mardi 14 janvier 2020

En roue libre


Daniel Dennett dans son livre Darwin's Dangerous Idea fait remarquer (après Gould, Dawkins et d'autres) que l'Evolution est un processus merveilleux dans sa capacité à produire des phénomènes incroyablement complexes rien que par l'algorithme de la sélection naturelle mais que pourtant la Nature vivante semble incapable de produire des Roues.



Il y a même une entrée Wikipedia sur ce problème : les organismes peuvent rouler en boules (et le scarabée bousier fait des boules pour les transporter) mais il n'y a pas d'organes rotatifs avec des essieux.

Presque toutes les civilisations humaines ont des Roues (et donc tout le système ou milieu technique qui va ensuite avec, des Routes pavées pour les chariots, etc.) mais aucun organe naturel ne semble représenter quelque chose d'approchant (l'hélice ou flagelle n'étant pas une Roue). C'est un cas où l'homme n'a fait aucun "biomimétisme" puisque Mère Nature n'aime pas ces essieux qui doivent être trop instables ou trop fragiles, trop improbables pour pouvoir jamais avoir le moindre avantage adaptatif dans aucun milieu et à aucune échelle naturelle. Il a fallu que Prométhée Terrassier construise les Routes pour justifier les Roues (il y a une belle scène dans l'épopée Huon de Bordeaux où le héros rencontre un ermite repentant qui consacre sa vie dans les terres sauvages à réparer des routes que personne n'emprunte). Un monde sans Route ne peut pas laisser émerger les Roues et c'est le Char qui va tapisser le monde de ces voies, de ces axes et de ces rails. Les Rayons solaires autour du Moyeu et la Roue du Potier sont peut-être tout aussi fondamentaux que le Feu.

A moins qu'il ne s'agisse que du hasard d'un sentier où la vie n'arrive pas à innover à partir de ses éléments de départ ou de ses directions originelles. Certains sont même allés jusqu'à y trouver un argument a posteriori contre la téléologie ou le Créationnisme (un Dessein intelligent aurait pu penser à utiliser la Roue aussi dans Ses organismes).  La vie aime la stabilité ou à la rigueur une "métastabilité" durable, malgré toute les mutations.

Si la Technique aime tant les Roues, c'est donc qu'elle trouve un avantage à des processus fragiles qui tombent dans l'obsolescence, exigent de manière cyclique réparation ou rustine sans régénération. Toute la Culture technique illustre peut-être en partie cette séparation avec la Nature : nous acceptons le calcul de certains avantages immédiats même si cela implique ensuite des coûts d'entretien, un Soin vis-à-vis de ces machines que la Nature a l'air de trouver trop peu rentable pour son échelle de populations et de générations. Cela relativiserait toute l'ontologie de Hannah Arendt qui oppose le Produit obsolescent qui s'use et se consomme, fait pour se désintégrer dans l'usage vital (le Bois de chauffe), et l'Oeuvre technique faite pour organiser le Monde humain et pour durer (la Maison). La réparation nécessaire de la Roue est la première externalité négative des avantages techniques avant même que n'apparaissent des résidus de pollution ou les ambiguïtés létales du Feu et du Fer. Le court-termisme de la Technique malgré les progrès est aussi une forme d'aliénation où tout va tourner autour de cette Roue de la Fortune et où on n'arrête pas le Juggernaut du Progrès. La Roue lance l'histoire sur des rails.

2 commentaires:

Olivier Dubreuil a dit…

C'est surtout que je ne vois pas comment une structure unique solidaire pourrait faire tourner indéfiniment une de ses parties. Une roue est topologiquement un objet séparé du reste.

Phersv a dit…

Bon argument mais l'Evolution aurait alors pu développer des structures séparées comme le Bernard l'Hermite et sa coquille ? Certes, dans cet exemple, le Bernad-l'Hermite ne fait qu'occuper une autre structure vide, sans la fabriquer comme une extension séparée.