mardi 18 février 2020

Trier dans le monde de DragonLance


Comme je ne peux m'empêcher d'enfoncer des portes ouvertes au cas où un lecteur n'en avait jamais entendu parler, Dragonlance (créé en 1984) fut un des plus gros succès issus de D&D, avec une série de romans imitant Tolkien qui entrèrent dans les listes de best-sellers et une série de scénarios qui modifia considérablement le style des aventures mainstream en allant plus nettement des intrigues minimalistes vers des récits plus dirigistes pour les joueurs. Ce succès illustra le passage du modèle de sword & sorcery des débuts (on joue des vagabonds mercenaires amoraux qui pillent des trésors) vers la High Fantasy épique (on joue des Héros qui doivent sauver le monde), la victoire de Tolkien sur Howard et Leiber.

On va tout de suite faire un J'aime / Je n'aime pas, ce sera plus rapide et je vais me limiter à cette campagne originale des années 1985 sans trop parler des évolutions récentes (le Cinquième Âge est légèrement moins manichéen).

 Je n'aime pas

  • Le célèbre défaut de dirigisme de la campagne vient de la parution simultanée des romans.  Ce défaut devient de plus en plus net au fur et à mesure des aventures, parce que les divers auteurs n'ont pas voulu insister sur la différence entre les choix des joueurs et le fait de reprendre l'intrigue (même s'il y a parfois quelques détails qui diffèrent entre les deux). Le pire est atteint quand on force les joueurs à se séparer en deux équipes en deux lieux différents alors qu'on sait bien que c'est justement le genre de convention fictive qui ne marche pas bien en jeu de rôle surtout quand cela ne paraît pas absolument nécessaire ou justifié.

  • Une des réussites de Tolkien dans la Quête de l'Anneau avait été tout le côté "Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few". Les individus héroïques n'ont certes pas d'importance dans la réalité de la Guerre totale, de la Stratégie et des mobilisations générales comme continuation de la Politique. Mais chez Tolkien, comme le pouvoir ennemi repose sur la destruction d'un McGuffin critique, on peut comprendre comment un petit groupe d'aventuriers peut compter presque plus que le règne quantitatif des armées. Mais dans le cas de Dragonlance, les McGuffins sont finalement relativement moins critiques, ce qui veut dire que la résolution du conflit dépend bien plus du Wargame général que des actions des PJ. Les fameuses Lances du titre ne paraissent pas si indispensables et donnent juste quelques bonus (tactiques) pour les attaques à dos de dragons mais ce qui compte reste des escadrilles de dragons et le combat de masse. Par la suite, il y a un rôle plus important de réfugiés civils à sauver et surtout des otages à libérer (oui, vous savez, des otages ovoïdes) pour permettre de faire venir les alliés critiques. Enfin, ce qui se rapproche le plus de l'Anneau, avec une influence des palantiri, serait les Orbes draconiques mais finalement le camp du Bien décide de ne pas les utiliser de crainte d'être corrompu (et j'imagine mal des joueurs accepter ce choix). 

  • Il y a peut-être encore moins de politique que dans Tolkien alors qu'on est censé gérer la création d'une coalition internationale contre les armées des Dragons. Les structures étatiques ne sont sans doute pas assez claires depuis le Cataclysme en dehors de cités-Etats. Le manichéisme est assez complet pendant la campagne originale en dehors de l'isolationnisme des Hauts-Elfes silvanos (mais le dénouement est plus surprenant, voir plus bas sur le traité de paix).  

  • Je n'ai rien du tout contre l'idée des personnages pré-tirés (parce que j'aime bien les Soap Operas ridicules) mais ils sont très loin d'être également intéressants. 

Raistlin, le magicien qui commence en petit Gandalf amateur (avec une grosse touche d'Elric) avant de finir en Saruman flamboyant, vole bien sûr complètement la vedette aux autres. Il est devenu un tel cliché qu'on peut le trouver fatiguant mais il reste le personnage le plus ambigu et approfondi. Il n'est d'ailleurs pas corrompu au point de risquer de rejoindre l'autre camp mais plutôt parce qu'il devient un rival ou concurrent des Méchants par sa volonté de puissance.

A l'autre extrême, Riverwind le gentil barbare ou Tika la gentille guerrière-voleuse sont tellement insipides que je m'imagine mal contraindre un joueur à les interpréter. Ils sont clairement là comme ancrages de normalité pour rappeler le caractère extraordinaire des autres. On peut simplifier le groupe en mettant en relation directement Caramon (The Caring-Man, qui n'est sinon qu'un faire-valoir pour Raistlin) et Goldmoon (qui me semble être le personnage qui rappelle le plus qu'un des créateurs était un Mormon avec sa redécouvertes de livres sacrés qu'on peut déchiffrer par des lunettes magiques).
Tanis est certes un sous-Aragorn, si ce n'est que son Eowyn est passée à l'ennemi et qu'il est bien plus hésitant et névrosé avec son Arwen (ok, Laurana est plus intéressante que l'Arwen des livres en tant que Chef des Alliés) et Flint Fireforge n'est de même qu'un sous-Gimli (et je militerais pour le fusionner avec le super-forgeron Theros Ironfeld A La Main d'Argent pour que Flint serve enfin à quelque chose).
Je ne vois guère d'utilité à l'Honorable Sturm en dehors du fait qu'il aurait aussi couché avec Kitiara (pour ajouter un Triangle amoureux pour Tanis) et qu'Alhana tombe amoureuse de lui (ce qui reflète à nouveau la relation entre Tanis et Laurana).
Tass le kleptomane doit vite devenir insupportable comme tentative de comic relief. Mais j'aime bien le fait qu'il soit aussi le cartographe. Il faudrait un mécanisme de règles comme les Hobbits à la The One Ring où il pourrait remonter le moral des autres par son optimisme invincible et sa témérité.
Fizban le sorcier qui semble être sénile pour mieux cacher son omnipotence devrait être retiré aussi tant il risque de retirer l'activité des PJ. Elistan, le prêtre qui commence mal en fanatique hérétique avant d'avoir son "Chemin de Damas", a un arc narratif assez original en jeu de rôle, mais il ferait vite double emploi avec Goldmoon et il est clairement conçu comme un PNJ assez mineur.

  • Les Draconiens sont censés être effrayants et je les trouve assez dérisoires. Leur seul aspect un peu différent de n'importe quel Gobelin est leur mort quand ils explosent (ce qui a peut-être été pris à Runequest où c'était un Trait chaotique de certains monstres). Ces Oeufs de Dragons sont vraiment gâchés. 

  • En fait, j'aurais du mal à défendre la plupart des peuples originaux de ce monde (les méchants Hommes-Phoques ou les Hobbits-sauf-qu'ils sont tous-cambrioleurs-au-lieu-que-Bilbo-soit-une-Exception). La principale race non-tolkiénienne doit être les empires de Marins Minotaures qui tiennent d'un mélange entre Crétois, Romains et Klingons. 

  • Le monde s'appelle Krynn et c'est moche. Surtout quand on sait qu'à l'origine (je ne retrouve plus la source, vous devrez me croire sur parole), ce serait parce qu'une copine d'un des créateurs s'appelait "Cor(r)ine". On est passé près du Monde de Kimberly ou de Sharon.
    (Un gag est que l'une des Reines des Dragons d'Or du lointain passé s'appelait "Gloranthia"). 

  • La mythologie de Corine n'a guère d'intérêt alors que la religion joue un rôle central. Le fait de vouloir suivre de près les règles de D&D et les alignements produit toujours un modèle assez figé. Je ne crois pas qu'on perdrait grand-chose à ne garder qu'une sorte de quasi-monothéisme avec Paladine en Marduk-Démiurge-Saint-Georges et Takhisis en Tiamat
  • La quantité énormes de sources au fil des diverses versions fait qu'elles sont souvent éparpillées et complexes à synthétiser. 


 J'aime bien


  • Comme déjà dit, j'aime bien le pire excès de Dragonlance, l'introduction de la Romance. On est censé jouer aussi les tensions amoureuses entre les personnages et c'était assez nouveau en dehors de Pendragon et des jeux de superhéros. On peut trouver cela mièvre ou cliché mais les triangles amoureux pourraient ajouter un niveau de jeu de rôle qui tient parfois plus du Soap Opera que de Tolkien. En fait, sans cet élément, je ne vois guère l'intérêt des personnages pré-tirés. Dans un des volumes suivants, un des dragons "maléfiques" part en quête pour tenter de sauver sa cavalière dont il est amoureux et j'aime beaucoup ce renversement.

  • Autre avantage des personnages pré-tirés qui commencent déjà avec quelques niveaux in medias res : le but n'est pas la montée en puissance (sauf pour Raistlin qui est rongé par son complexe d'infériorité physique). On ne joue pas une lente formation From Zero to Heroes mais on a déjà des Héros. C'était rafraichissant dans du D&D (même si c'est devenu la norme depuis et que l'Old School Renaissance a voulu réagir contre cet Héroïsme).

  • Il y a une autre règle courante dans la plupart des univers de fantasy maintenant : en 1984, on avait rarement fait un univers post-apocalyptique aussi dévasté et où on connaît aussi mal le passé. Un détail que j'aime beaucoup est que les personnages aient des cartes fausses qui datent d'avant le Cataclysme. Cela conduit à la scène sublime où ils arrivent à un Port ensablé, jonché d'épaves de galions à sec depuis trois siècles en pensant pouvoir partir vers la mer qui s'est déplacé à des kilomètres. Cet écart peut donner beaucoup d'ironie dramatique dans les révélations sur les préjugés du présent. C'est un "jeu à secret" sans avoir besoin d'un nouveau Continent (un peu comme Earthdawn, où on vient de commencer à ré-explorer le monde extérieur).

    Voici une petite animation montrant le passage de l'ancien continent aux déluges du Cataclysme.

  • En lien avec cette ignorance du passé, au début, on dit que les Dragons sont devenus mythiques depuis des siècles, au point que certains ne croient même plus en leur existence. J'ai toujours adoré cette contradiction d'une campagne D&D où les Dragons sont centraux mais où on est censé croire (du moins au début et à condition qu'on puisse justifier que les personnages alphabétisés aient vraiment une si piètre connaissance historique) que les Dragons sont tout aussi oniriques que dans notre réalité. Bien entendu, comme le monde de DragonLance est aussi un monde classique pleins d'Elfes, Nains, Gnomes, Gobelins, Minotaures, Centaures, etc., cela atténue l'étonnement ou l'effroi devant le retour des Dragons (mais je n'aurais pas le courage d'aller jusqu'à retirer toutes les espèces non-humaines de ce monde tolkiénoïde). Il n'y a jamais dû y avoir un joueur qui aient pu être vraiment surpris que les Dragons reviennent (même si le début de l'aventure sait jouer sur le suspense avec une attente, des Faux Positifs comme un pseudo-dragon automate). Avant qu'on ne s'habitue à l'omniprésence des Dragons, il y a un crescendo, une montée en puissance assez réussie (en dehors des petits Draconiens, assez décevants). 

  • De même, j'aime bien le fait que beaucoup de monde semble avoir oublié qu'il y avait eu aussi de Bons Dragons (les "Métalliques") et pas seulement des Méchants (les "Chromatiques") à terrasser (certains adorateurs de Paladine semblent même avoir oublié que leur dieu serait représenté comme un Dragon). Hélas, tous les joueurs de D&D savent cela et ce ne serait donc une surprise qu'avec d'éventuels joueurs candides et innocents qu'il faudrait corrompre. 

  • Dans l'Histoire du monde de Corine, il y a une jolie symétrie dialectique.
    (A) Au début, les Chevaliers ont terrassé les Dragons maléfiques et défait Tiamat, la Mère Dragon. (Les Bons Dragons, qui aidaient les Chevaliers, se sont retirés)
    (B) Mais cela a conduit à un Empire théocratique des forces du Bien, avec les Chevaliers comme bras séculier.. En un second moment, c'est la démesure de cet Empire du Bien qui est allé si loin que les Dieux, écoeurés, ont détruit le monde dans le Cataclysme.
    J'aime beaucoup cette impression que l'Histoire passée a épuisé des possibilités et cette idée que le Déluge de Corine n'a pas puni les péchés de l'Âge de Fer, des adorateurs de la Dame des Ténèbres, mais les excès et hypocrisies du camp du Bien (il y a une version où le Roi-Prêtre voulait lui-même devenir un Dieu, et le châtiment ne serait alors que Nemesis et ressentiment, mais je préfère la version où le Roi-Prêtre avait lancé le projet de génocide contre les peuples goblinoïdes et d'éliminer toute Pensée Impure). Cette symétrie doit cacher aussi un puritanisme anti-catholique américain où ce Roi-Prêtre et cet Empire intolérant doivent être un substitut imaginaire du Pape et de l'Eglise catholique en Prostituée de Babylone. 
    En tout cas, dans le monde de Corine, cela a non seulement décrédibilisé l'idée de religion positive organisée (les Dieux n'arrêtent pas de se retirer) mais aussi la Chevalerie, soupçonnée d'hypocrisie ou de dangereuse idolâtrie comme des Templiers. Dans ma version, on accuserait d'ailleurs les Chevaliers d'avoir commencé à adorer en secret les Dragons qu'ils étaient censés avoir terrassés (surtout si on a oublié la différence entre Métalliques et Chromatiques), tout comme on accusa les Templiers d'avoir commencé à adorer l'idole de Baphomet ou de Tervagant. 

  • Sire Soth, le Chevalier de la Mort, a causé le Cataclysme en illustrant la corruption morale des forces du Bien (il est maudit car il a tué sa maîtresse dans un accès de jalousie alors que l'oracle disait qu'il était le seul qui aurait pu être digne de sauver l'Empire). Il est l'inverse du Loth de la Bible, le seul Honnête Homme qui aurait pu préserver Sodome, et c'est finalement Soth qui va ajouter la dernière goutte d'eau à l'Ire divine et à la chute de la Montagne de Feu. J'ai beau savoir que Soth n'est que la superposition assez directe de Darth Vader (Sith Lord) et d'Othello, je trouve que cela pourrait être un bon PNJ mélodramatique (bien plus que Kitiara, qui me paraît difficile à rendre attirante, en dehors de son rôle maternel envers Caramon et Raistlin). 

  • La fin de la campagne est assez surprenante parce qu'il s'agit bien d'un armistice et d'un traité de paix. Au lieu d'une éradication de l'Ennemi ou d'une Tabula Rasa comme on pourrait s'y attendre chez Tolkien, on a plutôt une négociation et un certain compromis ambigu, une division du monde façon Guerre froide, un peu comme toutes les Guerres réelles en dehors de la Dénazification de 1945. Les Armées draconiques continuent d'occuper des secteurs et les forces du Bien doivent entériner un nouvel équilibre sans revenir aux erreurs de l'Empire théocratique qui avait conduit au Cataclysme. C'est étrangement adulte et GRRMartinien pour du D&D hyper-moralisant. Les forces du Mal sont "Loyales Mauvaises" et la suite des livres décrira leurs territoires comme des despotismes relativement "supportables" et pas entièrement comme de simples dystopies totalitaires. 

mardi 4 février 2020

Wings of Fire (Graphic Novel)


En 8 ans, l'autrice Tui Sutherland a sorti près de 20 romans pour enfants (l'euphémisme américain est d'appeler cela "pour jeunes adultes"... ici, 8-12 ans) dont tous les héros sont tous des Dragons, la série Wings of Fire, et le début du cycle (traduit les Royaumes de Feu en français) vient d'être adapté en plusieurs "romans graphiques" de 200 pages chacun, illustrés par Mike Holmes.

J'ai très peu d'esprit critique dès qu'il y a des Dragons.Bien que la fantasy semble saturée de lézards volants et que la plupart des gens qui ont meilleur goût que moi me disent qu'ils n'en peuvent plus, je suis (presque) toujours bon client pour davantage de sauriens cracheurs de feu (tant qu'ils ne sont pas aussi mal dessinés que les pokemons kawai des films How to train your dragon qui me semblent avoir moins de sublime que des hamsters).

Une des limites principales de la Bande-dessinée en général est que les personnages risquent souvent de se ressembler et qu'il faut donc souvent trouver des ruses pour mieux les distinguer (d'où l'importance du vêtement répétitif et des costumes de superhéros, d'ailleurs). Ici, je suis assez émerveillé que Mike Holmes réussisse à faire une série avec des douzaines de Dragons sans qu'on les mélange trop (même si cela se complique dès qu'ils sont de la même couleur et sans traits secondaires - on a quand même parfois besoin du dialogue).

Comme bien des adaptations, cette BD n'échappe pas à des scènes avec beaucoup de cases en "têtes parlantes" (talking heads) pour rendre les dialogues des romans mais Barry Deutsch, qui signe l'adaptation, a fait des efforts pour que les scènes d'exposition soient assez imagées et dramatisées.

Wings of Fire & D&D

TSR avait créé un monde de campagne pour D&D qui s'appelait Council of Wyrms (1994), où tout l'archipel était composé de douzaines de royaumes draconiques, et il y a peu de chances que Tui Sutherland n'en ait jamais entendu parler tant son cycle commence d'une manière assez similaire à la campagne, avec des  oeufs de Dragons de différents types qui ont éclos dans une assemblée pour être élevés collectivement (si ce n'est que c'était l'institution officielle du Parlement des Dragons, pas une organisation secrète comme dans Wings of Fire). Il y a quelques adaptations non-officielles pour D&D sur Internet.

Mais Sutherland a quand même approfondi au fil des 20 romans une draconologie assez originale et qui s'écarte de plus en plus des Dragons de D&D sans avoir non plus beaucoup de lien avec ceux de Pern, qui doivent rester le modèle le plus célèbre en SF. Les couleurs de Dragons "chromatiques et métalliques" de D&D viennent avant tout des cinq "couleurs" de Pern (sauf les Rouges, qui doivent venir de Smaug), mais le rôle reproducteur est très différent comme les couleurs de D&D sont devenues des races et non pas des sexes comme sur la planète Pern (dans les romans de McCaffrey, les Reines d'Or s'unissent à des Faux Bourdons de Bronze et pondent surtout des Ouvrières Vertes stériles ou de petits mâles Bleus - les Blancs n'étant qu'une mutation rare).

Tui Sutherland avait participé à des cycles de romans avec des héros animaux intelligents à la Watership Down, (sur des lapins), Duncton Wood (sur des taupes) ou à la Guardians of Ga'Hoole (sur des chouettes) : Warriors (sur des chats) et Seekers (sur des Ours).

Et la série des Dragons a évidemment des points communs. C'est même un défaut si vous préférez des Dragons avec une forme de surintelligence inhumaine : elle a humanisé ses Ours mais ses Dragons sont souvent relativement "bestialisés" avec des instincts de prédateurs amoraux qui l'emportent largement sur leur perfectibilité culturelle (même s'ils savent lire et construire des outils). Certains de leurs aspects évoquent même plus des sortes d'Insectes que les créatures isolées de D&D.



Dans cet univers (où les continents ont tous une forme draconique, j'ignore s'il y a une explication interne), les Dragons sont divisés en sept types qui sont devenus très différents d'apparence : Dragons des Mers, des Jungles, de la Boue, des Sables, du Ciel, de la Nuit et des Glaces (plus d'autres types d'un autre continent qu'on ne rencontrera que dans les volumes suivants comme des Dragons-à-élytres, Dragons-Libellules, Dragons à Soie ou Dragons des Feuilles). Ils mesurent 5-6m à l'âge adulte et ont une longévité à peu près semblable aux Humains, même s'ils ont une croissance plus rapide : les héros (les "Dragonets"), qui se comportent comme des adolescents, n'ont que 6 ans. Les Dragons ont massacré la plupart des Humains et ces derniers n'ont plus que de petites communautés. Je n'ai pas lu tout le cycle mais je crois voir qu'un des rares Dragons quasi-immortels a, lui, une super-intelligence.

La plupart crachent du feu mais certaines espèces ont des pouvoirs particuliers qu'on ne découvre au fur et à mesure comme la résistance au feu de certains Dragons de Boue, la queue de scorpion des Dragons du désert, l'acide ou l'invisibilité des Dragons de Pluie ou les pouvoirs pré-cognitifs et télépathiques des Dragons de la Nuit.

Leur société est matriarcale : chaque Clan a une Reine héréditaire et l'héritière n'accède au trône qu'en tuant sa mère (et parfois ses soeurs). Dans certains Clans, les femelles se reproduisent avec plusieurs mâles et ignorent donc le vrai père de leur couvée : les oeufs sont abandonnés et souvent protégés plus par le lien de fraternité que par la pondeuse.

La base génétique de l'aristocratie est que certaines familles possèdent des pouvoirs psi ou magiques particuliers. On pourrait croire au début que tous les pouvoirs ont une explication "psionique" comme dans Pern chez Anne McCaffrey mais certains Dragons des volumes suivants ont bien des pouvoirs qui sont plus occultes et qui ont le défaut (comme dans Wheel of Time) de rendre fous ceux qui s'y adonnent trop longtemps.

Les Sept Clans (sauf les Dragons de Pluie, plus isolationnistes dans leurs jungles) sont pris dans une terrible guerre continentale qui a commencé avec la Guerre civile entre trois soeurs des Dragons des sables : Burn (alliée aux Dragons du Ciel et aux Dragon s de Boue), Blaze (alliée aux Dragons des Glaces au nord-ouest et avec le soutien d'une majorité des Dragons des sables) et Blister (alliée aux Dragons de la Mer et en alliance secrète avec les Dragons de la Nuit, officiellement neutres). (Dans la VF, l'allitération des 3 Reines a été rendue en Flamme, Fièvre et Fournaise.

Les héros sont tous de jeunes dragonets élevés en secret par une organisation, les Serres de la Paix, qui cherchent à réaliser une prophétie des Dragons de la Nuit censée mettre fin au conflit. Hélas, j'ai l'impression que les volumes suivants n'échappent pas à une formule récurrente avec les mêmes genres de groupes de dragonets réunis par une prophétie.



La bonne surprise de ce format graphique est que l'on soit aussi défamiliarisé par l'absence de personnages humains, même si les Dragonets sont relativement moraux et humanisés. Une réussite de la série est d'éviter le manichéisme : toutes les factions en dehors des Dragonets semblent "neutres" moralement et en fait celui qui est sans doute Le Grand Méchant des volumes suivants était à l'origine le plus altruiste des Dragons...

C'est une série assez juvénile mais qui peut satisfaire la dracophilie, même si ce n'est pas aussi ambitieux que certaines des oeuvres plus récentes comme le joli Tooth & Claw de Jo Walton, qui parodiait à la fois la fantasy draconesque et les romans du XIXe siècle à la Trollope. Je crains en revanche que la série ne s'épuise un peu après la première "pentalogie" et que l'auteure ait commencé à puiser toujours dans le même filon parce que l'univers n'est pas assez complexe pour soutenir des douzaines de romans. Mais il est rare qu'un cycle puisse s'améliorer en continuant.

lundi 3 février 2020

Chanson d'Aubéron


La Chanson de Huon de Bordeaux (XIII siècle) dut avoir un certain succès car il y eut des continuations sur plusieurs générations (Huon > Clarisse > Yde > Croissant) et même un prologue (un "prequel" dirait-on aujourd'hui) racontant les Enfances et ancêtres du roi des Elfes Auberon. L'auteur, qui n'avait comme seul élément que le fait qu'Aubéron se disait fils de "Jules César et de la fée Morgue" a voulu y ajouter un mélange de héros bibliques, légendaires ou vaguement pseudo-historiques.

Tout commence avec le chevalier Judas Maccabée (qui ne doit pas avoir grand-chose à voir avec le leader juif luttant contre les Grecs séleucides vers -160). L'arrière-grand père d'Aubéron épouse la fille d'un émir païen Brandifor.

Ils ont une fille, nommée "Brunehaut". Elle est sans rapport non plus avec la wisigothe qui devint Reine des Francs au VIIe siècle, peut-être plus en rapport avec la valkyrie Brünhildr, ce qui créerait un lien de plus avec les Niebelungen si on admet qu'Aubéron est une version du Nain Alberich. Son nom de Brunehaut est expliquée car elle est née avec une peau sombre et velue, peut-être en opposition à l'aspect solaire du jeune Aube-ron apollinien. Elle aurait été baptisée et brunie au feu par quatre Maraines fées nommées dans l'ordre décroissant d'âge Heracle, Melior, Sebille et Marse. La première Fée lui offre sagesse & beauté, la seconde longévité (trois siècles), la troisième jeunesse (mais pas immortalité) mais la quatrième dit qu'elle est destinée à quitter le monde à l'âge de sept ans pour devenir Reine de Féérie. Marse, transformée en cerf pour cette malédiction, vient enlever Brunehaut et elle est couronnée Reine des Fées au château de Dunostre.

Marse, perdant ses bois de cervidé et redevenue fée, épousera Mantanor, un baron de Judas Macchabée, et sera mère de deux elfes, Gloriant et Malabron (les deux lieutenants d'Auberon qu'on verra dans Huon, Malabron étant celui qui est transformé en monstre marin, "un luiton de mer", pour des raisons qui demeurent peu claires dans la chanson de geste originale).

Brunehaut enfante Jules César avec l'Empereur Césaire (qui semble plus byzantin ou dalmate que romain puisqu'il est dit qu'il règne sur Autriche et Hongrie) et concevra pour lui le Haubert merveilleux que reprendra plus tard Huon quand il conquiert le Château de Dunostre au géant Orgueilleux, fils de Belzébuth (ici rebaptisé "Satanas").

Brunehaut marie son fils César à la fée Morgane, soeur du Roi Arthur, qu'elle téléporte à Monmur (dans la version d'Ogier de Danemark, où Morgane poursuit le paladin Ogier, Obéron est le frère de Morgane et non son fils, dans une autre variante César rencontre Morgane par hasard en Méditerranée sur l'île de Céphalonie). César et la fée Morgue auront deux enfants jumeaux : Georges, le Saint tueur de dragon, et Aubéron, l'Elfe. On peut difficilement plus christianiser le démon germanique en en faisant le frère jumeau d'un Saint.

Cela signifierait aussi qu'ils sont tous les deux des demi-frères d'Yvain le Chevalier au Lion s'il s'agissait bien de la même Morgane et que les légendes avaient une cohérence généalogique entre Matière de Bretagne et Matière de France.

Trois fées vont aussi se pencher sur le berceau de l'Elfe Aubéron. La première fée lui donne la Royauté sur Féérie et ses pouvoirs magiques (qui vont d'omnipotents souhaits à la téléportation). La seconde le maudit et en fait un Nain (parce qu'elle ne veut pas qu'il puisse rivaliser avec le pieux Saint Georges). La troisième lui donne beauté et longévité (mais à nouveau, comme pour sa grand-mère Brunehaut, pas l'immortalité). Sa mère Morgane lui donnera son Cor d'Ivoire qui peut faire danser n'importe qui (je ne crois pas qu'il y ait l'origine du Hanap d'abondance si proche du Graal dans la chanson qui semble pourtant vouloir suivre de très près Huon de Bordeaux).

Georges, lui, épousera une princesse de Perse et aidera la Sainte Famille pendant la naissance du Christ alors que Marie le soigne de ses blessures faites par le Dragon. Georges succédera à Jules César (et dans une continuation du cycle de Huon, il apparaîtra comme Saint Georges pour soutenir l'armée de Huon) mais Aubéron règne à Monmur avant que le Géant Orgueilleux ne lui prenne Dunostre et son Haubert. Aubéron aura juste eu le temps de participer à quelques tournois avec la Matière arthurienne avant de perdre ce Haubert magique qui s'adapte à sa taille de Nain.

Si on se souvient de The Faerie Queen de Spenser (écrit environ quatre siècles après), où Oberon règne sur Faerie avant de donner son trône à la Reine Gloriana (qui est à la fois Titania et aussi une Reine étrusque de Rome), Saint Georges (le Chevalier à la Croix Rouge) est élevé par Gloriana et doit la servir tout en affrontant le Dragon qui dévaste le Jardin d'Eden. Spenser, comme plus tard Wieland, commence à tisser le lien entre l'Aubéron de la Chanson de Geste et l'Obéron de Shakespeare.

(En passant, "Titania" est aussi un surnom de Circé, fille du Titan Hélios, et j'ai toujours pensé que c'était une bonne identité secrète pour la Reine-Magicienne, Reine Mab).

Dans une des suites (ce qui était annoncé à la conclusion de la Chanson de Huon de Bordeaux), la Chanson Huon, Roi de Féérie, Obéron finit par confier son trône à Huon et Esclarmonde, qui laissent l'Aquitaine au pieux Géreaume. Rudyard Kipling est un des rares à se souvenir de cette variante dans ses livres Plain Tales où c'est Huon qui est le Roi des Fées, avec Esclarmonde, alors que toute la fantasy a gardé Obéron en immortel. C'est peut-être à cause de cette référence de Kipling que Michael Moorcock a fait de "Huon" le Roi des Grandbretons dans le cycle du Bâton runique de Hawkmoon. Son Huon est un foetus dans une cuve tout comme Aubéron est décrit comme un éternel enfant de 3 pieds de haut.

Malabron le Lutin (qui était victime d'une malédiction et qui avait même accepté de rester un nuiton 30 ans de plus rien que pour aider Huon) épousera Judic, fille de Huon et d'Esclarmonde, et triomphera de l'armée des Géants qui venait attaquer la Féérie (toujours le même clan d'Orgueilleux et Agrapart, sans doute aussi lié à tous les Fierabras et Ferragus issus de Goliath). Huon repartira de son exil en Féérie une fois pour sauver son fils Godin assiégé par ses ennemis.

Obéron & Transsexualité



  • Le héros de la célèbre chanson de geste, Huon de Bordeaux, aidé par le Roi de Féérie Obéron  eut plusieurs suites sur ses enfants comme Clarisse (qui épousa Florent) et Godin. Clarisse et Florent eurent pour fille Yde et après la mort de Clarisse, le veuf Florent d'Aragon voulut violer sa fille Yde, qui se travestit en homme pour échapper à son père incestueux et devint un chevalier. Elle fut fiancée à Olive, fille de l'Empereur Oton mais un Ange fit un miracle qui transforma Yde en homme pour qu'il/elle puisse épouser la Princesse Olive. La chanson d'Yde et Olive est donc la seule Chanson de geste dont le titre consacre un couple de lesbiennes qui devient ensuite un couple hétérosexuel.

    Après la mort de Florent et d'Oton, ce petit-fils de Huon hérita de l'Aragon. Il y eut encore une suite sur le fils d'Yde et Olive, Croissant, mais elle ne semble pas très originale.

    Le modèle d'Yde serait Iphis ou Leucippus, (l'infortuné Caeneus est aussi devenu un guerrier mais la transformation est au contraire par refus de la relation amoureuse après un viol). Cf. aussi dans les Mille et Une Nuits, le conte avec travestissement sans métamophose, où la Princesse Budur déguisée en son compagnon, le Prince Kamar, pendant son absence, est forcée à épouser la Princesse Hayat mais finira en ménage à trois avec elle et Kamar, leur mari commun.

  • Isoline (1888 de Catulle Mendès) est un conte où Obéron, toujours en dispute avec Titania, a maudit la jeune Isoline, qui sera transformée en homme dès qu'elle se mariera. Pour éviter le sortilège, on tente de cacher à Isoline l'existence de l'Amour tout comme on cachait la souffrance à Siddharta et les quenouilles à la Belle au Bois Dormant. Après des quiproquos comme dans Le Songe d'une nuit d'été, avec l'aide de Titania, Isoline finira par épouser son double Isolin et les deux échangent leur sexe au mariage pour que la malédiction soit réalisée et évitée en même temps. L'originalité est de faire une double transsexualité croisée ; Obéron transforme la fille en garçon et Titania lance l'enchantement symétrique.

    C'est une coïncidence car j'imagine que Catulle Mendes ne connaissait pas la continuation obscure Yde & Olive et qu'il s'appuie plus sur l'Oberon de Shakespeare ou sur celui de Weber que sur la Chanson de Geste. Mais le point commun est qu'Obéron a lancé la malédiction dès la jeunesse d'Isoline, tout comme Brunehaut et Aubéron ont reçu une malédiction dans leur berceau. Alors que dans le cas d'Yde, c'est un Ange qui intervient et Yde se travestissait pour échapper à l'inceste.

    La rivalité sexuelle d'Obéron et de Titania tient un peu aussi de celle de Zeus et Héra face à Tirésias (si ce n'est que dans ce dernier cas, la métamorphose a l'originalité d'être faite deux fois - Tirésias serait la mère de Mantho, pas son père). Virginia Woolf, l'auteure d'Orlando, n'a pas dû connaître Isoline mais son Orlando fait le parcours inverse en naissant garçon et en devenant une Tirésias qui apprécie sa condition de femme.