jeudi 25 mai 2023

Mécaniques défaites

Dans l'Essai III, 6 ("Des coches", Montaigne a une expression célèbre quand il condamne les massacres du Nouveau Monde par les Européens.  

Nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos meurs. Qui mit jamais à tel pris le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passez au fil de l’espée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la negotiation des perles et du poivre : mechaniques victoires.

Mais pourquoi parle-t-il de "mécanique victoire" ? 

Est-ce un argument technologique sur le fait que notre conquête qui vient de nos armes, de la poudre, du canon et non d'une supériorité de mérite (comme il le dit un peu plus haut) ? 

Est-ce que mécanique viendrait de "machiner, ruser, manipuler" ? 

Non, Villey commente que comme on dépréciait les "arts & mestiers méchaniques" comme indignes d'un honnête homme, "serviles, bas", le mot au XVIe siècle veut simplement dire "vil". Viles victoires. Et c'est d'ailleurs ainsi que c'est rendu dans les traductions modernisées même si on y perd des associations du mot "mécanique". 

Alain cite mal ce passage de mémoire dans Minerve, §87 et veut y mettre de la machine cartésienne : 

"Ce que j’appelle civilisation, c’est ce qui va de soi dans nos vertus. (...) Cela va tout seul, cela est mécanique. « O mécanique civilisation ! » C’est un mot de Montaigne pensant à la conquête de l’Amérique et aux rustiques vertus des indigènes, si promptement broyées. Montaigne va ici au fond. Ce mot réveille. Le mal des civilisations est qu’elles sont mécaniques. On s’y fie ; on s’y repose."

Non, Montaigne ne dit pas cela et ne veut pas du tout dire que les moeurs de notre police seraient des réflexes ou habitudes machinales. Chez Montaigne, cela veut seulement rappeler que nous devrions avoir honte de telles victoires. 

Alain dit qu'on ne pense que lorsqu'on ne suit pas des automatismes et réflexes mais il s'est laissé aller à projeter mécaniquement ses propres oppositions cartésiennes sur Montaigne. 

Mais peut-être qu'Alain veut aussi ironiser contre Henri Bergson, qui opposait le souffle de la civilisation et la "mécanique". Alain n'apprécie pas la métaphysique de Bergson en général (car Alain est du côté moderne où la pensée est avant tout un travail alors que Bergson défend encore que l'esprit est avant tout souplesse et libre contemplation) mais Alain détestait surtout ici le fait qu'elle ait été associée au "bourrage de crâne" de la Grande Guerre. Alain a sans doute raison d'en vouloir à Bergson sur ce point mais les deux font hélas des fautes tragiques et symétriques : Bergson soutient une guerre contestable contre le Kaiser en 14 et Alain reste pacifiste même contre Hitler en 38. 

A la fin de l'année 1914, quand Bergson voudra réinvestir toute sa métaphysique spiritualiste / vitaliste contre l'Allemagne (propagande qui paraît si ridicule ensuite), il opposera aussi leurs "victoires mécaniques" à une supposée défense de la "civilisation" et de "l'âme". Ce n'est pas alors la civilisation qui est mécanique mais la barbarie

« Barbarie scientifique », « barbarie systématique », a-t-on dit. Oui, barbarie qui s'est renforcée elle-même en captant les forces de la civilisation. À travers toute l'histoire que nous venons de raconter, il y a comme une résonance continue de militarisme et d'industrialisme, de machinisme et de mécanisme, de bas matérialisme moral. Dans bien des années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, voici peut-être comment un philosophe en parlera. Il dira que l'idée, propre au XIXe siècle, d'employer la science à la satisfaction de nos besoins matériels avait donné aux arts mécaniques une extension inattendue et procuré à l'homme, en moins de cinquante ans, plus d'outils qu'il ne s'en était fabriqué pendant les milliers d'années qu'il avait passés sur la terre. Chaque machine nouvelle étant pour l'homme un nouvel organe, — organe artificiel qui vient prolonger ses organes naturels, — son corps s'en trouva subitement et prodigieusement agrandi, sans que son âme eût pu se dilater assez vite pour embrasser tout ce nouveau corps. De cette disproportion naquirent des problèmes moraux, sociaux, internationaux, que la plupart des peuples s'efforçaient de résoudre en comblant l'intervalle, en faisant qu'il y eût plus de liberté, plus de fraternité, plus de justice qu'on n'en avait encore vu dans le monde. Or, tandis que l'humanité tentait ce grand travail de spiritualisation, des puissances inférieures — j'allais dire infernales — combinaient l’expérience inverse. Qu'arriverait-il si les forces mécaniques, que la science venait d'amener sur un point pour les mettre au service de l'homme, s'emparaient de l'homme pour le convertir à leur propre matérialité ? Que deviendrait le monde si ce mécanisme se saisissait de l’humanité entière et si les peuples, au lieu de se hausser librement à une diversité plus riche et plus harmonieuse, comme des personnes, tombaient dans l'uniformité comme des choses ? Que serait une société qui obéirait automatiquement à un mot d'ordre mécaniquement transmis, qui réglerait sur lui sa science et sa conscience, et qui aurait perdu, avec le sens de la justice, la notion de la vérité ? Que serait une humanité où la force brutale tiendrait lieu de force morale ? Quelle barbarie nouvelle, cette fois définitive, sortirait de là pour étouffer les sentiments, les idées, la civilisation enfin que l'ancienne barbarie portait en germe ? Qu'adviendrait-il, pour tout dire, si l’effort moral de l'humanité se retournait contre lui-même au moment d'atteindre son terme, et si quelque artifice diabolique lui faisait produire, au lieu d'une spiritualisation de la matière, la mécanisation de l'esprit ?

Pour tenter l'expérience, il y avait un peuple prédestiné. La Prusse avait été militarisée par ses rois ; l'Allemagne avait été militarisée par la Prusse ; une nation puissante était là, marchant à la mécanique. Mécanisme administratif et mécanisme militaire n'attendaient que l'apparition du mécanisme industriel pour se combiner avec lui. La combinaison une fois faite, une machine formidable se dresserait. Elle n'aurait qu'à se déclencher pour entraîner les autres peuples à la suite de l'Allemagne, assujettis au même mouvement, prisonniers du même mécanisme. Telle serait la signification de la guerre, le jour où l'Allemagne se déciderait à la déclarer. Elle s'y décida ; mais le résultat fut bien différent de ce qui avait été prévu. Car les forces morales, qu'il s'agissait de soumettre aux puissances les plus voisines de la matière, se révélèrent subitement créatrices de force matérielle.

Cet embrigadement veut rassurer les Français dans ces dernières lignes où il faut dire que l'énergie spirituelle va l'emporter en un sursaut vital, comme les taxis de la Marne en septembre 1914. On est en décembre 1914, la guerre n'a commencé que depuis 4 mois et vient de s'immobiliser en guerre de tranchées après la 1e bataille d'Ypres (mais je ne sais pas à quoi pense Bergson quand il parle de barbarie scientifique, le gaz moutarde ou "ypérite" ne sera utilisé qu'en 1917 à la 3e bataille d'Ypres). 

Peut-être qu'une partie enfouie profondément dans la mémoire de Bergson se souvient alors aussi non pas seulement de sa philosophie évolutionniste (où la Grande Guerre serait révolte de l'esprit et de la vie contre la Machine) mais de la condamnation morale de Montaigne. 

Dans les satires "ménippées" de Montaigne dans "Des coches", les Amérindiens étaient des sortes de "Cyniques" vertueux face à nous, féroces barbares cupides : ils avaient les actes vertueux et nous n'avons que des arts et des prétextes. Si on superposait alors le sous-titre de Montaigne sur Bergson, cela ferait des Français ces "sages" amérindiens et des Allemands les envahisseurs destructeurs. 

Mais cela nuirait alors à la propagande si on se contentait de déplorer la "mécanique défaite", puisque ces sages indiens avaient la vertu pour eux mais ont quand même été vaincus par la force brutale et mécanique. 

Et pour Bergson (qui oppose aussi d'ailleurs à l'intérieur de l'Allemagne une âme allemande à la machine prussienne dans le Kulturkampf bismarckien), il faut aussi que l'âme française soit la gardienne de la "civilisation" et d'une part saine des "Lumières "contre une "Kultur" mécanisée. 




On pourrait retrouver un spectre de ce bergsonisme quand De Gaulle veut justifier notre "mécanique défaite" dans l'Appel du 18 juin (et même avant l'invasion dans un mémorandum de janvier 1940 sur la "force mécanique"). 

Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l'ennemi. (...) Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. (...) Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure.

Mais là où Bergson invente un élan vital européen contre l'Industrie allemande, De Gaulle reconnaît que c'est l'Empire (ou les Empires français et britanniques) et l'Industrie américaine qui fourniront simplement une réaction mécanique contre la pression. Bergson joue encore avec un dualisme anti-mécaniste et une force spirituelle alors que le discours de De Gaulle invoque de manière plus "machiavélienne" un jeu des forces et des rétroactions différées. 

Aucun commentaire: