Je ne voudrais pas vraiment défendre Monique Canto (MCS), si attaquée dans cet article de la presse en arriviste cynique et méprisante (et ils donnent beaucoup d'exemples assez convaincants). On apprend même certains détails drôles sur l'Ecole d'économie de Paris ou l'acharnement contre le mouvement gauchiste des grévistes de l'ENS de l'an dernier.
Cela me paraît donc moins décevant que l'article du même magazine de la dernière fois sur "Quayle/Quine". Mais certains des arguments d'Eric Aeschiman (tiens, il n'est plus chez Libé ?) sur le contexte général me semblent quand même erronés ou du moins trop légers.
Qu'on accuse la figure de pouvoir, MCS, pourquoi pas, mais sans rejeter tous les travaux philosophiques dont elle prétend se réclamer :
Au début des années 1990, elle monte un séminaire dédié à la philosophie morale anglo-saxonne, plutôt conservatrice et alors très mal connue, tout en lançant une collection aux Presses universitaires de France.
L'auteur de l'article ne lit peut-être que la philosophie continentale, ne connaît peut-être pas l'éthique analytique et fait une généralité à partir du "libéralisme" consensuel de MCS. Je veux bien que Mme Anscombe ou le néo-thomiste Alasdair MacIntyre soient décrits comme "plutôt conservateurs" en un sens, mais pour les autres références principales de cette époque comme Bernard Williams, Derek Parfit, Peter Singer ou Judith Jarvis Thomson, c'est simplement ridicule et même d'un nationalisme paroissial étroit.
Canto montre sans doute peu d'intégrité (la vertu williamsienne par excellence) dans son ambition, mais je ne crois pas qu'on puisse accuser la "philosophie morale anglo-saxonne" comme complice dans son ensemble d'une "remise à l'ordre idéologique".
Charles Appuhn, le traducteur de Spinoza, a été nazi et on a rarement accusé le spinozisme d'y avoir conduit.
Ou alors il faut dire que cette philosophie morale de l'après-guerre serait conservatrice pour le simple fait de poser des questions d'éthique posées par Aristote ou par Kant ? J'imagine que c'est le mot de "vertu" qui fait aussitôt croire à un moralisme pudibond ?
Je ne veux pas dire que l'éthique anglo-saxonne ne peut être critiquée. Elle peut s'enfermer bien entendu dans certains débats scolastiques sans être "conservatrice". Tout le monde peut en avoir assez des expériences de pensée sur les Trolleys. Elle est aussi refermée sur elle-même, sur une seule langue mondiale et court le risque d'une situation de monopole où elle ne pourrait plus juger des textes que par les normes qu'elle développe, en faisant tomber tout le reste dans une sorte de folklore hors-sujet ou une marge hors-discussion.
Mais elle n'est pas plus "de droite" que l'anarchisme abstrait de Foucault, quels que soient les éventuels outils d'émancipation que ce dernier prétendait fournir. Sans faire trop d'argument ad hominem, il suffirait de suivre le parcours de François Ewald, archi-foucaldien et philosophe du Medef, pour douter que la critique radicale des années 60 aurait ensuite mieux résisté aux forces du conformisme que la scolastique analytique.
Prétendre, comme elle fait, que les penseurs français des années 1960 ne s'intéressaient pas à la morale, «c'est une façon de jeter l'opprobre sur Althusser, Deleuze, Foucault, Derrida, bref, sur tous ceux qui se sont confrontés à Marx et qu'on accuse aujourd'hui d'anti-humanisme, de terrorisme intellectuel, de surpolitisation...», observe un prof de la rue d'Ulm.
Il n'empêche que cette absence de la morale est un fait, ou bien je ne comprends pas le sens ambigu de ce mot de "morale". La philosophie continentale s'en est même plutôt glorifié malgré les différences, et il serait difficile de maintenant prétendre l'inverse. C'est un peu un argument du Chaudron : "Il n'y a vraiment que des philosophes trop naïfs ou conservateurs qui peuvent encore s'intéresser à un truc aussi dépassé que la morale ! Mais d'autre part, nous aussi, nous nous intéressons bien évidemment nous aussi à la morale et ce serait vraiment un mauvais procès que de dire que nous n'en faisions pas". Certes, certes, la vraie morale se fiche de la morale, mais ne jouons pas sur les mots.
A la moitié du siècle dernier, Sartre avait été très préoccupé de morale (en un sens toute sa prétendue "ontologie phénoménologique" n'est que de la morale déguisée en discours ontologique) mais en bon anarchiste nietzschéen (comme tout le monde), il n'était pas arrivé à trouver un moyen de la formuler (et sa position finalement est proche de Williams sur ce point, où l'intégrité de l'agent compte plus que les principes formels).
Mais les grands philosophes français de la génération suivante ne s'intéressaient que peu à la morale comme une sorte de "champ" dans la philosophie (il y avait certes Jankelevitch mais je n'ai jamais trouvé qu'il argumentait ses affirmations de morale). C'est d'ailleurs un fait intéressant en soi. C'est tout comme pour Heidegger, qui dit qu'il veut faire de la philosophie et ne croit pas à ces domaines spéciaux, si bien que les rares passages sur la morale sont sur des termes existentiaux comme la notion d'authenticité ou, pendant la guerre, de "sacrifice" (humm).
4 commentaires:
Merci pour cet article, et pour le lien.
Un point cependant : vous avez raison sur la mise au point quant à l'absence d'intérêt pour l'éthique proprement dite chez les "continentaux" des 60's (on pourrait juste nuancer sur Foucault, à cause de son tournant dans les dernières années). Mais pragmatiquement, la phrase "ne s'intéressaient pas à la morale" peut avoir un sens plus polémique, et moins factuel. C'est sans doute ce que voulait signifier, peut-être au prix d'une confusion, le professeur cité, non ?
Oui, mais je ne crois pas qu'on puisse lire la phrase comme une attaque possible sur leur vie (dans le sens : ils ne seraient pas eux-même moraux ou ils ne se souciaient pas du tout de "morale" dans leur vie). Mais le glissement est possible et MCS en serait capable pour faire un effet rhétorique.
Il est certain qu'on peut théoriser sur la morale sans être très moral (la plupart des philosophes moraux montrent ce genre d'hypocrisie). Et sans être trop rousseauiste, à l'inverse, il est probable que de nombreuses personnes montrent plus de morale dans leur vie que d'autres dans leurs théories. Comme disait un peu le texte de Leibniz (pour le coup conservateur) déjà cité sur ce blog, il y a le chaste Epicure mais aussi l'hypocrite Sénèque.
Mais la phrase du professeur citée n'est pas absurde dans le fond.
Est-ce que la critique radicale a pu critiquer la morale "moralisante", idéologique, bourgeoise, abstraite, traditionnelle, ascétique, aliénante, sans arriver à parler de principes moraux nouveaux ?
Je ne connais pas la question éthique du souci de soi chez Foucault en dehors de ce que cela semble représenter d'un point de vue historique, mais je ne sais pas du tout ce que veulent dire les modes de subjectivation.
Foucault voulait éviter l'embrigadement et je me souviens d'un texte que je ne comprend pas où il parle de sa lutte contre la condition des prisons en niant que son engagement soit moral.
C'est un problème digne de la Terminale. Peut-on faire de la morale sans tomber dans la volonté de pouvoir cachée ? Peut-on la fuir sans tomber dans un relativisme absurde ou sans la présupposer en la refoulant ?
Heidegger me semble voir la distinction même d'une "morale" comme un contre-sens philosophique, une distinction technique de domaines qui viendrait d'une "gestion".
Il devait dire que même les mots "théorie" et "pratique" nous enfermeraient dans l'Essence de la Technique et dans la Métaphysique d'Aristote. Cela peut être le cas mais il n'est hélas pas le bon exemple d'un philosophe qui aurait montré de l'intégrité ou du courage pratique à côté de ses "audaces" théoriques.
Je suis tout à fait d'accord. C'est très problématique chez ces auteurs, et largement aporétique.
La tentative d'élaborer un cadre de pensée où la morale ne figure pas à titre de concept (parce que c'est moralisant, toujours-déjà bourgeois, etc.), mais où des soucis moraux s'inscrivent, ou du moins sont rendus articulables de manière plus ou moins implicite, amène, chez ces théoriciens, à de grandes ambiguïtés, qui sont celles que vous remarquez. Ce désir d'échapper au discours sur la morale laisse le "souci" moral dans une coupable obscurité.
Il me semble que l'on peut se référer à cette déclaration éclairante de Deleuze (en interview, où il est, de manière pas si surprenante, plus clair que dans Différence et répétition") :
"La philosophie est inséparable d'une "critique". Seulement, il y a deux manières de critiquer. Ou bien on critique les "fausses applications" : on critique la fausse morale, les fausses connaissances, les fausses religions, etc. c'est comme cela que Kant par exemple conçoit la fameuse "Critique" : l'idéal de connaissance, la vraie morale, la vraie foi, en sortent intacts. Et puis, il y a une autre famille de philosophes, celle qui critique de fond en comble la vraie morale, la vraie foi, la connaissance idéale, au profit d'autre chose, au profit d'une nouvelle image de la pensée. Tant qu'on se contente de critiquer le "faux", on ne fait de mal à personne (la vraie critique, c'est la critique des vraies formes et pas des faux contenus. On ne critique pas le capitalisme ou l'impérialisme en en dénonçant les "erreurs"). Cette autre famille de philosophes, c'est Lucrèce, c'est Spinoza, c'est Nietzsche, une lignée prodigieuse en philosophie, une ligne brisée, tout à fait volcanique".
(l'Île déserte, pp. 191-2)
Alors, il est certain que cette "autre image de la pensée" est toujours restée bien nébuleuse en ce qui concerne l'éthique (voire le reste), et que se réclamer d'une "lignée" plus que d'une position est hautement problématique (cf. l'article de F. Cova sur le perfectionnisme). Les ambiguïtés restent donc. Ce qui m'a frappé dans ce texte, c'est cependant cette idée selon laquelle il y a une différence entre penser droitement, et se réclamer du vrai (ou du bien, mutatis mutandis) pour donner assise à sa réflexion, et que peut-être le rejet du second (et donc, de tout discours en termes de "bien", de "morale", etc.) pouvait être compris de manière plus "méthodologique", heuristique, que littérale.
Mais peut-être cette interprétation est-elle trop charitable, ce que je conçois certainement.
Addendum :
renseignement pris chez des normaliens, l'article d'Aeschiman aurait, sinon pour but, du moins pour effet non totalement collatéral de conforter des opposants "de droite" à MCS, jugée trop avide de pouvoir personnel, sans que sa politique soit vraiment questionnée.
Tout cela reste de l'ordre de la conjecture, mais peut jeter un éclairage sur la personnalisation de l'analyse de l'article.
Enregistrer un commentaire