jeudi 13 août 2015

Jaakko Hintikka (1929-2015)


Hintikka, l'un des plus grands philosophes du siècle dernier, vient de mourir hier, 12 août 2015. A 86 ans, il venait encore de faire une conférence vendredi dernier sur les probabilités et la mécanique quantique (au XVe Congrès de Logique, Méthodologie et Philosophie des Sciences d'Helsinki).

La Finlande était une marge particulière dans la philosophie européenne. Elle fut vite très marquée par la philosophie analytique (un peu comme l'avait été la Pologne avant la Guerre) et notamment par un élève important de Wittgenstein, Georg von Wright.

Hintikka fut un des très rares philosophes (à ma connaissance, en fait, le seul) à allier des qualités opposées : d'un côté une grande inventivité logique (il eut des contributions importantes en sémantique et développa plusieurs logiques différentes pour tenter de meilleures représentations, comme sa "Sémantique fondée sur la théorie des jeux" ou sa Logique "faite pour l'indépendance" pour mieux représenter les paradoxes non-monotones de la connaissance , où je peux "savoir" que "P" sans savoir que Q même si P implique Q), et de l'autre un grand intérêt approfondi pour l'histoire de la philosophie qui lui faisait faire des rapprochements surprenants entre des positions anciennes et des problèmes contemporains. Un cas célèbre est qu'il fut le premier à voir des analogies entre le Cogito cartésien et le performatif d'Austin. (Hilary Putnam a été plus influent encore mais il n'a pas montré autant de sens historique malgré sa curiosité)

Il y a des chances que cela l'ait rendu incompréhensible aussi bien aux historiens qu'aux analytiques quand il dessinait des liens entre l'idéalisme transcendantal et tel aspect de l'une de ses sémantiques.

Ses articles étaient d'un éclectisme qui devait lui causer du tort. Il était un mathématicien capable aussi d'écrire un article sur "la phénoménologie husserlienne dans le style de Virginia Woolf". Mais la Logique mathématique s'était tellement développée qu'il n'était plus recruté qu'en philosophie et plus en logique.

Hintikka fut, à la même époque que Kripke ou Lewis, une part d'une révolution inverse de celle de Quine (comme l'a écrit Pascal Engel, la philosophie analytique contemporaine est faite de divers Post-Quiniens, manières différentes d'utiliser ou critiquer Quine). Quine avait donné l'une des premières interprétations rigoureuse du sens de la logique du premier ordre et tentait d'en tirer un Lit de Procuste rigoureux empiriste pour éviter des dérives "ontologiques". Hintikka au contraire variait les sémantiques de Mondes Possibles de manière beaucoup plus hétérodoxe et prolifique, en faisant vivre des constructions philosophiques moins puritaines. Mais contrairement à Kripke, qui semblait parfois redécouvrir des fonctions du sens commun aristotélicien ou Lewis, dont le réalisme des mondes possibles était si radical, Hintikka donnait un sens nouveau à des théories qui semblaient plus proches de Kant.

J'ai rencontré Hintikka à l'Institut Finlandais en 1994 (il y a donc 21 ans) lors d'un colloque sur son oeuvre et il me semblait accessible malgré ce côté mandarinal des Stars internationales qui ont connu le faste de toutes les grandes universités (il n'avait absolument pas ri des blagues que tentait de faire Jacques Roubaud, qui était un de ses fans).

Je ne comprends hélas pas Wittgenstein mais avec les livres de Hintikka sur lui, j'avais au moins l'impression de mieux comprendre pourquoi je ne le comprenais pas (puisque pour lui Wittgenstein comme Quine restait, malgré tout son génie, encore empris d'une tradition pré-tarskienne contre la sémantique).

J'ignore s'il a trouvé sa "carrière" (du point de vue des "postes") relativement décevante ou si c'était un choix. Il fut reconnu dans son pays en Finlande mais aux USA (où il commence à travailler à partir de 1964, à la trentaine), il n'était membre que de l'Université de Floride (où il avait trouvé un poste en même temps que son épouse philosophe) puis de Boston University (même s'il fut aussi visiteur à Stanford). Avec une certaine fausse modestie, il écrivait dans un portrait autobiographique que son propre saut de l'Université de Turku vers les USA était moins grand que celui de son père d'instituteur de province finlandaise vers la capitale Helsinki.

Hintikka a beaucoup écrit et les médias finlandais avaient remarqué l'une de ses autobiographies très franches sur son histoire d'amour avec son épouse américaine Merrill Hintikka (qui aurait été brièvement une des maîtresses de Kennedy avant de le rencontrer).

Add. Une compilation de certains de ses articles accessibles en ligne.

3 commentaires:

Elias a dit…

Vos nécrologies sont toujours impressionnantes.
Vous les préparez à l'avance comme dans les journaux?

Phersv a dit…

:) C'est ce que je m'étais dit à l'époque de la mort de Lévi-Strauss, que j'aurais dû quand même préparer celle-là qui était prévisible.

Dans le cas d'Hintikka, c'est hélas moins clair que je l'aurais voulu. Il y a 20 ans, quand je connaissais presque tous les articles de Hintikka (même si je ne comprenais pas les plus techniques), j'aurais pu être plus précis, je pense, alors qu'aujourd'hui ce sont un peu des souvenirs lointains que je n'ai plus réactivés.

Phersv a dit…

Un éloge par Pascal Engel : un Leibniz du Nord.