éviterai cependant de lui dire que je suis au courant de ce fait.
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