jeudi 13 novembre 2008

Le Libé des philosophes



Je suis souvent dubitatif sur les "Libé des...". Le Libé des Historiens avait été plutôt une bonne surprise car certains historiens ont vraiment une compétence dans une spécialité (par exemple une région du monde) qui peut être utile à la compréhension de l'actualité dans sa diversité et donc qui apporte vraiment quelque chose par rapport au journalisme souvent trop "généraliste".

Est-ce le cas des "philosophes" ?

Je ne sais pas.

Certains de mes Blogueurs favoris comme Matthew Yglesias ou hilzoy, tous les deux formés comme philosophes et dans le dernier cas exerçant encore cette profession, me semblent montrer certaines des vertus intellectuelles qu'on doit attendre de philosophes dans l'élucidation de l'actualité, même quand ils n'ont pas les compétences techniques, historiques, juridiques, économiques. Ils manifestent par exemple la capacité de faire des distinctions pertinentes, d'analyser les arguments, de démonter des sophismes usuels, y compris ceux qui soutiennent son propre camp idéologique (dans le cas d'Yglesias, même quand il se trompe, il a une capacité d'analyse qui lui permettrait d'argumenter au-delà même de ce qu'il connaît - en dehors de quelques cas d'hubris comme son jugement sommaire contre son ancien Nemesis Rawls).

Le fait qu'on soit formé à étudier des textes de grands penseurs et à décortiquer leurs arguments devrait donc pouvoir aider en partie au journalisme.

En même temps, la philosophie, dans ses grandes généralités, a du mal à se défaire de jeux de mots et de jeux rhétoriques qui rappellent que ce n'est pas un simple hasard historique si la philosophie est née en critiquant les sophistes : le sophiste est un ennemi si intime que c'est un risque constant de succomber aux attraits de la rhétorique. En ce cas, ce n'est guère mieux que les Libés des écrivains, souvent très inégaux. Au pire des cas, cela donne les généralités du journalisme, la rigueur factuelle en moins. Le manque de recul sur l'actualité fugace conduit à parler en chaire avec moins de prudence que le journaliste le moins objectif.

Le test devrait donc être non pas seulement de s'appuyer sur des connaissances historiques et philosophiques en commentaire de l'actualité mais d'en tirer des analyses qui ne soient ni des paradoxes brillants mais vides ni de simples reformulations en plus obscur d'opinions communes.

Je ne suis pas sûr, sans vouloir trop en rajouter dans le rire de la servante thrace, dans la misologie facile et dans le ressentiment anti-intellectuels contre ceux qui au moins tentent d'affronter ce risque, que la majeure partie de ce numéro n° 8561 des Philosophes échappe à ces deux écueils, pour en rester finalement à un sens commun, en un peu plus vain.

La plupart des articles me semblent au niveau moyen de ce que j'attendrais d'un blog d'un citoyen non-philosophe mais cultivé et ne me semblent pas apporter quelque chose en plus à un honnête homme.

Prenons quelques articles plutôt réussis, que je ne trouve pas tous en ligne hélas.

Il y a un sujet d'actualité sur l'Histoire (p. 12), problème philosophique classique : celui sur les Commémorations. C'est un des rares cas où Libé a mis une sorte de débat entre deux articles, ce qui rend tout de suite la question plus problématique et plus intéressante.

Le philosophe moral Ruwen Ogien dit qu'il désapprouve l'argument de la Commission Kaspi selon laquelle "trop de commémoration tue la commémoration" et que cela n'est pas prouvé (ou plutôt la converse n'est pas prouvée : moins de commémorations ne vont pas forcément les renforcer). Je crois qu'il a raison de réagir à l'humeur actuelle (qui est elle-même une réaction contre l'instrumentalisation de l'histoire) mais ici sa fonction est donc purement critique (il montre seulement que l'argument n'est pas établi, pas qu'il est faux). Puis, Charles Pépin rappelle les enjeux du débat chez Nietzsche dans les Considérations inactuelles : un excès de mémoire historique peut être aussi un effet et une cause de Ressentiment, nous sommes malades de l'obsession pour notre Histoire. Pépin dit que le rapport Kaspi semble plutôt dénoncer la nature communautariste des commémorations, plus que leur quantité. On n'aura pas vraiment de solution mais on a un peu mieux entrevu quelques éléments du débat. Cependant, la plupart des textes récents de Ricoeur ou Derrida sur les guerres de la mémoire, le pardon, la culpabilisation, ne me semblent finalement pas vraiment remettre en cause un cliché de bon sens qu'on entend dans la rue, du genre "Pardonner sans oublier", "Se souvenir sans en tirer du ressentiment".



J'en viendrais presque à espérer par impatience que quelqu'un trouve un subterfuge neuf pour exalter la culpabilité ou bien au contraire l'amnésie totale comme amnestie (mais c'est difficile après l'idée de refoulement). [Il y a un petit article traduit de Zizek (à qui on peut faire confiance d'habitude pour soutenir une position absurde en disant qu'elle est raisonnable ou bien une position très classique en prétendant qu'elle est un paradoxe absolu) et ici il dit juste que la fonte des Pôles est une catastrophe (ce qui ne va pas vraiment remettre en cause nos intuitions à part si vous êtes Sarah Palin).]

En revanche, je ne vois pas vraiment ce que Zarka apporte (p. 14) à la question de savoir si l'Assemblée doit ou non orienter nos Manuels d'histoire (il propose des "autorités pédagogiques indépendantes" mais n'est-ce pas déjà le cas des Programmes nationaux ?).

Prenons un autre article sur le Monde, sur l'élection de Nir Barkat (de Kadima, ex-Likoud) comme maire de Jérusalem. L'article (p. 10) est écrit par Rémi Brague. Brague est un spécialiste de philosophie médiévale latine et arabe, catholique très érudit et connu pour ses sarcasmes (en gros, un Alain de Libéra de droite). Il a de toute évidence reçu une dépêche disant que Nir Barkat est une maire "laïc" et il ne veut pas vraiment parler d'Israël, mais plutôt de nos propres termes dans nos repères grecs et latins pour en parler (Rome et Athènes derrière notre perception de Jérusalem). C'est de bonne guerre que de choisir son sujet sur ce qu'on connaît le mieux en refusant la question "positive" (historique, politique et sociale).

Il veut déconstruire la Laïcité et les illusions modernistes. Il ironise sur le terme "laïc" car le λαός est le Peuple saint comme partie de l'Eglise, comme "partenaire de l'Alliance". On reconnaît la tactique habituelle de la critique philosophique : l'anti-métaphysique est de la métaphysique, la laïcité comme neutralisation de l'espace public est un déni de sa propre essence théologico-politique. Puis il fait un second jeu de mot (dont il avoue lui-même que ce n'est qu'une "étymologie grinçante" - le ton constant chez Brague, qui me semble peu charitable, est toujours une irritation impatiente à l'égard d'un entourage de personnes qu'il juge être des crétins). Nir Barkat n'est donc pas "laïc", c'est plutôt un maire "séculier" mais le séculier, c'est ce qui est dans le Siècle et c'est ce qui ne dure pas. Sous-entendu, la sécularisation du religieux n'a été qu'un moment temporaire et les horizons de l'éternité finissent par l'emporter sur une modernité aveugle à sa propre origine spirituelle. Ah, ah, on doit trouver cela très drôle dans Communio.



Ici, je ne vois qu'une rhétorique brillante et savante qui cherche à changer le sujet et brouiller la question. C'est une distinction de mots sans grande différence. Cela n'apporte rien par exemple à la question sous-jacente du "profane" pour un Etat juif. Il propose le terme "profane" comme traduction d'un vocable hébreu mais je ne vois pas vraiment ce qu'on gagne à ce mot qui s'installe tout autant dans la négation de ce qui est délimité dans le sacré. Or le problème de ces municipales dans une ville si symbolique n'est pas seulement religieux et un des enjeux de la candidature d'Arcadi Gaydamak (qui n'eut certes que 3,6% et échoua dans sa coalition hétéroclite) n'était pas seulement "juifs religieux" (comme les Haredim) contre juifs moins orthodoxes, mais aussi juifs d'origine russe essayant une alliance paradoxale avec les Arabes israéliens contre les juifs sépharades et certains Haredim d'origine lithuanienne. L'adversaire principal de Nir Barkat, Rabbi Meir Porush, est un juif ultra-orthodoxe Haredi qui descend d'une famille de Jerusalem qui était déjà présente bien avant la fondation d'Israel, et il a perdu à environ 42% contre 50%, ce qui signifie sans doute que tant que les Arabes ne votent pas, les Haredim sont de plus en plus le groupe décisif dans la Ville (sauf si les partis de gouvernement comme Kadima réussissent à maintenir la division des ultra-orthodoxes).

Je ne parlerai presque pas des articles sur le PS et Royal. Aucun ne m'a apporté quoi que ce soit, se contentant, comme nous le faisons tous, de déplorer la situation générale. Certains défendaient Royal comme un renouveau démocratique ( notamment en raison de la "démocratie participative" - Nicole Dewandre, qui défend Royal au nom de son sexe (et Martine Aubry alors ?) est une ingénieure belge qui travaille maintenant sur les questions féminines dans l'administration pour l'Union européenne et je n'ai pas vraiment été convancu) et d'autres attaquaient Jean-Luc Mélénchon (ce qui pourrait faire plaisir mais les arguments ne me semblaient avoir aucune force et aucune précision, se contentant de dire que sa critique à gauche était un signe de désintégration, ce que n'importe qui aurait dit). D'autres font de la sémiotique à la petite semaine ("il faut que le PS fasse rêver") ou donne des conseils tactiques qui reviennent à nier le problème politique interne ("commencez par insister sur ce qui vous unit contre Sarkozy !"). Un article dit que Royal a échoué dans sa tentative de récupération du national et que la solution est un libéralisme de gauche comme contre-pouvoir contre les abus du régime sarkozyen, mais n'est-ce pas en gros aussi ce que dirait le courant Royal ? Quel est le gain théorique ou pratique ?

Ah, sinon, S. Laugier, la spécialiste cinéphile de Stanley Cavell, nous conseille de regarder dans la rubrique télé soit Cold Case soit The Green Mile, soit Knocked Up ce soir (franchement, dans le dernier cas, je ne suis pas sûr mais j'ai du mal sur l'embarras social). Et elle dit que le téléfilm PU239 (Plutonium) n'est pas une référence au §239 des Philosophischen Untersuchungen de Wittgenstein. Ce serait presque une blague gratuite et ratée digne d'un blogueur, non ?

3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est bien simple, je l'ai lu et n'ai absolument rien retenu. A part ça j'aime assez Cold Case et où peut-on commander les petits shirts

Phersv a dit…

Oui, c'est le problème de ce numéro (qui est peut-être moins mauvais quand même que le Libé des philosophes de l'an dernier, je crois.

Cold Case, j'aime bien aussi le côté préchi-précha démocrate (ce sont presque à chaque fois des histoires de discriminations sociales) mais c'est quand même lugubre.

Les T-Shirts viennent de Wearscience.

Anonyme a dit…

Cold Case, j'avais aimé la saison qui se déroulait pendant l'hiver, la présence du fleuve sur lequel flottait des blocs de glace qui me semblait renvoyer aux personnages eux-mêmes. Et puis j'aime beaucoup l'actrice principale, son coté diaphane, lugubre effectivement, elle aussi elle "flotte". Tout ça me semblait cohérent avec une série qui joue sur le temps. Mais il est vrai qu'au fil des saisons c'est devenu systématique.
En ce moment, je regarde Mad Men que je tiens pour la série la mieux écrite depuis Les Sopranos.
Merci du tuyau pour les petits shirts.