dimanche 8 décembre 2013

Quelques notes hellénistiques pour résister à l'oubli

(1) Dans la philosophie, un cliché est de parler d'erreur d'interprétation mais le faux y joue un rôle tellement essentiel qu'il y devient un élément à connaître, indifférent à sa fausseté.
Exemple 1 : Pendant tout le Moyen-Âge et jusqu'aux exégèses contemporaines, le grand philosophe persan Avicenne est apparu comme le philosophe "réaliste" par excellence qui aurait introduit dans la métaphysique l'idée qu'une essence est complètement indifférente à l'existence (l'essence du dragon ou du cheval n'implique pas qu'il y a un dragon ni un cheval ou plusieurs chevaux). L'historien néo-thomiste Gilson en avait même fait le centre de toute son interprétation de l'histoire de l'Être, opposant une ("bonne") métaphysique actualiste (ou déjà existentialiste) d'Aristote à Thomas d'Aquin et une dérive essentialiste du possible qui ne commencerait qu'avec Avicenne pour trouver son accomplissement dans Leibniz chez qui Dieu contemple des univers d'essences qui ne s'actualiseront jamais (le cas de David Lewis serait plus complexe comme les possibles non-actualisés sont des concreta et non des essences générales). Aujourd'hui, on croit au contraire que les textes d'Avicenne avaient été inversés et que ses passages sur l'essence étaient ceux où il était en train d'attaquer une théorie mutaziliste qu'il ne soutenait pas lui-même. Peu importe en un sens puisque c'est ce "contre-sens" qui fit un tel effet sur toute notre philosophie que les théories de Gilson sur ce Pseudo-Avicenne sont en partie défendables.
Exemple 2 : Cicéron est une des principales sources sur l'Epicurisme ancien et dans ses dialogues il critique la théorie d'Epicure sur la liberté en disant que la déviation des atomes ne peut pas suffire à donner ce que nous appellerions ensuite une responsabilité morale. Il fait alors l'éloge des Néo-Académiciens qui auraient fait cette objection. Or il semblerait aujourd'hui que Cicéron avait inversé les textes. Epicure aurait en fait écrit que notre esprit matériel doit influencer nos choix par lui-même (ce qui est assez obscur) sans que cette liberté se réduise à la déviation des atomes (qui aurait un rôle plus cosmologique que vraiment éthique) et les Néo-Académiciens (sceptiques) citaient ce débat pour ironiser sur cette solution, non pas pour l'ajouter en substitution à la déviation. Mais peu importe, comme c'est ce possible contre-sens de Cicéron ou de ses sources qui sera ensuite l'histoire officielle de la philosophie jusqu'à nos philologues contemporains.

(2) Les Stoïciens ont besoin d'une notion de tendance ou impulsion naturelle vers le Bien. En effet, dans leur Nature finalisée, il faut qu'il y ait cette tendance vers la vertu pour que nous nous tendions pour accomplir cela. Sinon, ils ne pourraient pas justifier leur identification du bonheur et de la vertu. Le bonheur est épanouissement d'une finalité vertueuse. Les Epicuriens sont anti-finalistes et donc la seule fin est posée par nos désirs et donc seulement par le désir de plaisir (ou l'aversion face à la peine). Mais comme les Stoïciens veulent classer le plaisir et la peine dans des Indifférents qui ne dépendent pas de nous, il faut une impulsion vers le bien en-deça de nos désirs de plaisirs. Sénèque donne l'exemple d'un enfant qui se ferait mal en apprenant à marcher mais qui continuerait à se relever sans faire simplement le calcul que sa marche lui apporte plus de peine que de plaisir. Il aurait alors une impulsion naturelle le poussant vers la marche. (On pourrait faire le même argument stoïcien contre tout calcul hédoniste disant qu'une existence a probablement plus de maux que de plaisirs : même si ce paradoxe de Maupertuis, de David Benatar ou de Christine Overall est vrai, cela implique donc que nous ne pouvons pas réduire nos choix à une optimisation hédoniste, sans quoi la solution nihiliste, malthusienne ou hégésiaque s'imposerait.)
La passion irrationnelle n'est pas chez Chrysippe une autre force ennemie face à la Raison, c'est le fait que la tendance dans l'activité peut s'amollir ou se relâcher au point de s'émousser. Quand l'âme est tendue, elle vise le bien, quand elle se laisse aller, elle laisse la tendance devenir plus confuse dans plusieurs directions. Alors seulement naît le conflit entre la Raison naturelle et les désirs irrationnels. La vertu n'est que l'exercice régulier de la tendance, la passion est l'hystérésis de l'indolence. La tendance naturelle est la marche assurée vers un but, la passion est la marche qui s'est laissé aller à dévaler selon une pente plus facile, selon un "penchant" et la marche s'accélère alors vers l'excès tumultueux de la passion. L'apathie stoïque est la lutte contre l'éboulement dans l'aboulie.
C'est la même image de la pente qu'ils prennent quand ils veulent expliquer la compatibilité entre déterminisme et responsabilité morale : deux objets n'ont pas choisi par eux-même l'impulsion et la pente mais ils accomplissent leur chute selon leur propre nature propre, selon la forme qui va plus ou moins freiner leur dévalement ou leur déchéance dans la passion. Le Sage serait celui qui serait assez tendu (ou tonique) pour offrir assez d'aspérités pour ralentir vers une marche vers son but naturel, sans autant de chocs ou renversements passionnels. Il ne remettrait pourtant pas en cause l'impulsion vers son but, qui ne vient pas de lui mais de la Nature. [La lettre à Schuller de Spinoza est une inversion de ce thème stoïcien qu'il devait connaître. Les Stoïciens disent qu'une pierre qui tombe est libre en suivant sa nature propre. Spinoza dit qu'une pierre qui a une impulsion pourrait avoir l'illusion de croire que son impulsion vient d'elle si elle était dotée de la conscience de ses désirs immédiats, qui s'opposerait donc nécessairement et non pas seulement par une ignorance accidentelle à la connaissance des causes.]

2 commentaires:

Fred MESTRE a dit…

Pour résister à quel oubli ? A l'oubli de quoi ?

Un double message intéressant mais mon (unique) année de fac de philo est trop loin pour que le sens des mots ne me parvienne effectivement.

Mais la première partie du post sur les contre sens est impressionant. Comme quoi, on est peu de choses. Merci !

Phersv a dit…

Tout blog public est dans une hésitation sur certains posts trop inachevés ou trop bâclés ou trop privés.
J'hésite souvent à noter des petites idées mal formées qui m'ont traversé mais là j'étais persuadé que cela allait être vite oublié (j'ai un exemple d'un argument que je trouvais très original il y a un an et que je n'arrive absolument plus à reformuler parce que je ne l'ai jamais écrit) et que je pourrais apprécier de m'en souvenir par la suite.

Oui, le contre-sens a été créateur. Et en un sens, toute philosophie porte avec elle un halo de contre-sens dont elle est souvent en partie responsable. Dans le cas des auteurs très anciens ou fragmentaires, cela devient même indécidable parfois (certains continuent à de rejeter la nouvelle interprétation d'Avicenne par exemple).