Nous avons donc emmené Mellon pour voir son dernier arrière-grand père, mon grand-père paternel et nous l'appelions "avo" (grand-père en portugais, comme le latin aevus, aïeul) ou bien parfois "grand papy" (ce qui faisait que Mellon s'attendait sans doute à une version gigantesque).
Quand nous sommes arrivés à Evora le 17 août, c'est Avo António qui m'a reconnu et toute la famille autour de Tininha a été très affectueuse même si la communication n'était pas très facile comme je ne parle pas du tout portugais.
Le rapport à la paternité est quelque chose d'assez étrange pour moi. En un sens, je n'ai compris ce que des affections familiales pouvaient signifier qu'en devenant père car auparvant, je trouvais presque choquant et incompréhensible la plupart des gens que je rencontrais qui semblaient avoir de l'admiration ou de l'amour pour leur père. Pour moi, c'était une erreur de catégorie car s'il y a une dette réelle dès que le parent est un tant soit peu gentil ou qu'il fait son devoir, je ne voyais guère qu'une sorte de relation de gratitude ou bien une sorte de compassion pour le parent, pour ses nombreux sacrifices et ses peines mais l'amour ne pouvait pas se diriger vers quelqu'un qu'on n'a pas choisi soi-même. La relation de filiation ne pouvait donc être qu'une sorte d'embarras où on devait afficher une certaine reconnaissance mais où le terme d'amour filial était trop galvaudé tant il risquait d'impliquer qu'on chercherait à tirer une sorte de pression psychologique dans une relation qui ne relève pas du libre-choix entre des individus adultes et responsables. C'est ce que j'appelais mon complexe de Cordélia, où je trouverais de très mauvais goût de montrer de l'affection pour une personne qui peut risquer de vous montrer du favoritisme. Deux adultes indépendants peuvent s'aimer mais la relation parent-enfant (sans même parler de la médiation "adelphique" entre siblings comme dans Cordélia) crée trop de dettes involontaires, d'accidents divers où chacun se sent un peu redevable.
Mais je comprends maintenant une autre sorte d'équivocité dans ce terme d'amour, même en ses sens les plus nobles et je ne même plus sûr que l'amour familial ne soit qu'une approximation ou un reflet du seul vrai grand amour entre individus adultes et responsables.
L'amour n'est pas que ce pur acte du libre-arbitre (ce qui est le legs de la tradition d'Augustin à notre civilisation : l'être suppose un être libre pour qu'il puisse exister une relation d'amour libre de l'être créé vers le créateur) et il y a aussi une sorte de caractère inconditionnel à se dire qu'on aime en n'ayant en fait absolument pas le choix (même s'il doit y avoir aussi une sorte de ressentiment ou de haine possible chez le parent ou l'enfant qui se dit ne pas éprouver cela). On ne peut pas décider de désirer mais on peut aussi avoir une sorte d'amour tout en étant conscient d'une sorte d'obligation qui ne relève pas uniquement de notre libre loyauté.
Avo est mort dans la nuit du vendredi 5 septembre 2014 au samedi 6 septembre. Ana m'a appelé en plein cours ce samedi matin et j'ai failli décrocher car j'avais deviné dès la sonnerie.
Mellon demande encore souvent "où est avo". On disait "avo est à évora". J'imagine que la question va finir par s'estomper dès qu'il se reconcentrera sur "Papy" et "Mamie". Mais pour l'instant, je dis juste "avo n'est pas là" et cette absence sera finalement la première occultation du concept de la mort. Pour l'instant, il doit avoir vaguement le concept de "cassé" mais croit que tout objet cassé se répare toujours, il n'imagine donc pas qu'il puisse y avoir aussi de l'irréversible.
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