J'ai déjà parlé au moment du décès de son auteur Aaron Allston (1960-2014) de son supplément Strike Force (1988). Il y décrivait sa campagne de superhéros pour Champions (et des morceaux de son univers ont été publiés chez des éditeurs différents) mais surtout il racontait aussi l'arrière plan autour de la table du Texas (où Steve Jackson avait été un de ses premiers joueurs), les coulisses, comment s'était développé dans la réalité ce cadre de jeu et les raisons pour les différents choix qu'il avait dû faire au cours de ses années de jeu. On peut regretter qu'avant Internet on n'ait pas vraiment su comment les grands créateurs originaux de ce hobby comme Dave Arneson, Steve Perrin, Sandy Petersen ou Marc Miller géraient les toutes premières campagnes de jeu.
Le livre est resté célèbre dans l'histoire du jeu de rôle notamment pour sa classification des intérêts des joueurs auquel un "meneur de jeu" doit s'adapter pour optimiser l'expérience collective. Le MJ n'est pas qu'un scénariste ou même un co-scénariste, il doit chercher à comprendre le groupe singulier de ses joueurs tout en les surprenant, ce qui différencie profondément le jeu de l'écriture de fiction. Il faut mener tout en suivant, tout en s'adaptant et cette souplesse n'a rien d'évident. Ce genre d'explication s'était déjà trouvé parfois dans des articles de fanzines mais c'était la première fois que c'était systématisé pour toute équipe de jeu.
Un des termes qu'a inventés le livre est le "blue-booking". Nommé ainsi à cause des "cahiers bleus" qu'Aaron Allston avait distribués à ses joueurs, il s'agissait des textes que les joueurs rédigeaient entre les sessions, au début seulement pour prendre les notes mais ensuite pour développer la narration de leur personnage. Une des grandes différences entre le jeu de rôle et tout autre jeu est ce temps étrange où le jeu continue en partie entre les parties (ce qui peut certes devenir un défaut si cela devient une obsession trop immersive). Le poète Jacques Roubaud dit souvent que le poème vit plus dans une résonance dans la mémoire que dans la seule lecture et le jeu narratif vit aussi dans ce processus d'imagination et de mémoire hors de la séance.
Cela pouvait être des journaux intimes du personnage et donc de simples compte-rendus subjectifs (avec effet Rashomon) mais cela finit par prendre de plus en plus d'importance au point que les cahiers bleus des PJ pouvaient devenir de nouveaux scénarios créés par les joueurs eux-mêmes et qu'ils donnaient à lire au MJ pour développer leur entourage de PNJ secondaires ou co-créer à plusieurs des interactions entre les PJs indépendamment du MJ.
Certaines séances de jeu se centraient même parfois sur le récapitulatif de certains des Cahiers Bleus qui se répondaient et l'invention de l'Internet a permis d'augmenter encore le rôle des Cahiers Bleus par tous les moyens de correspondance entre joueurs dans ce processus collaboratif.
Comme dit Steve Kenson dans la riche réédition augmentée de Aaron Allston's Strike Force, le bluebooking est un outil de jeu de rôle tellement puissant qu'il peut aussi risquer de détourner en partie le jeu vers des compétitions de prose rivale qui pouvaient court-circuiter la campagne commune. C'est une autre forme de jeu où l'écriture devient plus importante et certains joueurs d'Allston disaient abandonner la campagne parce qu'ils préféraient se consacrer à leurs cahiers bleus.
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