On a raison de se méfier des dictionnaires de citation qui modifient ou attribuent de manière erronée tant de phrases banales ou anachroniques. Une de mes élèves a mis dans sa copie une phrase trouvée sur Internet et attribuée à Fénelon ;
"Il n'y a pas de plus dangereuse illusion que la notion par laquelle les gens s'imaginent éviter l'illusion."
Je n'ai pas pu en retrouver le contexte précis et l'élève s'est hélas égarée à en faire une interprétation quasiment nietzschéenne où ce serait notre croyance à la vérité (pour éviter l'illusion) qui serait elle-même une illusion. Elle en concluait un scepticisme et un relativisme général où toute "vérité" ne serait qu'une illusion déguisée.
Je ne comprends pas bien cette formulation de la phrase "Rien n’est si dangereux pour l’illusion, que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même." Mais il y a des chances que la citation soit authentique tant elle correspond à d'autres textes du "Cygne de Cambrai" (même si je me demande dans le passage retrouvé si "la notion" pourrait être une faute de copie pour "l'imagination" ?).
François Fénelon a l'air d'avoir été obsédé par ce terme d'illusion qui chez lui enveloppe non seulement les erreurs, les hérésies, les péchés, les tentations mais aussi les égarements de notre intelligence. Dans son texte hyper-cartésien, Traité sur l'existence et les attributs de Dieu (II.1), il commente même le doute "hyperbolique" de Descartes en demandant si la Clarté et la Raison pourraient tout aussi bien être des illusions du Dieu trompeur et si un Néant pourrait penser, ce qui implique que seule la voie de l'être divin comme garantie de la vérité peut dépasser le simple critère de l'intuition du sujet.
Dans sa théorie du Pur Amour, l'âme doit viser à dépasser l'illusion qui est avant tout l'Amour-Propre pour se détacher et se laisser aller à recevoir le vrai amour désintéressé qui est le divin. Il n'y a de vrai que l'amour et l'illusion est l'ensemble des obstacles à cette donation, l'ensemble de la structure métaphysique qui ne cesse de nous empêcher de recevoir cette grâce. La mystique "quiétiste" prend parfois des accents bouddhistes pour dissiper ces illusions de l'attachement à l'ego. Le Pur amour, comme dépassement du Moi et éloge de la passivité ou de la réceptivité humble (se réduire pour laisser aller à soi ce don, s'anéantir en devenant disponible au don), est une sorte d'Extinction des passions imaginaires.
Mais Fénelon ne se contente pas de l'apologie classique où l'illusion est la tentation du péché, il critique aussi (et en ce sens l'interprétation est en effet une anticipation de certains aspects de Nietzsche) une sorte d'ascétisme, un excès de dévotion qui serait aussi une illusion de l'amour-propre chez ceux qui prétendent s'en être détachés. C'est le danger que Fénelon appelle "Fanatisme", un enthousiasme tout aussi toxique pour la vraie foi selon lui que tout péché libertin. On est aussi dans l'illusion par un excès de zèle, par le poison de l'inquiétude et pas seulement en fuyant notre ennui dans le divertissement ordinaire. Pascal avait dit que même nos tâches sérieuses pouvaient être des divertissements face à l'ennui et à la conscience lucide de notre mort, mais Fénelon soupçonne que même la dévotion peut aussi garder bien des illusions et des déguisements de notre Amour-propre. C'est notre Imagination qui est la source des illusions qui accroissent nos souffrances inutilement et il faut savoir "souffrir sans se faire souffrir" (lettre de mai 1707) et sans ajouter de peines vaines et illusoires. Il y a des Croix qui ne viennent pas de Dieu mais au contraire de projections humaines de nos angoisses. Il n'y a pas à valoriser la Croix si elle n'est que notre oeuvre. Il est assez rare de trouver chez un directeur de conscience chrétien une telle mise en garde et une telle sensibilité psychologique contre l'inquiétude ascétique.
Le quiétisme n'a rien de banal s'il doit trouver comment détourner ces tensions des tourments dont nous sommes nous-mêmes l'artisan. On comprend comment Fénelon, bien qu'il soit parti lutter contre les Réformés, peut aussi être soupçonné d'une dose d'hérésie pélagienne.
Fénelon écrit, avec une certaine vivacité rare chez lui, dans une lettre de "parénétique" (exhortation morale) du 10 octobre 1702 à la Comtesse Marie de Montberon (née Marie Gruin de Valgrand, épouse du Vicomte François de Montberon, gouverneur de Cambrai - Fénelon n'a pas pour elle la même tendre admiration que pour la foi de sa cousine, Mme Guyon, que Voltaire traite dans son livre d'histoire de simple "extravagante") :
Vous avez, Madame, deux choses qui s’entre-soutiennent, et qui vous font des maux infinis. L’une est le scrupule enraciné dans votre cœur depuis votre enfance, et poussé jusqu’aux derniers excès pendant tant d’années.
L’autre est votre attachement à vouloir toujours goûter, et sentir le bien. Le scrupule vous ôte souvent le goût et le sentiment de l’amour, par le trouble, où il vous jette. D’un autre côté, la cessation du goût et du sentiment réveille et redouble tous vos scrupules ; car vous croyez ne rien faire, avoir perdu Dieu, et être dans l’illusion, dès que vous cessez de goûter et de sentir la ferveur de l’amour. Ces deux choses devraient au moins servir à vous convaincre de la grandeur de votre amour-propre.
Vous avez passé votre vie à croire que vous étiez toujours toute aux autres et jamais à vous-même. Rien ne flatte tant l’amour-propre, que ce témoignage qu’on se rend intérieurement à soi-même de n’être jamais dominé par l’amour-propre, et d’être toujours occupé d’une certaine générosité pour le prochain. Mais toute cette délicatesse qui paraît pour les autres est dans le fond pour vous-même. Vous vous aimez jusqu’à vouloir sans cesse vous savoir bon gré de ne vous aimer pas ; toute votre délicatesse ne va qu’à craindre de ne pouvoir pas être assez contente de vous-même. Voilà le fond de vos scrupules. Vous en pouvez découvrir le fond par votre tranquillité sur les fautes d’autrui. Si vous ne regardiez que Dieu seul et sa gloire, vous auriez autant de délicatesse et de vivacité sur les fautes d’autrui, que sur les vôtres. Mais c’est le moi qui vous rend si vive et si délicate. Vous voulez que Dieu aussi bien que les hommes soit content de vous, et que vous soyez toujours contente de vous-même dans tout ce que vous faites par rapport à Dieu.D’ailleurs vous n’êtes point accoutumée à vous contenter d’une bonne volonté toute sèche et toute nue. Comme vous cherchez un ragoût d’amour-propre, vous voulez un sentiment vif, un plaisir qui vous réponde de votre amour, une espèce de charme et de transport. Vous êtes trop accoutumée à agir par imagination, et à supposer que votre esprit et votre volonté ne font point les choses, quand votre imagination ne vous les rend pas sensibles. Ainsi tout se réduit chez vous à un certain saisissement semblable à celui des passions grossières, ou à celui que causent les spectacles. À force de délicatesse on tombe dans l’extrémité opposée, qui est la grossièreté de l’imagination. Rien n’est si opposé non seulement à la vie de pure foi, mais encore à la vraie raison. Rien n’est si dangereux pour l’illusion, que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même. Ce n’est que par l’imagination qu’on s’égare. Les certitudes qu’on cherche par imagination, par goût et par sentiment, sont les plus dangereuses sources du fanatisme.
Ne veut-il pas plutôt dire "Rien n’est si dangereux que l’illusion [ou bien comme illusion], que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même".
On s'approche en tout cas bien de la citation recherchée.
Voir aussi sur la même période, les deux bouts de la chaîne du grand rival de Fénelon, l'Aigle de Meaux ; comme le dit l'étrange animal érudit de Victor Hugo dans l'Âne et Kant :
"Champ de foire, Babel, chaos ? auquel entendre ?
Bossuet est féroce et Fénelon est tendre."
Bossuet est féroce et Fénelon est tendre."
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