jeudi 6 avril 2017

Shores of Korantia (2014)


Le site d100.fr a de nombreux documents traduits notamment sur Mythras (le jeu qui reprend la 6e édition de RuneQuest), sur OpenQuest (la version à licence libre), sur d100 Revolution (la variante de RQ d'Alephtar Games) et donc aussi pour l'univers de Thennla, qui avait été créé par Jonathan Drake (et dont j'avais déjà décrit la première version sur l'Empire taskien, Age of Treason). [La nouvelle édition de Runequest chez Chaosium s'appellera finalement "RQG", RuneQuest: Role-Playing in Glorantha.]

Le blog l'Almanach d'Aristentorus (par Stéphane "Guernicus Hamilcar") est entièrement consacré en français à ce dernier univers de Thennla et à une campagne en Korantie (Aristentorus est un équivalent de Pythéas l'explorateur dans cet univers).

Thennla (qui comprend déjà au moins deux suppléments sur l'Empire taskien et la Ligue korantienne) est un univers antiquisant riche, assez proche des présupposés de départ de RQ (peut-être plus que ne l'est le monde plus épique de Glorantha paradoxalement). Les cultes y jouent un rôle central pour la magie mais la magie est relativement peu puissante au point que les quelques grands sorts (comme le golem de fer qui constitue le Corps du Roi taskien) y sont encore des miracles surprenants.

C'est un univers idéal si on cherche à la fois un relatif "réalisme" presque "historique" et une magie assez discrète. On est donc entre l'historicité des jeux de Paul "Mithras" Elliott (Warlords of Alexander, Zenobia) et le merveilleux de Glorantha. Et comme pour Age of Treason, Drake a mis plusieurs scénarios dans Shores of Korantia, près d'une centaine de pages, pour mieux aborder l'atmosphère de sa création.



Préliminaire : Mythe et histoire

Là où mon propre goût diffère de celui de Drake est que la religion me semble y être à peu près ce qu'elle est dans notre réalité, plus un instrument de pouvoir terrestre, une idéologie et des rituels, et non un ensemble de récits mystérieux. Il dit même explicitement que la population ne s'intéresse pas tellement aux mythes (qui ne sont guère conçus que comme des contes moralisants) mais plutôt aux institutions "positives" (au sens juridique) qui sont fondées sur les cultes. Il affirme que c'est le fait que les dieux existent objectivement qui privent les mythes d'une partie de leur portée métaphorique ou existentielle pour les réduire à des contes anthropomorphiques. Là où je préfère Glorantha est que dans cette dernière les variantes des mythes y deviennent une intrigue en soi alors que Drake préfère n'y voir qu'un folklore inessentiel par rapport aux structures sociales ou les organisations qui se sont solidifiées autour de la religion.

J'exagère peut-être mais j'ai l'impression que le seul mythe (par opposition aux nombreux rites) raconté dans le livre (il y a aussi un petit mythe local de fondation de cité p. 91) est finalement le divorce il y a plus d'un millier d'années entre Lanis (le dieu soleil, l'équivalent du Yelm gloranthien - le blog d'Aristentorus a décidé de le franciser en Lanil sans doute pour éviter la sonorité d'anis) et de Jekkara (la déesse lunaire, l'équivalent en nettement plus matriarchal de Rufelza) et ce récit fondamental est plus un effet d'un conflit politique ou ethnique qu'une cause de cette scission qui aurait pu être cosmique. Tout est historique et donc le mythe a la portion congrue. Il n'y a même pas d'arbre généalogique des dieux car l'Âge pré-historique des dieux n'a pas l'importance qu'il aurait dans Glorantha.

C'est en partie une simple différence de goût (je soupçonne que Drake était plus intéressé par l'archéologie antique réelle que par la partie mythologique dans la philologie classique). Ou on pourrait y voir une différence d'accents entre deux types de théories de la mythologie : la première plus durkheimienne ou marxiste (la mythologie comme reflet de la stratification sociale) et l'autre plus lévistraussienne (les variantes des récits comme des jeux d'oppositions et métaphores qui ne se réduisent pas entièrement à un tel reflet idéologique). Les dieux sont tellement "culturels" ou artificiels que les règles expliquent même comment les Cités créent par magie leur Divinité poliade comme un Gestalt. Le monde de Thennla n'est certes pas aussi "évhémériste" que Mystara (où tous les dieux sont censés être en réalité d'anciens mortels) mais les dieux y sont un arrière-fond assez décoratif, toujours présents et pourtant dépassés par les actions humaines.

Une autre différence majeure avec Glorantha est que tous les peuples sont humains. Il n'y a aucun elfe, nain, etc (même si un des peuples humains qui semble être un équivalent des Scythes sont ironiquement appelés "les Orcs" et si la culture aquatique des Dagomils ressemble à des hybrides de tritons). Les non-humains sont donc en gros limités à des monstres ou à quelques nymphes, centaures ou satyres (qui jouent le rôle des Broos de Glorantha). De ce point de vue cela ressemblerait plus à Game of Thrones ou bien à Artesia (si ce n'est que cette dernière est bien plus proche de Glorantha dans l'utilisation des mythes).

La Ligue Korantine



Nous sommes au début du XIIIe siècle de l'ancien Empire korantien dévoué au dieu solaire Lanis.

La Korantia serait l'équivalent d'une Atlantis ou d'une Théra car elle a été submergée par un tsunami il y a environ deux siècles (on accuse les sorcières de la Théocratie jekkarienne de l'avoir causé). Mais si l'Ancienne Korantis a été perdue sous les flots au nord-ouest, plusieurs Cités korantines et une partie de l'Empire ont été maintenue.

Il y a toujours un "Empereur" dans la nouvelle "capitale" de la Cour Hilanistra (construite dans l'intérieur des terres et loin de l'Océan après le Cataclysme) mais il n'a plus qu'un pouvoir symbolique sur une ligue de Cités-Etats de culture korantienne. Le nouveau siège diplomatique de la ligue n'est d'ailleurs plus dans cette petite cité impériale de Hilanistra mais dans la colonie de Bosippa, au nord dans l'île de Valos. L'ancienne relique du Trône de saphir a été retrouvée et l'Empereur actuel Koibos (qui porte le même nom que celui de l'Empereur avant le Cataclysme) aimerait restaurer son autorité mais les cités restent encore en conflit les unes avec les autres, certaines refusant toute prééminence ou hégémonie à la dynastie de Hilanistra.

Les principales Cités de la Ligue korantine

La plus grande cité de la Ligue est Yaristra (sur la côté en face de l'île de Valos), théocratie qui servait d'archives impériales avant le Cataclysme et qui a su le mieux garder les anciens secrets engloutis. Au sud (en amont) de Yaristra, Agissene est une puissance militaire qui appelle à la guerre contre l'Empire taskien. A l'ouest, Sarestra est une puissance maritime en contact avec les anciennes colonies à l'ouest, qui ne reconnaissent plus l'autorité impériale. Himela est une démocratie qui a chassé ses aristocrates (la plupart des cités ont des constitutions républicaines "mixtes") et a été en conflit avec sa voisine Borissa.

Le supplément (p.91sqq) a décidé de détailler les cultes d'une plus petite cité-Etat comme exemple, la république de Vestrikina, au sud d'Himéla mais le gros plan (p. 135-162) est la cité de Thyrta, une colonie de Borissa au sud-ouest sur la côte. La campagne d'Aristentorus commence à Thyrta et j'aime bien le fait qu'il ait ajouté une nouvelle heraldique de ces Cités korantiennes et des cultes.

La mythologie korantienne

En plus du dieu soleil Lanis, le panthéon solaire, qui semble assez greco-romain, a plusieurs fonctions "sociales" (qui sont aussi reliées aux Planètes du système) :

Anayo : dieu du gouvernement et donc des archontes de chaque cité.
Orayna : déesse des cieux et chaque déesse poliade en est un aspect.
Torthil : dieu des paysans, artisans et soldats, professions masculines
  Tarankis l'artisan
  Kos le Gardien : psychopompe et guerrier (le glaive de son frère Anayo).
Sabateus : dieu des marchands. Les Sabatéens sont à la fois un culte et un réseau commercial.
  Estrigel : dieu des messagers et hérauts, associé au précédent comme deux aspects d'Hermès.
Veltis la destructrice : déesse de la guerre. Voir cette version du culte qui en fait une déesse des amazones. La description fait penser à Sekhmet ou à La Durga dans la mythologie hindoue.
  Lasca Veltis : déesse de la sagesse et des devins. Ses 7 grandes prêtresses sont les sibylles. On remarque que cette "Athéna-Apollon" y est un aspect d'Arès ou de la Durga, renversement original.
Lanthrus : dieu du labeur et de la souffrance. Certains esclaves en font un rebelle.
Pyrolus : dieu des marins (et non de l'Océan car Océan est considéré comme un titan dangereux).
Semordis le sauveur : dieu des soins et des talismans apotropaïques.
Sheylo la terre féconde et Zolesta la terre chtonienne des tombes.
Arribéus l'aède : dieu des spectacles, de la jeunesse, du chant des oiseaux et des sources.

Les rapports entre eux sont peu développés. Torthil (Héphaïstos-Triptolème) doit veiller sur Sheylo (Démeter) et Kos (Hadès-Arès) sur Zolesta (Perséphone), Pyrolus le Naute soit être lié avec Diotime (déesse de la pêche). Tout citoyen korantien est initié du culte de la déesse de sa cité, un aspect d'Orayna (qui a l'air d'être plus une femme d'Anayo le gouverneur que de Lanis le soleil). L'exemple donné de la déesse Vestrikina montre comment un dieu mineur comme Arribée (qui équivaut à peu près à Apollon) peut être localement un dieu majeur.

J'imagine que ces divinités doivent aussi correspondre à peu près à une répartion des cités. La déesse HiLanistra, comme l'indique son nom, symbolise la Cour solaire de Lanis, la déesse Bosippa (du centre de la ligue) doit être plus reliée à Estrigel le Messager alors que la déesse Yaristra (cité-bibliothèque) doit être plus liée à Lanis le soleil et à Lasca Veltis, la déesse Agissene (de la cité militaire) avec Torthil (comme la démocratique Himela), Veltis la destructrice ou Kos le gardien, Sarestra avec Sabatée le Marchand ou avec Pyrolus le Naute (qui est donné comme un protecteur de Borissa).

Il est dommage que ces spécialisations des cultes locaux ne soient pas détaillées car cela aurait suffi à différencier un peu toutes ces cités qui risquent de paraître un peu indiscernables. Vue l'importance qu'aurait Semordis (Asclepios) pour un jeu de rôle, il serait bon de savoir quel sanctuaire serait l'équivalent d'Epidaure et où trouver quelques-unes des Sibylles de Lasca Veltis.

Comparaisons entre Korantia et Age of Treason

L'Empire taskien d'Age of Treason avait des intrigues politiques plus développées, notamment dans le supplément The Iron Companion (2012), où on découvrait des niveaux assez complexes à l'intérieur du Culte impérial entre ceux qui voulaient démanteler le Simulacre ou ceux qui au contraire le mettaient au-dessus de l'Empereur). Une autre opposition est que les Korantiens ont des préjugés contre la magie (associée sans doute à leur rejet de la Sorcière Jekkara, la Déesse de la Nuit), alors que l'Empire taskien couvre la cité de Sorandib, un équivalent de l'Egypte pleine de sorcellerie hermétique. Si les Korantins sont plus des Grecs hellénistiques, les Taskiens sont plus orientaux, plus parthes que strictement "romains", ce qui paraît plus original aussi.

Mais d'un autre côté, l'aspect moins "centralisé" du soi-disant "Empire" korantien pourrait mieux se prêter au jeu de rôle, surtout si les différentes Cités sont un jour un peu plus différenciées. La Cité de Tyrta (colonie de la Cité de Borissa) dans le livre montre mieux comment les politiques et les cultes agissent localement.

Voici quelques dieux du panthéon tarsénien qui précédait le Culte impérial taskien. Leurs mythes étaient un peu plus "dramatiques" que ceux du panthéon solaire de Lanis :

Tarsen : Dieu de la civilisation, père de la culture
Thesh : Dieu du feu, de la forge et de la mort (et créateur du Simulacre de Fer)
Basat : Dieu de la lumière et aventurier, amant de Thetis (équivalent de Mithra)
Hoonvel : Dieu de l'agriculture (jolie inversion du mythe de Perséphone : grâce à Basat, il a délivré Kait la Déesse de l'Orge de sa mère Samanse la Déesse de la Terre, ce qui a créé le cycle des saisons).
Machank : Dieu de la Guerre
Jarmost : Dieu des voyageurs et de l'astrologie
Sumis : Déesse de la vie sauvage et de la chasse, soeur et amante de Basat
Merai : Dieu des arts
Thetis : Déesse de l'amour, épouse de Machank et maîtresse de Basat
Hamath : Dieu protecteur des basses classes
Gomorg : Dieu des enfers, ennemi de Basat

3 commentaires:

賈尼 a dit…

Le retour des longs et beaux billets sur le jeu de rôle :-)

Guernicus Hamilcar a dit…

Bonjour, 

Je suis l’auteur de l’Almanach d’Aristentorus et je voulais vous remercier pour cette analyse particulièrement perspicace du monde de Thennla. Je pensais être seul à écrire en français sur ce monde passionnant et je suis heureux de m’être trompé !

Votre comparaison avec Glorantha et la mythologie classique est très instructive. Dans Thennla, les mythes ont en effet bien moins d’importance que dans Glorantha. Je pense que Drake, qui a joué dans Glorantha, voulait proposer quelque chose de différent à ses joueurs (ce qui explique probablement aussi l’absence de races non humaines). Cependant, rien n’empêche un maitre de jeu imaginatif d’introduire ses propres mythes et de donner à leurs symboliques un rôle magique important. C’est exactement ce qu’a fait Bruce Turner dans son scénario Khakun Shrugs, qui ne dépaysera pas les gloranthophiles. Your Thennla May Vary...

Les cités-États korantiennes privilégient probablement l’adoration d’un dieu ou d’une poignée de dieux de la Cour céleste, et, comme vous le signalez, c’est un bon point de départ pour personnaliser ces cités. À noter que certains cultes, comme la guilde marchande de Sabatéus, ont sans doute un rôle plus transversal. La guilde est notamment chargée du transport de marchandises, de la circulation de l’information et des activités fiscales et bancaires. Après la Ligue korantienne et l’autorité impériale, elle me parait être une troisième structure à vocation « nationale ». Il y en a peut-être d’autres. 

Le « Lanil » que vous avez finement repéré n’est qu’une erreur de ma part, dans un article écrit à l’époque où je n’étais pas encore bien imprégné des noms korantiens. Depuis, j’ai utilisé « Lanis » dans ma campagne et mes joueurs n’ont pas eu l’air gênés par l’homophonie avec la boisson jaune. :-)

Enfin, je vous rejoins sur l’absence de détails dans la description de certains cultes, comme celui de Sémordis (surtout si l’on compare à la qualité des cultes ayant fait l’objet d’un traitement complet). Si jamais vous êtes tenté de détailler vous-même un de ces cultes manquants, je l’introduirais avec grand plaisir dans ma campagne.

Phersv a dit…

Merci beaucoup pour le site sur la campagne et la richesse des supports supplémentaires (qui m'ont donné envie de me replonger dans Thennla).

Mais je suis d'accord : c'est plutôt intéressant d'avoir créé une version bien plus "low Fantasy" que Glorantha (qui n'est parfois paradoxalement pas si bien lié aux présupposés de RQ). Thennla a sa propre atmosphère.

L'erreur de frappe sur Lanil pourrait créer tout un autre culte parallèle d'un aspect régional (sans vouloir recréer tous les débats fastidieux Elmal / Yelmalio). :)