vendredi 15 juin 2018

Troy: Fall of a City (8/8)

οἵη περ φύλλων γενεὴ τοίη δὲ καὶ ἀνδρῶν.
φύλλα τὰ μέν τ᾽ ἄνεμος χαμάδις χέει, ἄλλα δέ θ᾽ ὕλη
τηλεθόωσα φύει, ἔαρος δ᾽ ἐπιγίγνεται ὥρη:
ὣς ἀνδρῶν γενεὴ ἣ μὲν φύει ἣ δ᾽ ἀπολήγει.

εἰ δ᾽ ἐθέλεις καὶ ταῦτα δαήμεναι ὄφρ᾽ ἐῢ εἰδῇς
ἡμετέρην γενεήν, πολλοὶ δέ μιν ἄνδρες ἴσασιν:

"Le Genre humain eſt fragile, & Muable
Comme la Fueille, & auſſi peu durable.
Car tout ainſi qu’on voit les Branches vertes,
Sur le Printemps, de fueilles bien couvertes,
Qui par les ventz d’Autumne & la Froidure,
Tombent de l’Arbre, & perdent leur verdure,
Puis derechef, la Gelée paſſée,
Il en revient en la place laiſſée :
Ne plus ne moins eſt du lignaige humain :
Tel eſt huy vis, qui ſera mort demain.
S’il en meurt ung, ung aultre vient à naiſtre :
Voilà comment ſe conſerve leur eſtre."
Iliade, Chant VI, vers 146-151
(Traduction Salel, 1545)

L'Offrande

Le dernier épisode est réalisé par John Strickland, qui avait déjà fait l'épisode précédent, et c'est de loin l'épisode le plus impressionnant de la série de la BBC par l'ampleur des figurants et des batailles avec la destruction d'Ilion.

Il est difficile de créer de l'émotion avec un sujet qui a aussi peu de suspense mais le scénariste David Farr y arrive à nouveau avec un faux fuyant et une illusion d'uchronie possible : Hélène avait proposé aux Grecs un marché : elle se rend en échange de la survie de la Cité, et il joue sur une ironie dramatique où on peut se plaire à croire que ce marché va fonctionner alors même qu'on en sait beaucoup plus qu'Hélène et que même les Troyens commencent à avoir des doutes sur ce qui se trame.

Les Grecs déposent le Cheval qui serait une Offrande à Poséidon comme Iphigénie était Offrande à Artémis. Il porte même un Trident sur son front de lapis-lazuli azuré et fait presque plus penser à un Hippocampe ou bien une préfiguration du Cyclope qui dévorera l'équipage d'Ulysse. D'habitude, le Cheval est offert à Athéna, qui fut une des Protectrices de la Cité avant le Jugement de Paris (cf. Le Palladion, la statue de Pallas qu'adorent les Troyens). Elle est aussi la déesse des techniques et c'est un ingénieur menuisier, Epéios, qui fabrique le piège creux. La série choisit Poséidon parce qu'il est classiquement plus associé aux chevaux que sa nièce Athéna (encore qu'Athéna est associée à la bride ou au licol, cf. le livre de Vernant et Détienne sur la Mètis) et que cela paraît cohérent si les Grecs veulent un bon retour. Cela préfigure aussi toutes les tempêtes naturelles qui vont s'abattre sur la flotte grecque (alors que Poséidon était initialement de leur côté). Les nefs noires des Danéens étaient des chevaux de mer et c'est un cheval de mer échoué sur la plage qui va enfin traverser les Murailles construites par... Poséidon et Apollon.

Mais surtout, ce n'est pas que sa valeur symbolique : comme sacrifice, le Cheval dans cette version est rempli de victuailles. Les Troyens, affamés par le long siège, ne sont donc que trop impatients de l'accepter pour disposer du blé qui y est enfermé. Ils n'en veulent pas seulement par superstition, par vengeance ou pour marquer leur victoire. Ulysse a aussi tenu compte de la réalité des corps. Ce sont les ventres vides qui réclament ce vaisseau creux, cette cornucopia qui va répandre terre gaste à la place de l'abondance.

Dès l'Antiquité, le grand touriste Pausanias avait dit qu'il avait du mal à croire que les Phrygiens aient pu être assez crédules pour tomber dans le piège et pensait donc que le Cheval mythique déformait quelque chose d'autre de plus direct, qu'il avait dû être un bélier pour forcer la muraille et non pas une simple ruse. On pense au Lapin troyen de bois des Monty Pythons de Holy Grail qui finit par être envoyé par une catapulte pour traverser les Murailles.

Ici, c'est la princesse et prophétesse Cassandre seule qui joue le rôle de Laocoön. Elle ne tente presque même plus de dissuader les Troyens, comme si son fatalisme commençait à recouvrir même les effets de sa malédiction et qu'elle prévoyait aussi que nul ne croyait ses prédictions.

Thersite (qui était déjà le traître dans l'épisode précédent) est laissé comme Grec abandonné (c'est le rôle du "déserteur" Sinon dans les récits traditionnels sur la Chute de Troie, qui prétend ne pas avoir pardonné aux Grecs les fausses lettres maquillées qui accusaient Palamède). Il dit avoir été laissé parce qu'il s'était moqué d'Hélène (dans les mythes, il est tué par Achille pour s'être moqué du cadavre de Penthésilée) et il explique que les Grecs ont perdu l'espérance avec la mort d'Achille. La petite pointe réaliste est qu'il est dit que Ménélas seul refusait encore de repartir. Il témoigne même que l'allié de Xanthius était vraiment Pandaros (ce qui inverse à nouveau le fait que Sinon défendait l'honneur de Palamède).

Dans le cycle épique, il se passe du temps entre la mort d'Achille et la chute puisqu'on y trouve les épisodes de la mort de Paris, le mariage entre Hélène et Déiphobe, la capture d'Hélénos, du renfort de Néoptolème Pyrrhos et Philoctète.

Ici, le bon côté de cette accélération est que cela rend l'idée d'un abandon des Grecs plus crédible juste après le coup de tonnerre de la défaite du fils de Pelée. Les Troyens sont d'ailleurs peu naïfs et Thersite leur propose même de fouiller le Cheval et son réceptacle à blé en plein jour, en sachant qu'ils ne trouveront pas la petite cavité où se cachent seulement deux hommes (au lieu des 30-50 guerriers de la tradition) : Ulysse et Ménélas. Il insiste sur le fait que le Cheval est creux pour qu'il n'explore pas tout ce vide. Le Cheval est comme "La Lettre Volée", subterfuge d'autant plus efficace qu'il est si visible sur ce rivage.

Une des originalités de la série a été de tourner en grande partie sur l'ajout d'une enquête policière : l'assassinat et le maquillage de la mort de Pandaros par Xanthius. Ce "fait divers" ne cesse de surplomber toute l'ambiance de la chute. L'ironie est que la Cité va tomber au moment où la sombre Andromaque, pour la première fois, commence à abandonner ses soupçons contre Hélène et est enfin prête à lui pardonner. Mais la plupart des Troyens finiront leur vie ce soir-là en croyant vraiment qu'Hélène était le vrai Cheval de Troie et qu'elle jouait un double jeu depuis le début. Et de fait, même si elle est abusée, elle porte plus de responsabilité que le Cheval en réalité. Elle a causé la Guerre en tombant amoureuse et c'est elle qui cause la défaite finale en croyant ainsi se sacrifier par amour. Il y a même une ambiguïté où on peut se demander dans quelle mesure Hélène aimait Paris ou si elle fuyait seulement Ménélas et sa vie à Sparte.

Ménélas promet à Hélène sur "son honneur" de ne pas détruire la Cité et quand elle leur ouvre la porte en croyant les faire sortir, Ménélas violente sa femme en disant qu'il n'a plus d'honneur, qu'elle le lui a dérobé. Hélas, il ne reste aucune caractérisation un peu ambiguë pour aucun des deux Atrides, qui auront été tous les deux des monstres vindicatifs et sadiques pendant presque tous les épisodes. Je préfère une version où Ménélas serait sincèrement amoureux d'Hélène et non pas seulement soucieux de son statut social ou de son ressentiment.

Toute la Guerre de Troie est certes aussi sur le thème du viol, la violence sexuelle comme déstabilisation de l'ordre humain. L'épouse a été "violée",  ou disons "ravie" (même si dans la série, c'est au contraire un libre choix) ou du moins les Lois de l'Hospitalité ont été violées : Paris était un invité quand il est parti avec la femme de son hôte. Le plus haut blasphème n'est pas l'adultère mais la suprême ingratitude de l'hôte qui devient hostile ("xénos" a cette ambiguïté en grec). Ce Cheval qui déverse la mort au lieu du blé reprend cette inversion : l'Offrande de Vie va donner la Mort, le Don est un Poison (dosis en grec, Gift en allemand). Et si Troie est une femme, le Cheval est aussi un viol pour entrer en son sein.

Depuis le début, un des thèmes de la série est la relative égalité des Troyennes en comparaison des Grecs. Cité d'Aphrodite, d'Hécube et de la virile Andromaque, la Cité qui va tomber aurait pu nuancer le destin phallocratique des Doriens et tout un avenir méditerranéen (dans une petite touche de fantasme sur une matriarchie pré-dorienne). Et la chute commence avec le viol de Cassandre par Thersite (dans les versions traditionnelles, elle est violée par Ajax le Petit, qui a ainsi profané le Temple d'Athéna à qui elle avait demandé l'asile).

A la place d'une intrigue avec salut par Deus Ex Machina, le scénario explore des moyens pour faire empirer l'amertume de la chute, des sortes de diables qui sortent de leur boite pour piéger d'autres voies. Les Troyens vont chercher plusieurs moyens d'aggraver leur désespoir. Ils croient pouvoir s'en sortir par les tunnels qu'ils avaient bouchés au moment de la chute de la Cilicie et les Grecs surgissent des tunnels à ce moment, comme Ulysse avait aussi prévu cette sortie de secours comme Plan B pour son invasion.

La famille royale se fait massacrer, d'abord les fils Troïlos et Déiphobe (qui n'ont jamais eu droit à une caractérisation hélas, si ce n'est quand l'un d'eux avait évoqué la possibilité d'une capitulation), puis Priam (chez Virgile, on dit bien que c'est Néoptolème furieux qui tue Priam). Hécube s'ouvre les veines, sans doute parce que le scénariste veut attribuer à Andromaque toute l'horrible gravité de la Veuve survivante pour la conclusion. Le suicide de Hécube est d'ailleurs le premier suicide réussi de la série, après la tentative ratée de Paris.

La mort de Paris, exécuté par Ménélas devant Hélène, a quelque chose d'anti-climactique mais est presque aussi sadique que celle de Hector. Si Bernard Williams a raison de dire dans Moral Luck que c'est la réussite de Gauguin qui valide rétrospectivement les raisons internes qu'il avait à bafouer l'ordre familial, Paris est la malchance morale : sa faute morale dans l'enlèvement et dans le fait d'avoir mis son désir au-dessus de sa Cité, des lois humaines ou divines est redoublée par son manque de prudence pratique, par l'échec si prévisible qu'Aphrodite avait tenté de masquer par des sophismes. Cela risque de gâcher toute compassion envers lui et je ne suis pas certain que la série réussisse entièrement à sauver son point de vue favorable au malheureux Alexandre, même quand celui-ci demande à ne plus être identifié à Paris, son nom de berger.


Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve, 
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit 
L’immense majesté de vos douleurs de veuve, 
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit. 

Ulysse trouve Andromaque et plusieurs fois, les cris d'Astyanax causent sa perte au moment où un avenir semble encore caché dans le labyrinthe des possibilités. Ulysse essaye de le sauver en le laissant à Adrasteia sa nourrice mais Agamemnon entend ses vagissements et lui donne l'ordre de tuer l'enfant. Ulysse obtempère même s'il endosse le poids d'un traumatisme. Sa victoire a un goût de cendres avant même de commencer le périple du retour qu'il attendait tant. Le stratège grec qui haïssait la guerre admet qu'il a perdu, même dans la victoire qu'il a pu arracher par sa ruse. Je ne vois dans son meurtre final aucun "pragmatisme" ou aucun stoïcisme réel (puisque Astyanax va de toute façon mourir, autant le faire vite et sans pathos) mais plutôt la folie finale où Ulysse éprouve qu'il ne pourra jamais vraiment revenir en arrière. Il n'y aura aucune espérance de vie qui échapperait à cette destruction. Il n'y a pas même de satisfaction à voir punis Thersite ou les Atrides.

Le seul survivant de la famille royale (oui, si on excepte "Zénon" le bâtard de Paris avec Oenone) est Enée, qui n'a pas vraiment eu d'épaisseur dans cette série. Il ne s'est pas enfui de la cité en flammes avec son père le vieux boiteux Anchise sur le dos, il a été blessé à la jambe et a pu rester caché sous un tas de cadavres sans rien d'héroïque. Il croisera Briséis (qui avait déjà vu la Cilicie ravagée par les Myrmidons et qui a pu s'enfuir grâce à l'indulgence d'Ulysse) et le petit Evandre (contrairement à ma prédiction, le scénariste a décidé de nous surprendre en lui laissant la vie sauve). La survie d'Evandre remet de l'humanité dans Xanthius, qui avait pourtant plus de raisons d'en vouloir à Evandre qu'Ulysse n'en avait d'obéir à l'ordre d'infanticide.

Pour conclure, c'est donc le temps des bilans.

La série en 8 heures a su construire des rebondissements et elle est assez distrayante. Je n'ai pas vraiment aimé le casting ou le choix de certains acteurs trop similaires. Ménélas et Diomède me semblent difficiles à discerner mais il est vrai que le scénario ne fait rien de ce pauvre Diomède. Achille est si tendu, si tranchant qu'il ne semble plus être le jeune arrogant de l'épopée. Ulysse est parfait pour le rôle (mais ce sont ses dialogues qui laissent à désirer).

Comme nous sommes entrés dans une phase de racisme ouvert sur Internet, le casting des acteurs sud-africains a été l'un des aspects les plus commentés. Zeus, Achille, Patrocle, la plupart des Myrmidons, Nestor mais aussi Enée, une Amazone ou Pandaros étaient noirs sans qu'il y ait une règle ou une cohérence particulière. J'ai cru qu'Achille et Enée étaient tous les deux des demi-dieux fils de déesse (Thétis ou Aphrodite) mais ce n'est jamais dit explicitement d'Enée dans la série.

Du côté troyen, Paris est certes "charismatique" mais ne parvient pas à échapper au côté tête à claques de son personnage. Hector, quelle que soit la grandeur dans son dernier épisode, demeure un peu trop brutal comme Prince.

Le choix de la fin est clairement une catastrophe où même les Grecs perdent leur âme. Mais toute oeuvre moderne sur la Guerre est anti-belliciste car nous sommes passés de l'épique pour mécènes nobles au développement de la civilisation par la courtoisie. L'Iliade montrait comment la violence déshumanise mais comment les guerriers peuvent ensuite renier cette colère et retrouver leur humanité (Achille restituant le corps de Hector). La série au contraire joue uniquement sur une corde amère contre la Guerre avec tous ces infanticides, d'Iphigénie (pour permettre la Guerre) à Astyanax (pour empêcher toute possibilité d'une éventuelle vengeance future). L'Offrande finale est ici Astyanax, tout comme c'est d'habitude le sacrifice de la Princesse Polyxène que réclame le spectre d'Achille.

Le choix de cette scène me rend très ambivalent sur la rumeur selon laquelle ils vont ensuite adapter l'Odyssée. La force de cette série était un parti-pris très réaliste, en dehors de quelques dialogues avec Zeus et Aphrodite. L'Odyssée sans le surnaturel me paraît un choix absurde.

Et la compassion avec Ulysse va être plus difficile après cette scène où il a tout détruit pour tenir sa parole envers ses chefs les Atrides. Le spectateur aura plus de mal à éprouver de l'identification avec ses malheurs et ne pourra même que les voir comme la réalisation de la Malédiction d'Andromaque.

Le scénario a été habile à chaque fois qu'il a pu manipuler le mélodrame et nous forcer à la catharsis. En revanche, le dialogue était souvent assez banal et je ne retiendrai guère qu'une vague allégorie, celle où Achille regarde le ressac et fait remarquer à Patrocle que la Mer est indifférente. Cette version "existentialiste" du fils de Thétis n'est pas très lyrique mais cela restera l'une des images ou allégories que le film a pu faire jouer sur ce sombre rivage entre Occident et Orient, où l'Europe prend conscience d'elle-même en s'horrifiant de ses propres errements. Achille ne sert pas une nation grecque mais bien une idée qu'il se faisait de lui-même ou une expression d'un projet de gloire contre la mort. Paris est plus seul car il sert un idéal privé, l'amour fou, qui vient briser la vie en commun.

Hegel a parfois un certain talent quand il commente les tragédies comme Antigone ou Les Euménides mais il se fourvoie quelque part dans ses Leçons sur Esthétique quand il dit que la fonction de l'épopée est de souder une nation. Au contraire, le génie homérique est d'avoir rendu l'ennemi troyen si sympathique que tous les lecteurs dès l'Antiquité grecque (avant même la récupération romaine où toutes les Nations modernes se chercheront des Origines secrètes troyennes) pleuraient pour le vaincu, tout en admirant la vaillance d'Achille. Le Mahabharata, pourtant un peu plus manichéen, arrive aussi à ce même effet de victoire amère et c'est une saudade que semblaient valoriser de nombreuses épopées. Il y a alors plusieurs nostalgies : désir du retour d'Ulysse et les ruines irréversibles d'une Cité idéalisée comme presque utopique dans cette version (les images de synthèse en faisaient une métropole immense). Ulysse veut revenir à la prose et à la condition mortelle d'Ithaque parce qu'il a vu l'échec des idéaux.

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