samedi 27 mai 2017

Comme l'eau du Léthé qui va muette et noire


Ce que j'aime le plus est la mythologie. Mais en vieillissant, je me rends compte que j'ai trop confiance en ma mémoire (qui était relativement bonne, il y a deux décennies) et que j'ai de plus en plus de faux souvenirs, des croyances trompeuses même en mythologie grecque qui était le seul domaine (en dehors des comic books et des jeux de rôle) où je me considère plutôt compétent. Mes souvenirs en se dégradant deviennent souvent très... "imaginatifs". C'est une impression étrange de devoir se défier tout le temps de ce qu'on croit savoir parce qu'on a l'impression fausse de se souvenir non seulement de l'information mais de la source d'acquisition. Je préférerais avoir oublié complètement que de commettre ainsi si souvent un vice intellectuel de fausse croyance. Mais d'un autre côté, il se peut que les variantes ainsi produites simulent bien les associations qui devaient être faites par ceux qui croyaient encore à ces récits.

Hiketides

Je lisais l'autre jour quelque chose sur les mythes grecs et je me suis soudain rendu compte en vérifiant que j'avais complètement oublié (à supposer que je l'aie su un jour) que les Suppliantes d'Eschyle n'a rien à voir à part le titre avec les Suppliantes d'Euripide.
Les premières sont les Danaïdes qui demandent l'hospitalité en Argolide à Phoronée pour fuir leurs cousins égyptiens avec qui on veut les marier.
Les secondes sont des Argiennes (lointaines descendantes des précédentes, peut-être) qui viennent réclamer à Thésée d'Athènes de les aider à récupérer les corps de leurs maris tombés devant Thèbes.

La guerre déplacée dans le conflit sur le cadavre est l'un des thèmes centraux de toute la mythologie grecque, depuis la fin de l'Iliade (Priam suppliant Achille pour le corps d'Hector), les Suppliantes d'Euripide (où les Athéniens se vantent d'avoir forcé les Thébains à rendre les corps des Argiens) et bien sûr Antigone (où la princesse bafoue elle-même la loi thébaine pour ensevelir Polynice). Et dans la réalité, à l'inverse, le haut fait politique de Socrate est d'avoir été l'un des rares à s'opposer à l'exécution des généraux athéniens qui n'avaient pas pu rapporter les corps après la victoire navale des Arginuses.

L'Immortalité et la Roue

Je me suis rendu aussi compte que j'avais fusionné dans les "fichiers descriptifs" de ma mémoire en un seul personnage Salmonée (celui qui est puni par la foudre pour avoir tenté de faire croire à ses sujets qu'il était Zeus) et Ixion (celui qui est puni par le feu pour avoir tenté de séduire Héra). J'avais même rêvé, semble-t-il, un lien entre la roue du char de Salmonée (qui tente de simuler la foudre) et la roue de feu d'Ixion.

En passant, j'ai remarqué aujourd'hui un détail bizarre sur les personnages les plus célèbres dans l'Hadès : Tantale, Sisyphe et Ixion.

Les trois "Suppliciés" sont simplement considérés comme des défunts, condamnés dans la fonction classique de l'Enfer. Mais si on regarde de près, Tantale et Ixion ont tous les deux pris de l'Ambroisie dans certaines versions et les Dieux leur reprochent d'avoir voulu abuser de ce don d'immortalité, Sisyphe, lui, a réussi à tricher et à échapper à la Mort.

Autrement dit, leur éternelle punition (la Faim insatiable, la Roue de Feu et le Rocher qui Retombe sans cesse) n'est peut-être pas un simple cas d'Enfers : ils sont tous les trois immortels et sont donc plutôt des "vivants en Hadès", des "vivants-morts", le contraire des revenants. Leur châtiment n'est pas infernal mais plutôt une sanction ironique transformant leur l'immortalité en un fardeau (un peu comme le châtiment de ce pauvre Tithonus qui avait reçu l'Immortalité sans recevoir la Jeunesse). Timothy Gantz fait remarquer d'ailleurs que dans les premières versions d'Ixion, il n'est même pas en Enfer du tout et sa Roue de Feu, qui est ailée, est placée dans les cieux, peut-être à cause de l'ambroisie. Tantale (qui serait peut-être un fils de Zeus demi-dieu tout comme Ixion) a d'ailleurs un Rocher, comme le Rocher de Sisyphe, qui menace tout le temps de l'écraser à chaque fois qu'il risque de prendre la nourriture qu'il convoite. Ces trois immortels sont donc plus proches des châtiments de Prométhée, ou son frère Atlas, qui sont plus clairement restés sur Terre et pas dans le Tartare (même la génération des Titans qui est censée être mise au Tartare ne doit pas y être entièrement : Hyperion, Okeanos et Gaïa par exemple).

En revanche, cette théorie sur ces trois cas ne s'applique pas du tout aux Danaïdes (et leur Vide insatiable), qui n'ont, j'ai l'impression, aucun lien avec ces trois exemples liés à l'Immortalité même si leur châtiment avec tâche impossible ressemble beaucoup à Tantale et Sisyphe.

Les Fondateurs de souveraineté

Puisqu'on vient de parler de Salmonée, son frère Sisyphe et Tantale, remontons un peu, grâce au système généalogique des Ehoiai (le Catalogue des Femmes) du Ps. Hésiode. De même que la Bible a au moins trois versions contradictoires du Premier Homme (Adam, Noé après le Déluge et Lot après le Déluge de Feu), les Grecs ont plusieurs lignées de fondateurs de tribus hellènes et cela donne au moins cinq branches (cette distinction du Catalogue influencera ensuite toutes les compilations mythologiques)

(1) La lignée de Prométhée : les Deucalionides, qui donnent leurs noms aux tribus hellènes
(2) la lignée de Tantale : les Pélopides venus d'Asie, qui donnent leur nom au Péloponnèse
(3) la lignée d'Inachos : les Phoronéides puis les Agénorides et Danaïdes, qui comprend de nombreuses dynasties mythiques (Perséides, Héraclides, Atrides)
(4) La lignée "autochtone" de Cecrops, Cranaos et Erechthée en Attique, nettement plus locale et qu'on doit connaître surtout à cause de l'importance disproportionnée d'Athènes dans les textes.
(5) La lignée "autochtone" de Pelasgos en Arcadie, parfois considérée comme l'une des plus archaïques/

(1) Deucalion, fils du Titan Prométhée, est le père d'Hellen, le héros éponyme du peuple grec et premier homme après le Déluge. Hellen a trois fils Doros, Aiolos et Xouthos.
  Doros (qui donne son nom aux Doriens qui occupaient plutôt le sud du Péloponnèse, la Crète et Rhodes ou les régions occidentales) n'a pourtant pas d'enfants humains dans les sources anciennes, il est le père de divers génies, nymphes, satyres. Ensuite, on lui attribue comme descendants Dymas et Pamphylus comme ancêtres de tribus doriennes (la troisième, les Hylléens descendaient d'Héraclès mais étaient "adoptés" par les Doriens).
  Aiolos (qui donne son nom aux Eoliens qui occupaient à l'âge classique la Béotie, la Thessalie et le nord de l'Asie Mineure) est le principal ancêtre de la mythologie grecque. Il est notamment le père de Salmonée (qui alla pourtant en Elide), Sisyphe (qui alla à Corinthe), Athamas (qui alla en Béotie) et Créthée (qui, lui, resta en Thessalie), ainsi que de nombreuses filles qu'on retrouve dans les arbres généalogiques mythiques. Perieres de Messénie, ancêtre de Maisons spartiates comme Tyndare, est parfois rangé dans les fils d'Eole.
  Xouthos, (le "Blond" ou au contraire le "Brun" ?), lui, n'a donné son nom à aucune tribu mais a deux fils, Achaios et Ion, qui donnent respectivement leurs noms aux Achéens du nord-Péloponnèse (mais à l'âge classique ils seront absorbés dans une variante du dorique) et les Ioniens (qui occupaient l'Attique, Eubée, la Chalcidique, les Îles et les côtes d'Asie Mineure). Ion descend aussi par sa mère d'Erechtée, dans le mythe d'autochtonie d'Attique (et peut-être aussi par propagande politique parce que les Athéniens voulaient une hégémonie pan-ionienne contre les Doriens).
Les Ehoiai ajoutent dans les descendants de Deucalion par d'autres branches que Hellen,  Graecus (ancêtre des tribus de Grande Grèce), Magnes (Magnésie de Thessalie) et Macédon.

(2) Pélops, fils de Tantale, lui est clairement oriental et est explicitement de Phrygie en Asie Mineure avant de venir s'installer en Elide, à l'ouest de la péninsule qui va porter son nom, le Péloponnèse. Les Pélopides d'Elide seront ensuite liés aux Perséides issus de Danaos et qui règnent sur l'est du Péloponnèse.

(3) Phoronée est un premier homme archaïque pré-grec né autochtone en Argolide, fils du fleuve Inachos et père (ou ancêtre) d'Io. Io fuit l'Argolide et traverse l'Orient où ses descendants seront des Fondateurs de nations étrangères : Agénor (roi de Phénicie, et ancêtre de la Maison royale de Thèbes en Béotie via Cadmos + quelques autochtones ou de la Maison royale de Crète via Europe et Minos), Aigyptos et Danaos (qui fera exode hors d'Egypte pour retourner dans la terre de ses ancêtres et recoloniser l'Argolide). Danaos est l'ancêtre de Persée et par là de la plupart des héros grecs d'Héraclès aux Atrides (mais Bellérophon descend, lui de Sisyphe). Le terme "danéens" sera préféré à Hellènes ou Grecs à l'époque archaïque dans l'Iliade. Quand les Héraclides envahissent le Péloponnèse, l'interprétation classique est que c'est l'invasion dorienne mais les Héraclides mythiques étaient déjà cousins des Perséides.

(4) Cecrops fonde Cecropia qui sera appelée ensuite Athènes en honneur de la déesse. Les Athéniens rivalisaient donc avec le Phoronée des Argiens en voulant avoir leur propre héros autochtone (même s'ils ajoutaient aussi d'autres influences comme Ion).

(5) Les autochtones de Pelasgos ont une branche plus petite : le roi-loup Lycaon, symbole du dépassement du cannibalisme primitif, et plus tard Callisto et Arcas, les totems ours qui deviennent la Grande et la Petite Ourse.

On peut ajouter d'autres en dehors de la Grèce ; La Maison royale de Troie (Dardanos) est censée descendre d'une fille d'Atlas, tout comme Lacedaimon, ancêtre des Maisons royales de Sparte.

Les noms des Spartoï

Dans la plupart des manuels modernes de mythologie (par exemple le dictionnaire de Grimal), les cinq Spartoï sortis des dents de dragon ne sont pas nommés à part le premier. Ils sont (1) Echion (qui s'unit à Agavé et fut donc le père de Penthée tué par Dionysos), (2) Kthonios, (3) Oudaios, (4) Pelôr (ou Peloros) et (5) Hyperenor. J'imagine qu'à l'époque historique on devait trouver des aristocrates thébains prétendant vraiment descendre des Spartoi.

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