vendredi 14 mai 2021

Le vague du concept de liberté (ou de responsabilité ultime)

 


Si je comprends bien la nouvelle vidéo de Mr Phi, il essaye de défendre (par son sondage de 11 000+ abonnés) l'idée que nos intuitions pré-théoriques sur la liberté (au sens du "libre arbitre", ou du moins à peu près) sont en fait compatibilistes et donc que les théories philosophiques qui insistent sur l'incompatibilité entre déterminisme et libre-arbitre sont donc celles qui modifient le sens du mot "liberté". Les paradoxes des uns sont les platitudes des autres (et vice versa), comme disait Quine, mais cela me semble revenir à dire que les philosophes ont donc un concept normatif ou "révisionniste" de libre-arbitre (par rapport à l'usage simple de "volontairement") et je vois mal en quoi cela prouve que le concept incompatibiliste est donc erroné en prétendant réfuter notre intuition pré-théorique. Je ne sais même pas si nous avons un concept pré-théorique de déterminisme tant la définition laplacienne devient technique. 

C'est drôle que les déterministes "durs" prennent parfois un ton de paradoxe pour défendre leur théorie encore aujourd'hui alors qu'elle est standard depuis au moins Spinoza et Laplace et à l'inverse que Mr Phi présente sa défense du retour au compatibilisme comme une lutte contre les courants traditionnels majoritaires de la philosophie alors que cela semble assez standard aussi depuis au moins John Locke. 

Je pense ici à la solution que David Lewis avait donné à l'épistémologie, le contextualisme. Lewis disait que le verbe savoir avait un certain vague et dépendance à un contexte des alternatives pertinentes et qu'il n'y avait rien de contradictoire à dire (1) oui, je sais qu'il fait beau (selon un certain degré de précision du terme "savoir") et (2) mais oui, en changeant la précision, je peux aussi admettre la possibilité théorique que cette pluie ne soit qu'une illusion et que le monde ne soit que produit par un mauvais génie et donc que je ne sache rien d'extérieur à mon Cerveau dans une Cuve. De même, pour la métaphysique ou la sémantique du concept de "libre", je pourrais dire que j'étais libre et responsable en faisant cette action (je n'étais pas "forcé" par quelqu'un, mon action exprime une volonté soutenue et habituelle, sens ordinaire du compatibilisme des Stoïciens à Hobbes, Locke ou Hume) mais qu'en un autre sens, je ne respectais pas les principes plus précis d'auto-détermination avec contingence de ma volition, même si une société va continuer l'illusion de me tenir comme responsable. 

Les cas à la Frankfurt prennent un individu qui a le choix entre A et B et qui a décidé sans y être "contraint" par une cause isolable à court terme (mais c'est une pétitition de principe, selon le déterminisme, il est déjà conditionné) de faire A mais à mon insu, j'ignore que si j'avais décidé de faire A, une autre cause se se serait déclenché pour me contraindre à choisir A. Dans ce cas, l'opinion admet alors (si du moins elle admet déjà comme présupposé qu'il peut y avoir une action libre) que l'action était libre et que pourtant il n'y avait pas de possibilité alternative et de vraie contingence du point de vue extensionnel. Mais cela montre (1) que si le sujet a choisi A, nous ne pouvons pas savoir de l'extérieur facilement s'il s'est auto-déterminé ou non (2) s'il a choisi A sans que le dispositif contre-factuel se déclenche, il reste vrai qu'il l'a choisi que je le sache ou pas. Mais ce que dit le déterminisme est que même en ce cas, il a "choisi" en étant déterminé. 

Et de même, dans le déterminisme rigide, on dira donc dans les autres exemples (le Jumeau conditionné à choisir A et le Jumeau conditionné à choisir B, ou le choix qui est toujours déterminé à être identique dans un univers déterministe avec éternel retour du même) qu'ils ne prouvent pas non plus que l'intuition pré-théorique est donc plus valide. Oui, nous faisons tous comme si la chaîne causale devait s'arrêter assez vite et comme si le Big Bang n'était pas pertinent pour mes choix mais le déterminisme pur et dur rappellent que cela paraît assez arbitraire. 

Pourtant, une forme de compatibilisme risque quand même d'être une solution commode. 

On a besoin pour la liberté que je me représente des alternatives et que ma représentation soit une cause plus pertinente que les forces et émotions qui agissent sur ma capacité rationnelle à me représenter cette alternative. 

Mais on a aussi besoin que le déterminisme soit assez fort ensuite pour que l'issue de cette représentation rationnelle ne soit pas trop facilement court-circuitée par d'autres événements physico-psychologiques non-pertinents (sans quoi je saurais ce qui est bien mais ce seraient quand même ces événements qui auraient le dernier mot). 

Il faut que j'aie assez de rétroaction pour avoir du contrôle entre ma croyance et mon action. C'est pourquoi la vieille théorie classique qui dit qu'il doit y avoir un lien entre Raison et liberté peut ensuite donner un sens relatif à une forme de libre-arbitre : je suis assez "libre" pour que ce soient bien mes croyances raisonnables qui puissent s'isoler pour devenir pertinentes. Ou pour parler comme Dennett, les êtres raisonnables ont évolué pour avoir plus de liberté dans ce cadre déterministe que les êtres moins raisonnables. 

Mais je ne crois pas que le sondage sur nos usages pré-théoriques compatibilistes suffise à éliminer l'idée que la définition incompatibiliste rigide (la liberté comme auto-détermination en dernière instance) soit plus claire ou cohérente (même si elle stipule une définition si forte qu'elle conduit à nier la liberté). La définition compatibiliste est peut-être vraie, efficace, mais elle est nécessairement plus vague puisqu'elle suppose de délimiter des conditions pertinentes d'une manière pratique selon nos intérêts macroscopiques. 

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai rien compris!

Elias a dit…

"je ne crois pas que le sondage sur nos usages pré-théoriques compatibilistes suffise à éliminer l'idée que la définition incompatibiliste rigide"

Pour ma part je concède volontiers que la définition incompatibiliste rigide est plus claire, il n'en demeure pas moins que ce n'est pas d'elle que nous avons besoin dans nos jeux de langage sur la responsabilité et que ce sont ces jeux de langage qui donnent de l'importance à la notion de libre arbitre.



Phersv a dit…

1 Oui, nos pratiques quotidiennes sont compatibilistes (ou plutôt elles sont en fait "libertariennes", je pense, avec les problèmes que posent l'anti-déterminisme vague). Je suis aussi d'accord avec l'argument que "liberté" n'est pas un mot comme "entéléchie" que la philosophie peut complètement stipuler a priori et que l'usage compatibiliste finira toujours par l'emporter sur le libre-arbitre.

2 Cependant, je crois que même pragmatiquement dans certains cas concrets, nous sommes face à des énigmes du vague. M. Kobili Traoré dont on dit qu'il perdait sa responsabilité à cause du cannabis était-il "libre" quand il a fait son assassinat ? Je n'en sais rien et je ne suis pas sûr que tous les experts puissent y répondre de manière très claire. Il ne l'était pas du point de vue déterministe mais personne ne l'est en ce sens, donc c'est une solution de facilité. Il l'était selon une opinion commune sur la responsabilité (ou selon le volontarisme hyperbolique de Sartre ?) mais je suis sceptique sur l'idée qu'on puisse y donner un sens vérifiable.

Cela revient donc à nouveau à la solution contextualiste de David Lewis. En un sens vague, oui, il était libre (pas de menace, d'intimidation). Mais pas dans d'autres critères possibles des alternatives accessibles où il lui était peu possible de se contrôler.