dimanche 10 janvier 2021

L'Âne et Kant (1)

 L'Âne, long poème de Victor Hugo publié en 1880 mais peut-être écrit bien avant dans la période d'exil, vers 1857 pour être inclus dans Dieu

C'est ici la première partie, La colère de la bête, qui n'est pas encore très originale dans ses longues listes d'érudits sur la vanité du savoir. Cela tient plus de Bouvard et Pécuchet dans sa rancoeur anti-théorique, voire d'un certain humanisme feuerbachien peut-être malgré tout le fidéisme mystique et antisacerdotal, mais par la suite certains passages touchent clairement du Nietzsche. Il est d'ailleurs curieux que Nietzsche, qui se moquera de l'ascétisme kantien du "Chinois de Koenigsberg" sous la figure du Chameau, ajoute aussi l'Âne mais non comme lente Patience de l'histoire mais comme la figure de l'affirmation trop passive dans son Zarathoustra (1883). Voir cet article sur la figure de l'âne

Pourquoi Kant ? Le philosophe (et républicain) Jules Barni ne finit sa traduction de la Critique de la raison pure qu'en 1869 mais avait déjà sorti les deux autres Critiques dès 1848. Je ne trouve pas de traces très précises de kantisme dans l'ironie de l'Âne et on peut soupçonner que la connaissance de Kant n'était encore que de seconde main chez Hugo. Il y a même parfois des passages où Hugo semble dire que la Morale compte plus que la théorie, ce qui ne sonne pas aussi anti-kantien qu'il semble le croire. 

En passant, Alirune et Marcomir que cite l'Âne de Hugo est une légende des anciennes chroniques franques : Marcomir (ou Marcomer) aurait été un chef franc sicambre (fils d'Anténor ou de Priam, ancêtre de Pharamond) qui aurait rêvé d'un monstre à trois têtes, Lion, Crapaud, Aigle. La sorcière ou sibylle (certains textes disent "druidesse" mais c'est peu germanique) Alirune lui dit que le Lion était le Germain, le Crapaud était le Gaulois ("car il vit dans des zones fertiles") et l'Aigle le Romain. Elle interpréta le songe comme signifiant que les Francs devaient se déplacer entre les Lions et les Crapauds (et remplacer les Aigles ?). 

Eau-forte par François Flameng



Un âne descendait au galop la science.
 — Quel est ton nom ? dit Kant. 
— Mon nom est Patience
Dit l’âne. Oui, c’est mon nom, et je l’ai mérité, 
Car je viens de ce faîte où l’homme est seul monté 
Et qu’il nomme savoir, calcul, raison, doctrine. 
Kant, porter le licou sanglé sur la poitrine ; 
Avoir dès son bas âge, âpre et morne combat, 
L’os de l’échine usé par la boucle du bât ; 
Subir, de l’aube au soir, la secousse électrique 
Du nerf de bœuf parfois relayé par la trique ; 
Être, tremblant de froid ou de chaud étouffant, 
Happé par la mâtin, lapidé par l’enfant, 
Tomber de l’un à l’autre, et traverser l’églogue 
De la pierre alternant avec le boule-dogue ; 
Vivre, d’un chargement effroyable bossu, 
Les os trouant la peau, maigre, ayant tant reçu, 
Le long de chaque côte et de chaque vertèbre, 
De coups de fouet que d’âne on est devenu zèbre, 
Tout cela, qui te semble assez rude, n’est rien, 
Et le fouet est à peine un souffle éolien, 
 Et les cailloux sont doux, et la raclée est bonne 
À côté de ceci : suivre un cours en Sorbonne ;
Vivre courbé six mois, peut-être un temps plus long,
Sous une chaire en bois qu'habite un cuistre en plomb ;
Dresser son appareil d'oreilles au passage
Des clartés du savant et des vertus du sage ;
Épeler Vossius, Scaliger, Salian ;
Écouter la façon dont l'homme fait hi-han !

À quoi sert Cracovie ? à qui sert Salamanque ?
Et Sorèze, lanterne où l'étincelle manque,
Et Cambridge, et Cologne, et Pavie ? À quoi sert
De changer l'ignorance en bégaiement disert ?
Pourquoi dans des taudis perpétuer des races
De bélîtres rongeant d'informes paperasses ?
Que sert de dédier des classes, des cachots,
Et quatre grands murs nus qu'on blanchit à la chaux,
Et des rangs de gradins, de bancs et de pupitres,
À d'affreux charlatans flanqués d'horribles pitres ?
Frivoles, quoique lourds, pesants, quoique subtils,
Quel sol labourent-ils ? quel blé moissonnent-ils ?
À quoi rêvait Sorbon quand il fonda ce cloître
Où l'on voit mourir l'aube et les ténèbres croître ?
À quoi songeait Gerson en voulant qu'on dorât
D'un galon le bonnet carré du doctorat ?
À quoi bon, jeunes gens qu'à ce bagne on condamne,
Devenir bachelier puisqu'on peut rester âne ?

Moi l'ignorant pensif, vaguement traversé
De lueurs en tondant les herbes du fossé,
Qui serais Dieu, si j'eusse été connu d'Ovide,
Moi qui sais au besoin prendre en pitié le vide
Du philosophe altier pleurant ce qu'il détruit,
À travers le fatras, le tourbillon, le bruit,
J'ai sondé du savoir la vacuité morne;
J'ai vu le bout, j'ai vu le fond, j'ai vu la borne;
J'ai vu du genre humain l'effort vain et béant ;
Je n'ai pas, dans cette ombre et le cas échéant,
Refusé les conseils de l'ineptie honnête
Au docte, moi le simple, à l'homme, moi la bête ;
Kant, j'ai vu, mendiant des clartés à la nuit,
Devant l'énormité de l'énigme où tout luit,
Devant l'oeil invisible et la main impalpable,
La science marcher en zigzag, incapable
De porter l'infini, ce vin mystérieux,
Soûle et comme abrutie en présence des cieux ; 
L'âne survient, s'émeut, plaint cet état d'ivresse,
Jette un liard et dit : tiens ! à cette pauvresse.

Kant, ne t'étonne point de ces échanges-là.
L'âne un jour rencontrant Ésope, lui parla ;
La conversation fut au profit d'Ésope.
Quant à moi qu'à présent tant de brume enveloppe,
Je déclare que j'ai beaucoup baissé depuis
Qu'imprudent j'ai risqué ma tête en votre puits,
Et que je me suis fait condisciple de l'homme.
Tout en suivant ces cours dont la lourdeur assomme,
J'ai fait souvent à l'homme en son obscurité
L'aumône d'un éclair de ma stupidité ;
Tandis que l'homme, ayant pour dogme et pour pratique
Qu'il faut qu'un âne libre, incorrect et rustique,
Monte à la dignité de classique baudet,
De son rayonnement ténébreux m'inondait.
Je sors exténué de cette rude école ;
J'ai vu de près Boileau, j'aime mieux la bricole.

Mon nom est Patience, oui, Kant ! ils ont voulu
Me faire à moi bétail innocent et goulu,
Tantôt avec Philon dans le grand songe antique,
Tantôt avec Bezout dans la mathématique,
Tantôt chez Caliban, tantôt chez Ariel,
Manger de l'idéal et brouter du réel ;
Je n'ai pas résisté ; j'ai, pauvre âne à la gêne,
Mangé de l'Euctémon, brouté du Diogène,
Après Flaccus, Pibrac, Vertot après Niebuhr,
Et j'ai revu Gonesse en sortant de Tibur.
Hier dans la phtisie et demain dans l'oedème,
J'ai tout accepté, Lulle, Érasme, Oenésidème,
Les pesants, les légers, les simples, les abstrus,
Les Pelletiers pas plus bêtes que les Patrus,
Fleury dans le sacré, Chompré dans le profane,
L'affreux père Goar juché sur Théophane,
Tout poète embelli de son commentateur,
Sanchez dans son égout, et toi sur ta hauteur.
Dur labeur ! Veut-on pas que je me passionne
Pour les textes d'Élée ou ceux de Sicyone,
Que j'attache un grand prix à savoir s'il est bon
D'avoir lu Xenarchus pour comprendre Strabon,
Que je me mette en feu le cerveau pour les notes
Des Suards sur les Grimms, des Grimms sur les Nonottes, 
Et qu'un âne de sens se laisse incendier
Par ce qu'à Lycosthène ajoute Duverdier ?

Voilà longtemps que j'erre et que je me promène
Dans la chose appelée intelligence humaine ;
J'allais je ne sais où suivant je ne sais qui ;
J'ai pratiqué Glycas, Suidas, Tiraboschi,
Sosiclès, Torniel, Hodierna, Zonare ;
J'ai fréquenté le docte en coudoyant l'ignare ;
En présence du sort, du futur, du passé,
De l'énigme, du ciel, du gouffre, j'ai causé
Avec l'esprit humain flânant à sa fenêtre ;
J'ai fouillé pas à pas ce dédale : connaître ;
J'ai dans cette cité, plus noire que les fours
Hanté les culs-de-sac comme les carrefours ;
Lu tous les écriteaux, flairé toutes les cibles ;
J'ai pris tous les sentiers possibles, impossibles,
Le plat, le raboteux, le connu, l'inconnu ;
Je suis allé cent fois et cent fois revenu
De la science exacte, entrepôt sombre où l'homme
Compte le monde ainsi qu'un avare une somme,
A la philosophie, église dont Platon
Est le clocher avec Maugras pour clocheton ;
J'ai vu l'antre où l'on prie et l'antre où l'on dissèque ;
Et vos collèges froids dont la bibliothèque,
Ainsi qu'une vapeur qui prend forme le soir,
À l'étage d'en haut se condense en dortoir.
J'ai tout appris : Coger, Psellus, les Théophiles,
Pouranas composant la terre de neuf îles,
Socion et Photin ; que Sénèque était là
Quand saint Paul vint trouver Néron et lui parla ;
Qu'Alirune enseigna Marcomir ; que Marcobe
Sous Théodose était maître de garde-robe ;
Que les Populicains à Sens furent vaincus ;
Comment Manès d'abord s'appela Curbicus ;
Que sur la langue Apis avait un scarabée;
Que Paschasin était évêque à Lilybée,
Et que Paschase, abbé de Corvey, fut traduit
Par le père Sirmond en seize cent dix-huit ;
Qu'Ambroise est un coursier dont le dogme est la bride ; 
Que la clef de Cordus ouvre Dioscoride ;
Que l'esprit saint planait sur les fameux combats
De saint Jérôme avec le rabbin Akibas ;
Que l'absurde se croit ; que l'horrible s'adore ;
Qu'Ésoptius n'est pas moindre que Nimphidore ;
Et comment Mahomet dans tous ses embarras
Consultait Sergius aidé de Batiras ;
Qu'il n'existe qu'un siècle et qu'il n'est qu'une école ;
Que Bzovius fut docte, et que le grand Nicole
Est si grand qu'il pourrait loger sous son manteau
Godeau, Chiffletius, Possevin et Petau.
J'ai tout ruminé, glose, analyse, critique.
J'ai vu Laïs au pnyx, Aspasie au portique,
Et jusques à Scarron dans son trou de Saint-Cyr ;
J'ai fait ce stage affreux, n'ayant d'autre plaisir,
Au pied du mur humain pauvre bête acculée,
Que de manger parfois dans la main d'Apulée
Ou de parler avec Balaam dans un coin.
Pas un texte, ici, là, haut ou bas, près ou loin,
Pas de volume jaune et mangé par les mites,
Pas de lourd catalogue informe et sans limites,
Que mon esprit, voulant tout voir, ne feuilletât.
J'ai donc étudié beaucoup ; le résultat ?
Un peu d'allongement à mes oreilles tristes.

Et je me suis dit : — Âne, il faut que tu persistes.
J'ai pris, pour faire enfin le tour des cécités,
D'autres inscriptions à d'autres facultés,
Hébreu, sanscrit, pâkrit, grammaire générale,
Jurisprudence, droit, esthétique, morale,
Chimie... — Oh ! comprends-tu, Kant, ce qu'il m'a fallu
De longanimité pour dire : — J'ai tout lu,
Tout appris, et je suis plus que jamais pécore ;
Eh bien ! je vais apprendre et je vais lire encore !

L'âne poursuivit : — Kant, j'ai donc recommencé,
Doublé ma rhétorique, élargi mon fossé ;
J'ai remis mon oreille énorme en discipline ;
J'ai recreusé Straton, Sosibe, Éraste, Pline,
Et Gérard de Crémone, et Trublet, ab ovo,
Et le grammairien Sostrate, et de nouveau,
La science m'a fait manger de la poussière.
Du noir chaudron qui bout devant cette sorcière
Je me suis fait le morne et lugubre écumeur.

Oh ! cliquetis de mots, tohubohu, rumeur,
Champ de foire, Babel, chaos ! auquel entendre ?

Bossuet est féroce et Fénelon est tendre ;
La concordantia du cardinal d'Ailly
Montre un dogme dans l'astre au fond des cieux cueilli ;
Photius m'expliquait son fatras somnifère,
Catanes ses trois dés, Sacrobosco sa sphère ;
Solon m'offrait ses lois, Bollandus ses romans ;
Irénée insultait les quartodecimans ;
Je voyais se poursuivre à coups de syllogismes,
Paz, armé pour la foi, Krantz, souteneur des schismes,
Et Melchior Adam et Barleycourt Hugo,
Vieux coqs de l'argument debout sur leur ergo.
Fouillons les chartriers, refouillons les glossaires ;
Caracoran, cherchez Issedon ; dans ses serres
Jove a cet écriteau : Vel hodie vel cras ;
Et Tertullien sombre étrangle Carpocras.
Carpocras d'Irénée enviait la boutique ;
Ce Carpocras était un si fier hérétique
Que toi-même, bon Kant, qui jamais n'exécras
Personne, tu devrais exécrer Carpocras.
Comment mettre d'accord Jousse, Antoine Studite,
L'homme de cour Sénèque et Jean le troglodyte,
Young, le pleureur des nuits, Wordsworth, l'esprit des lacs,
Thalès, Hevelius, Levera, Granallachs ;
Les gais soupeurs, d'Holbach, Parny, Dorat-Cubière,
D'argens, avec Rancé qui prend pour lit sa bière ;
Le dessus de velours, le dessous de sapin ;
Ancelin et Cluvier, Polyte et Plancarpin ;
Larcher contre Arouet et Cicchi contre Dante ;
Et l'engeance grimaude et la race pédante ;
Juste Lipse et Luther, Naigeon et Davila ?
Knox me tirait par ci, Scot me tirait par là ;
Luc prenait une oreille, Euler empoignait l'autre ;
Hu ! braillait le chiffreur. Dia ! beuglait l'apôtre.
Oh ! ma jeunesse en fleur qui courait dans les prés
Et les bois par l'aurore et la joie empourprés !
L'herbe verte ! l'étable où l'on fait un doux somme !
Oh ! les coups de bâton de mon ânier bonhomme !
Je ne pourrai jamais dire, ô splendeur des cieux,
Avec des mots assez crachés et furieux,
Comment ils ont changé la pensée en lanière
Et l'idée en férule, et de quelle manière
Ces malheureux m'ont fait, sous un monstrueux tas
D'Eusèbes, de Sophrons, de Blastus, d'Architas,
D'Ossa plus Pélion, d'Anthume plus Orose,
De petit ânon leste immense âne morose !
Livres ! qui, compulsés, adorés, vermoulus,
Sans cesse envahissant l'homme de plus en plus,
De la table des temps épuisez les rallonges,
D'où sortent des lueurs, des visions, des songes,
Et des mains que les morts mettent sur les vivants,
Codes des sanhédrins, oracles des divans,
Textes graves, ardus, austères, difficiles,
Appendices fameux des siècles, codicilles
Du testament de l'homme à chaque âge récrit,
Dont le vélin fait peur quand le temps le flétrit,
Comme si l'on voyait vieillissante et ridée
La face vénérable et chaste de l'idée ;
Vous qui faites, sous l'oeil du chercheur feuilletant,
Un bruit si solennel qu'il semble qu'on entend
Le grand chuchotement de l'Inconnu dans l'ombre,
Volumes sacro-saints que l'institut dénombre,
Qui jusqu'en Chine allez emplir de vos rayons
Ce collège appelé Forêt-de-Crayons,
Résidus de l'effort terrestre, où s'accumule
Le chiffre dont le sphinx compose la formule,
Des hommes lumineux prodigieux produit,
Oh ! comme vous m'avez obscurci, moi la nuit !
Oh ! comme vous m'avez embêté, moi la bête !

Quel délire m'a pris d'aller sur votre faîte
Brouter l'ortie humaine, hélas, et de tenter
Votre viol funèbre, et de vous convoiter,
Livres qui pour consigne avez cette sentence :
— Garder Isis ; tenir les brutes à distance, — 
Qui défendez, afin que tout reste normal, 
Le passage sacré de l'homme à l'animal,
Ô phédons, ô talmuds, ô korans, dont les piles
Du sombre esprit humain gardent les Thermopyles !

Ô volumes, j'ai fait le grand noviciat ;
Je suis plus lourd qu'Accurse et plus sain qu'Alciat ;
Triste, j'ai digéré la docte baliverne ;
J’ai, du matin au soir, en classe, dans l’Averne,
Fait des auteurs latins le patient blocus ;
J’ai remué, suivant le conseil de Flaccus,
Les exemplaires grecs d’une patte nocturne ;
Livres, vous semblez tous des fleuves penchant l’urne,
Mais ce qui sort de vous, c’est le dégorgement
De l’éternel brouillard sur les glaciers fumant ;
L’esprit se perd en vous comme aux gouffres la sonde ;
Vous êtes imposants ! vous divisez le monde
En deux opinions principales : savoir
Si vos graves feuillets, votre blanc, votre noir,
Vos textes plus profonds que les flots sur les plages,
Vos luxes de science, et vos fiers étalages
De travail et d’étude, et vos grands apparats,
Sont créés pour les vers ou sont faits pour les rats.

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