A l'époque de l'Empirisme logique des années 1930, Schlick croyait avoir trouvé une solution à tous les problèmes philosophiques : le vérificationnisme. La thèse du vérificationnisme est que la signification d'un énoncé est les conditions de vérification de cet énoncé. Par exemple, la signification de "la lumière va à 300,000 km par seconde" est en fait la manière dont nous pouvons vérifier si cet énoncé est vrai ou faux. La conséquence pour les Empiristes du Cercle de Vienne était anti-métaphysique : tout énoncé qui n'est ni vérifiable ni réfutable n'a pas vraiment de signification.
La thèse vérificationniste eut un grand succès mais disparut tout aussi vite dès l'après-guerre, dès que certains Empiristes logiques admirent qu'il était un lit de Procuste trop rigide même pour les sciences. De nombreux énoncés semblent bien avoir une signification sans qu'on puisse toujours s'accorder sur les conditions de vérification (par exemple, des énoncés contre-factuels sur des possibilités).
Il avait fait ses études à Oxford juste après la Guerre (il fut un Fellow de All Souls pendant toute l'après-guerre) mais il ne fut pas vraiment un philosophe du Langage Ordinaire dans le style habituel des Wittgensteiniens qui infestaient Cambridge. Lui aussi mettait l'analyse du langage au point de départ, mais il était prêt à réviser profondément nos habitudes ordinaires au nom de certains principes logiques. Mais lui aussi était une forme de Wittgensteinien qui défendait l'idée que la vérité d'un énoncé ne peut pas transcender des conditions d'usage.
Le point de départ de Dummett fut donc la critique du Réalisme. D'habitude en métaphysique, on entend depuis Wolff et Kant le "Réalisme" comme la thèse qu'il y a quelque chose qui transcende toutes nos capacités de le connaître, qu'il y a un sens à penser et affirmer qu'il y a quelque chose au-delà de toute méthode de la connaître (comme la Chose en Soi chez Kant). Dummett donna une nouvelle définition sémantique : le Réalisme est la thèse selon laquelle il y a des conditions de vérité qui transcendent toute possibilité de vérification. Pour Dummett, ce Réalisme sémantique sur les Propositions est en quelque sorte un présupposé plus fondamental derrière d'autres formes de Réalismes et que même certains "Idéalistes" admettent (même la méthodologie de l'Idéalisme transcendantal de Kant par exemple, malgré l'interdiction des preuves apagogiques en philsophie).
Par exemple, ce qu'on appelle "Platonisme" en philosophie des mathématiques peut dire qu'une Conjecture comme l'Hypothèse du Continu est vraie même si sa vérité ne peut absolument pas être démontrée et même si on peut démontrer l'indépendance logique de l'Hypothèse par rapport aux axiomes classiques de la théorie des ensembles. Le Réalisme revient à accepter le Principe de Bivalence, la thèse que toute proposition est soit vraie soit fausse, indépendamment de la manière dont on peut ou non la connaître, même dans un cas idéal.
Dummett considérait que le Réalisme était un dogme philosophiquement non-fondé. Tout argument en faveur du Réalisme reposerait toujours sur une pétition de principe. Il soutint donc la position intuitionniste en mathématiques, la thèse qu'on ne peut admettre comme objets que ceux qu'on peut construire directement grâce à une série de déductions et non pas simplement des objets qu'on affirme comme non-contradictoires. L'intuitionnisme réduit considérablement l'ontologie des objets mathématiques et réduit aussi la force de la logique classique qui ne peut plus reposer sur certains raisonnements par l'absurde. Il défendit donc en détails dans son traité Elements of Intuitionism une forme de logique non-classique et c'est un aspect de son oeuvre qui n'intéressa que quelques sectes de logiciens et pas vraiment les philosophes. La métaphysique était réduite à une analyse de ses principes d'inférence.
Le vrai choix fondamental était celui de la théorie de la déduction derrière sa théorie sémantique. Dummett croyait même avoir enfin trouvé un terrain plus solide pour toute critique philosophique et pour éviter des fausses disputes en philosophie.
C'est à partir de ce principe "logique" de l'Anti-Réalisme que Dummett se mit à son énorme travail exégétique sur le plus célèbre fondateur de la philosophie analytique et le plus "Réaliste" des mathématiciens, Gottlob Frege (même si Russell fut tout aussi Réaliste et platonicien en un sens que Frege).
Michael Dummett est aujourd'hui plus connu comme un "commentateur" de Frege mais on oublie de rappeler que son commentaire avait surtout pour but de comprendre comment Frege (avant la naissance de la sémantique moderne post-tarskienne) défendait ces thèses que Dummett rejetait radicalement. Le retour aux origines de la philosophie analytique n'était donc pas seulement exégétique mais critique : Dummett voulait trier ce qu'on pouvait conserver de Frege et ce qu'il fallait éliminer à la base.
Pourtant (et quel que soit "l'échec du programme logiciste"), Dummett considérait qu'aucun philosophe n'avait jamais atteint la même rigueur logique et la même clarté que Gottlob Frege. Cela le conduisait à une condescendance affichée à l'égard de toute autre critique contre celui qu'il analysait. Même quand il était en désaccord avec Frege, il jugeait généralement les arguments de ce dernier supérieurs à ceux de la plupart de ses adversaires. Frege ne pouvait pour lui qu'échouer en étant un Réaliste mais il était allé plus loin que tous les autres dans cette voie. Il prouvait donc négativement la nécessité de devenir un Intuitionniste en logique. Michael Dummett était donc à la fois un Anti-réaliste et le plus fanatique des "Frégéens", réduisant toute la philosophie contemporaine à un choix entre un débat interne au Post-Frégéanisme ou bien un marais confus basculant dans le psychologisme.
Radical sur les questions de la Vérité, Dummett était difficile à classer politiquement, un peu comme le couple de Geach & Anscombe, les Wittgensteiniens catholiques. Il a beaucoup attaqué les Conservateurs sur l'immigration et la xénophobie et se faisait connaître (même dans certaines préfaces des textes sur Frege) par son activisme en faveur des immigrés au Royaume-Uni pendant les années 1960-1970. Converti jeune au Catholicisme d'Oxford, il a aussi défendu l'intégralité du Dogme dans des revues dominicaines.
Peut-être en partie à cause de sa théologie de la Toute-Puissance de Dieu, il était "ouvert" sur la possibilité logique de certaines propriétés physiques. Il se disait par exemple anti-réaliste aussi sur le passé. Des énoncés absolument invérifiables pour nous sur le passé pourraient être dénués de valeur de vérité. Il était logiquement possible qu'une relation causale puisse être rétroactive tant que cela n'entraînait aucune contradiction dans les informations vérifiables (ce qui en fit un des premiers défenseurs anti-réaliste de la possibilité du voyage dans le temps, avant le réalisme modal David Lewis, et avec des intentions bien différentes).
Mais comme souvent dans l'histoire de la philosophie, "Dieu" est un concept qui permet de tricher. En tant que "vérificateur idéal" qui a une position adaptée pour vérifier tout ce qui est vérifiable, Dieu permet à Dummett d'avoir certains avantages du Réalisme avec sa théorie si exigente fondée sur l'Anti-Réalisme. Dummett va jusqu'à dire dans ses conférences Truth and Reality (2006) qu'il serait plus cohérent de poser Dieu comme corrélat de son Anti-Réalisme sémantique, ce qui doit être une des formes les plus récentes d'un argument (onto)logique en faveur de l'existence de Dieu.
Benjamin Murphy a fait un entrée de dictionnaire sur la philosophie de Michael Dummett, qui introduit aussi à la sémantique anti-réaliste. On peut citer le néo-logiciste Crispin Wright parmi les grands Dummettiens contemporains. Le Guardian a une notice nécrologique (écrite par Adrian W. Moore).
4 commentaires:
Merci pour cet excellent article.
Vous avez une explication au fait qu'il y ait tant de catholiques chez les philosophes analytiques britanniques ?
Non, et il faudrait aussi ajouter Alasdair McIntyre.
J'allais chercher une explication un peu wéberienne en faisant des Catholiques "les juifs des Britanniques" : un mécanisme de minorités exclues qui se tournent vers l'examen plus radical des présupposés.
Mais ce genre de mécanisme ne marcherait pas bien dans le cas du couple Geach-Anscombe, de Dummett qui disent s'être convertis au catholicisme à l'âge adulte (Anscombe s'est convertie dans ses premières années d'université). Pour l'Ecossais McIntyre, c'est même encore pire, il a été marxiste pendant tout son développement philosophique et ne s'est converti au Catholicisme que dans les années 1980, après ses premières recherches sur la morale dans After Virtue alors qu'il avait déjà plus de 50 ans et qu'il prétendait chercher des arguments contre le Thomisme.
L'autre point commun est qu'ils furent tous d'Oxford. Il y a peut-être des traces institutionnelles du Mouvement d'Oxford (conversions de l'anglicanisme vers le catholicisme) au début du XIXe siècle qui donna le Cardinal Newman et le poète jésuite GM Hopkins.
Il doit y avoir un mélange de tradition et de thomisme qui leur convient mieux que le christianisme protestant. GK Chesterton aussi se convertit au Catholicisme vers 1920 mais il n'est pas passé par Oxford.
Intéressant article.
On peut noter que si l'intuitionnisme est (à vous entendre) à peu près mort en Philosophie, il est en revanche au coeur d'une grande partie de la théorie des langages de programmation en Informatique.
Je ne sais pas si la fusion progressive depuis les années 1980 de la théorie de la démonstration d'une part et de ce pan de l'informatique théorique de l'autre a mené des logiciens/philosophes à lire des logiciens/informaticiens (éventuellement J.-Y. Girard ?), mais l'inverse est avéré comme en témoigne par exemple :
http://www.pps.jussieu.fr/~noam/talks/dummett-girard.pdf
[Cafouillage sur le précédent commentaire.]
Merci pour le lien, je savais que les logiciens s'intéressaient encore à ces systèmes intuitionnistes (notamment à cause de Stephen Kleene ou Georg Kreisel) mais j'ignorais qu'ils reliaient encore cela à des questions de Dummett.
Et en effet, il y a certains philosophes qui utilisent Girard (Pierre Livet se sert de la logique linéaire).
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