samedi 6 février 2016

Early Dark (2011)


Early Dark (Anthropos Games, 2011, 400 pages) est un jeu de rôle de fantasy financé par Kickstarter mais qui a relativement peu fait parler de lui. Je crois que ni le GRoG ni RPG.Net n'en ont de recensions pour l'instant - mais il y en a une, très développée, chez Philippine Gamer et une autre, plus négative (notamment sur le "jargon"), sur Diehard GameFan. Le champ des jeux fantastiques devient tellement saturé qu'il devient difficile de se faire remarquer. Pourtant Early Dark ne manque pas de certains aspects originaux.

Une des qualités d'Early Dark est que le projet est très clairement explicité par l'auteur, Calvin Johns, avec une franchise qui cite ses sources et ses buts (certaines idées narrativistes modernes sont mélangées avec des mécanismes ludiques élaborés, et il y a des traces de jeux plus traditionnels comme une reinvention du système d'expérience). L'intention du jeu semblait d'ailleurs porter plus sur les règles que sur le monde mais ce cadre n'a pas le défaut des univers génériques habituels des "crève-coeurs fantastiques". Calvin Johns (qu'on peut voir dans cette vidéo de présentation) était un étudiant en doctorat d'anthropologie à l'Université du Texas à Austin, et on voit bien que sa formation joue un rôle dans sa manière de créer son univers.

La Mer de Hara et ses Cinq Cultures

Early Dark a, comme le Runequest originel, un niveau technologique plutôt bas, plus antique que médiéval. Il n'y a pas d'espèces non-humaines jouables (un peu comme dans le récent Age of Treason de Jonathan Drake qui a une atmosphère proche autour d'un Moyen-Orient antique) et les êtres humains sont divisés en cinq cultures autour de cette Mer de Hara (Alagoths, Anu, Edish, Neferatha, Vayok). La carte est p. 173-174 dans le manuel et vous pouvez la voir sur leur site.



L'Atlas de la Mer de Hara couvre les pages 20-174 et il est très dense car il est présenté quasiment sous une forme de plusieurs nouvelles, ce qui demande donc de s'immerger dans la fiction pour en tirer les informations. Heureusement pour la jouabilité, la fin sur l'état présent est plus synthétique.

Les Vayok du Vaankur au nord-ouest sont un mélange des Scandinaves vikings et surtout des Inuits, avec un lien plus fantastique avec des Géants.
Les Anu des Îles Kuludo, dans la Mer de Terre Noire à l'Ouest sont un mélange de la Chine de la Dynastie Han (mais leur habitat insulaire évoque très fortement des côtés japonais, l'onomastique aussi) et de la culture Olmèque (la mythologie). [C'est aussi la culture qui ressemblerait le plus à Tékumel dans son mélange d'Asie et d'Amérique centrale.]
Les Alagoths sont un mélange des Perses achéménides et des Celtes (notamment le rôle des Druides), dans une version particulièrement "patriarcale", voire misogyne. Ils vivent dans les basses terres d'Edrada au nord-est et sont guidés par des prophètes druides.
Les Neferatha d'Ugurlu (cité dans le Ragus, au sud) sont un mélange des Indiens védiques (notamment les castes) et des Egyptiens, mais dans une version plus "matriarcale" et impérialiste.
Les Edish sont un mélange de Gréco-Romains (Cités-Etats) et d'Amérindiens Ojibwé (le Totémisme). Ils vivent dans les cités des hautes terres d'Edrada au nord.

L'Histoire

Au lieu des habituels Loi et Chaos, le texte parle plutôt en termes de structure et de changement, du Tissu et de la Fissure ou Echancrure (Loom : métier à tisser / Fray : effilocher). Les Esprits et Fées vivent dans cette Texture mais les "Grands Anciens" percent la Fissure. La culture d'Edrada, les collines du nord-est, commença à créer l'art du Tisseur contre les anciens cultes des Grands Anciens et des premiers Géants sous les glaces de Vaankur. Il y eut un Empire antique centré sur l'Edrada et qui recouvrit tous les alentours mais il a disparu en laissant des ruines et des textes mystérieux sur l'art de manipuler la Texture du monde.

Il y a environ un millier d'années, les Neferatha sont arrivés dans la cité d'Ugurlu et y créèrent le premier calendrier. La Sorcière, leur fondatrice légendaire, institua les quatre castes : les Couronnes (Mages), les Mains droites (Guerriers), les Mains gauches (Scribes et artisans) et les Pieds (les Serfs). Ce sont les Dynasties des Mains Droites qui ont le pouvoir politique car les Couronnes sont souvent détachées de la gestion effective. Cela crée une tension entre le pouvoir spirituel et magique des Couronnes et le Culte Impérial militaire institué par les Mains Droites.

C'est aussi à cette époque que l'Empire Anu commença à s'organiser dans les Îles Kuludo de l'Extrême-Occident, suite à des révoltes paysannes contre les anciens seigneurs. La société anu adore six Dieux autour du Jaguar (le Peuple), de l'Oiseau (l'Empereur), du Dragon (le Héros) et du Serpent à Plumes (la "Courtisane/Artiste", une des classes sociales les plus influentes de la société anu).



Il y a 600 ans, l'Empire neferatha commença à s'allier avec des Clans nomades des Alagoths dans les basses plaines d'Edrada et la Forêt Blanche au nord. Les Clans patriarcaux des Alagoths constituèrent des troupes confédérées dans ses armées pour étendre l'Empire neferatha. Les "genres" alagoths sont une construction particulière car les gharuns (hommes impuissants, castrés ou femmes stériles) y sont un "3e genre" qui joue un rôle important dans leur société, notamment dans la politique comme "vizirs" [j'ai l'impression que c'est peut-être une allusion aux agokwa (ou en français "berdache") chez les Ojibwés alors que les Alagoths sont censés être irano-celtiques ?].

Depuis 100 ans, les Edish, des nomades liés à des Totems animaux en Haute-Edrada, ont commencé à s'urbaniser et à créer des Cités-Etats comme Lokod. L'Empire neferatha a tenté de les conquérir peu à peu (Lokod, la Perle du Nord, a reçu une influence culturelle neferatha depuis des décennies, ce qui en fait un syncrétisme des cultures de la Mer de Hara) mais certaines Cités edish ont de bons pirates qui harcèlent l'Empire. Le chef edish Praetawa du Totem du Faucon a conquis Lokod pour l'Empire neferatha et en devint le Gouverneur au siècle dernier en même temps que l'amant de l'Impératrice. C'est là que s'est développée la Grande Bibliothèque de Lokod, qui contient des archives des civilisations anciennes.

Les Druides Alagoths ont fondé leur Cité Royale dans la Steppe orientale près de la Grande Forêt Blanche comme un centre du culte de l'Arbre. Certains Vayoks ont commencé à s'installer dans des communautés de forgerons dites "khazils" chez les Anu et en Haute-Edrada chez les Edish (un peu comme les Varègues chez les Slaves et Byzantins).

Depuis quelques décennies, c'est la "Guerre des Six Fronts". Les Neferatha, sans doute la première puissance, mais en déclin, sont en conflit à la fois avec les Cités-Etats edish (dont le légendaire Praetawa de Lokod, qui s'est retourné contre l'Empire neferatha depuis le décès de l'ancienne Impératrice, et qui a disparu mystérieusement quand une créature féérique dévora toute la Cité d'Onkod il y a une douzaine d'années), contre plusieurs clans de leurs anciens alliés alagoths de Basse-Edrada et ceux de l'Orient. Les Vayoks ont commencé à explorer le monde et à faire des raids sur l'Empire Anu et sur les Cités des Edish. Quant aux Anu, en plus de ces Vayoks, ils sont rivaux du vieil Empire neferatha mais font face à une crise depuis la disparition de leur propre Impératrice.

"Le Recensement" (La création de personnage)

Le chapitre 3 (Le Recensement p. 175-217 + Appendices p. 380-387) commence par inverser l'ordre de priorité entre cadre pour le Scribe (le MJ) et personnage pour le joueur. On commence par tirer sur une table une idée de départ de scénario et on doit ensuite créer les personnages que l'on désire en tenant compte de cette intrigue ou de cette première scène : je tire par exemple dans l'Appendice le résultat "Des voleuses femmes veulent se venger dans les Cités alagoths" (on sait que cette culture est fondée sur des différenciations sexistes rigides - la femme n'a pas droit de détenir une propriété par exemple).

Je décide donc de créer une Druidesse alagoth (p. 198) puisque c'est une position sociale ambiguë où les femmes (mais pas les gharuns ?) sont acceptées. Je décide qu'elle sera âgée et de culture "parsi" (j'imagine que cela signifie druide plus urbanisé ? ce n'est pas bien précisé). Hélas, il n'y a aucune liste de noms propres. Je décide de l'appeler "Sarvazad" (ce qui doit vouloir dire en vieux persan quelque chose comme "noble cyprès").

Cela donne déjà 4 aptitudes (sur 8) qui sont fixées par l'Héritage culturel, la profession, le sexe (pardon, le genre) et l'âge de notre Druidesse Sarvazad :
Cunning 4
Guile 2
Labor 1
Thrive 5
J'ai droit aussi à un "Alignement" qui signifie dans Early Dark non pas une moralité ou une entité cosmique mais un lien social (ici, avec un Cercle druidique d'un Arbre particulier, par exemple "du Chêne Rouge").

Les 8 "aptitudes" sont Cunning (tout ce qui relève de l'ingénuité), Fight, Guile (discrétion, tromperie), Labor (à la fois industrie, obstination), Move (souplesse), Relate (empathie), Thrive (résolution, adaptation), Touch (sensibilité). Ce sont à la fois des caractéristiques habituelles et des traits de caractère, des vertus.

J'ai droit de répartir 12 points entre les quatre autres aptitudes (donc une moyenne de 3). Par exemple, pour Sarvazad, cela peut donner :
Fight 2
Move 2
Relate 4
Touch 4
Notre Druidesse est très volontaire, empathique et sensible mais assez frêle et peu douée pour se battre ou pour se cacher. On verra que la caractéristique Touch est d'ailleurs importante dans la magie druidique si elle veut contacter la Nature.

Cela donne ensuite plusieurs caractéristiques dérivées (sur la feuille de personnage plus clairement que dans le chapitre p. 213). Par exemple, le Cunning de 4 donne un "Tacks per Turn" de 4 (ce qui veut dire qu'elle ne pourra jamais avoir plus de 4 Approches dans le résultat d'un dé, voir le système de jeu) et son Move de 1 lui donne 3 en "Roll Per Round", le Thrive de 5 donne un Guard de 19.

L'étape suivant est de répartir les points entre le Domaine mondain, Domaine d'Arcane (Magie) et Domaine de la Texture (Loom) : un personnage a 4 de base dans tous les Domaines plus 7 "étoiles" (points d'achat). La plupart des personnages sont censés investir surtout dans le Domaine mondain. On va donner la répartition suivante à Sarvazad : 7 Mondain, 5 Arcane, 7 Texture. Son "Sang" (don magique) est donc égal au double de son Domaine d'Arcane, donc 10.

Il faut choisir déjà 4 Arts et 2 Talents (cf. chapitre 6 Les Arts, p. 289-344). Sarvazad a Alchimie (Cunning+Thrive), Animal Kinship (Relate+Touch), Canvass (Guile+Touch), Chant (Thrive+Touch). Ses deux Talents sont Guérison (Cunning+Relate) et Osmose (Touch+Thrive, p. 341). Elle a droit à un "Epithète" pour la singulariser dans son histoire passée. Elle choisit "Main-de-lierre" et considère que cela décrit bien son osmose avec la Texture.



"La Grammaire" (Le système de jeu)

Le système est unformisé. On jette un nombre de d10 qui dépend du Domaine (Normal, Texture ou Arcane). La "limite" à ne pas dépasser est la somme de deux Aptitudes pertinentes pour cette action. On doit alors ordonner les dés du résultat de manière à former une "Approche" (Tack) telle que la somme des dés de cet ensemble reste inférieure ou égale à cette limite. La Force du résultat est le nombre de dés de "l'Approche" maximale qu'on puisse obtenir ainsi (un "0" au d10 compte comme un "zéro" qu'on peut ajouter à la somme).

La Force du résultat doit dépasser une difficulté pour réussir. Les autres Approches dans le résultat dont la somme reste inférieure ou égale à la limite s'appellent des Approches secondaires qui en combat donnent des options comme gagner un avantage (avec une Approche de 1, créer une pénalité pour l'autre) ou utiliser une manoeuvre (avec une Approche de 2, utiliser un talent). Dans un jet en opposition, les Approches des deux adversaires au même nombre de dés s'annulent mutuellement.

[Cela rappellerait, mais certes très lointainement, le système de Weapons of the Gods où on comptait le nombre de dés qui avait le même résultat mais on y multipliait ensuite le nombre de dés identiques par dix en y ajoutant leur valeur sur le dé (deux dés ayant donné 1 donnait donc un résultat de 21, un seul dé ayant donné 9 donnait 19). ]

"L'Héraldique des Noms" (L'Expérience)
L'expérience est un des aspects où Early Dark a le plus repris en le transformant le modèle Old School. Le personnage gagne des "Epithètes" qui précisent ses capacités nouvelles à chaque fois qu'il remplit un objectif de son Alignement. L'Epithète est donc en gros un "Niveau" mais l'Alignement n'est pas une force abstraite mais un lien social et les "points d'expérience" s'appellent maintenant les "Pages" de la Chronique personnelle. On gagne de nouvelles Pages dans sa biographie et cela donne du Renom. Le PJ peut choisir de dépenser son Renom pour s'acheter de nouveaux Alignements, comme ce sont ses Alignements qui lui "rapportent" ensuite de nouveaux Epithètes. Cela permet aussi de gagner des suivants et soutiens. Certains objets aussi gagnent des épithètes (un peu comme dans Earthdawn où les objets progressent aussi en acquérant une histoire).

Les Arts
Les Arts comprennent aussi bien les Arts "mondains" (comme médecine, forge, alchimie, escroquerie, arts martiaux) que les Arts de l'Arcane (qui brisent les lois de la Texture) et les Arts de la Texture (qui sont plus subtiles dans leur manipulation de la Texture du Monde). Philippine Gamer fait remarquer qu'on peut être surpris de voir à quel point les Arts sont génériques et ne dépendent pas tellement de la Culture alors que les premiers chapitres avaient tellement insisté sur le rôle de la Culture. La liste des Arts et Talents magiques (notamment ceux liés à la Texture) peut aussi paraître relativement courte. Ces Arts évoquent encore un peu les adeptes d'Earthdawn comme ils ressemblent tous à des sortes de capacités magiques, même les Arts dits "mondains".

Ce qui rend les Arts d'Arcane plus dangereux que la Texture (Loom) est le système du "Pari" qui représente le risque de jouer avec les forces de la Fissure (Fray). On risque en effet pour lancer un sortilège de se vider de son énergie ou bien un "contre-coup".

Les deux derniers chapitres (7 Poétique et 8 Almanach) sont des conseils généraux pour le MJ, y compris avec des Tables de rencontre, autre aspect assez "Old School", et un petit bestiaire (p. 363-377).

Conclusion

Early Dark est créatif. Le système où on doit choisir de combiner ses dés pour déterminer des options de divers avantages est une idée ludique intéressante même si je crains que cela ne détourne un peu de l'immersion si on a l'impression de jouer à une sorte de Yahtzee.

L'univers me semble relativement difficile d'accès en raison de la présentation de l'Atlas avec de longues nouvelles, mais il devrait plaire à ceux qui aiment de la sword & sorcery avec une approche d'arrière-fond un peu plus élaborée que ce qui peut apparaître à première vue sur ces Cités "pseudo-romaines" ou ces barbares "pseudo-celtiques". Un défaut peut-être est que l'univers ne semble pas pour l'instant avoir de développement alors que j'aurais du mal à y jouer sans un Gazeteer des Cités, qui ne sont pas assez distinguées (en dehors des pistes de scénario pour la création du personnage). Un autre défaut à mes yeux de fan de Glorantha est que l'ethnologie semble bien plus essentielle que la mythologie : les dieux sont moins importants que les rites ou les moeurs des mortels et je pense que c'est un biais volontaire, plus "anthropo-centré". On ne connaît quasiment rien des mythes sur les divinités en dehors des héros fondateurs et "héros culturels" importants des derniers siècles.

Calvin Johns s'est tourné depuis vers un autre système narrativo-ludiste ou tactique, Fantaji, qui devrait ensuite aller vers un autre univers plus tourné vers l'animé de steampunk fantastique, Mazaki no Fantaji (dont la première édition a échoué a atteindre son seuil sur Kickstarter)

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