mardi 9 février 2016

Le vice de la panique


La peur panique vient d'un effroi religieux qui touche au sublime. Hérodote raconte (L'Enquête VI, 105) qu'après la Bataille de Marathon contre les Perses, le messager dit avoir rencontré le dieu Pan qui reprocha aux Athéniens leur ingratitude alors que c'était lui qui serait apparu comme un spectre pour inspirer la "Grande Peur" qui frappa l'armée médique devant la charge des fantassins. Arès, dieu de la Guerre, est père de Deimos (Crainte) et Phobos (Terreur) mais Pan Φορβας est un fils d'Hermès, dieu de la Communication et il est celui qui propage cette contamination de la Panique, cette épidémie sacrée (Pan est aussi amoureux de la déesse Echo). Les Athéniens remercièrent le Dieu-Bouc en instaurant sous l'Acropole un sanctuaire de Pan grâce à qui la Peur avait changé de camp entre le Grec et le Barbare. La panique est le moment où la terreur devient folie maniaque et le Dieu-Bouc est aussi un sentiment dionysiaque, l'envie d'une fuite moutonnière qui nous délierait de tout discours.

Si le but du terrorisme est un culte de la panique, il est étonnant de voir à quel point il y a aussi un désir qui y répond chez le paniqué. La panique n'est plus seulement un accident ou une pathologie éphémère, elle devient un vice, un plaisir suspect de se complaire dans la panique car elle autorise tout, elle excuse tout, elle permet de se retirer de toute responsabilité même quand on prétend encore agir avec courage ou fermeté : je n'avais pas le choix. Le terme de "panique morale" en sociologie est parfois un peu trop flou mais il insiste sur le fait que l'Etat et la société moderne ont pris l'habitude, dans leur paix relativement sereine, d'entretenir un désir de sécurité en crainte perpétuelle d'avoir peur. Malgré (ou bien au contraire comme en atteste) la multiplication de tous ces mots en -phobie, un spectre de phobophilie nous hante aussi.

Sur le blog Secret Défense, l'essayiste catholique Jean-Claude Guillebaud a quelques formules intéressantes sur notre état. Il oppose le flegme britannique devant le Blitz à notre tendance à jouir de ce frisson, comme le Premier ministre qui annonçait juste après le dernier attentat que nous serions bientôt victimes d'attaques chimiques (certes, si un second assaut avait réussi, on lui aurait tous reproché d'avoir été dans le déni de risques futurs). Quelques heures après l'attentat, le Président de la République se met dans un piège tout seul sans que personne ne lui demande rien et veut instaurer la déchéance de nationalité dans une faute politique facile à éviter. Même si on considèrait par ailleurs que la déchéance de nationalité n'était pas si grave (y compris si elle créait des apatrides, pour certains - on peut toujours dédramatiser une mesure vaine qui ne toucherait peut-être personne), le contexte seul suffirait à en ridiculiser la proposition. Un Chef de l'Etat discrédité a pris le pli d'habiller en fermeté responsable une gesticulation paniquée. On ne sait jamais la part de cynisme (la triangulation avec la xénophobie) et de simple délire dans le désir de paraître plus déterminé qu'on ne l'est. Il changera d'opinion de multiples fois avant de dire qu'il ne peut pas le faire car il craindrait de paraître indécis : il cumulait ainsi tous les maux opposés : ses tergiversations et revirements avaient déjà été manifestes et il ne restait ferme pour une rare fois que par peur que cela ne se remarque davantage. La résolution est devenu un beau masque d'un soulagement résigné.

Je repense surtout à Gaston Bouthoul, le fondateur de la polémologie - la science de la guerre. Avec une grande intelligence prophétique, il écrivait, en 1951, que, contrairement à l’idée répandue selon laquelle les démocraties ne font pas la guerre, les dirigeants des démocraties sont toujours tentés de faire la guerre, car celle-ci les « sanctifie » en faisant d’eux des personnages incritiquables.

(Certes, on répondra que la même tendance est d'autant plus forte chez des tyrans, même si le despotisme peut jouer sur d'autres craintes intérieures et sur un simple soupçon de guerre pour éviter la dissension.)

Comme l'économisme a vidé la politique de toute grandeur, la guerre est devenue une continuation ou une simulation de la grandeur par d'autres moyens, un substitut symbolique, d'où le goût de la "grandiloquence" dont parle Guillebaud.

Une scène étrange après les attentats était la pose de la Résistance, un de nos mythes principaux avec lequel nous entretenons toujours un rapport de fascination. Certains manifestaient avec un panneau en anglais "Not Afraid". Ils l'écrivaient en anglais car ils étaient dans la représentation médiatique et dans l'imitation d'autres scènes semblables après d'autres attaques terroristes, ou alors il voulaient créer une impression de communauté post-nationale. Le terrorisme est un message spectaculaire et donc on répondait vers un public plus large. Mais nous avions tellement peur (le mouvement panique sur la Place de la République après un pétard le rappelait). Le Fluctuat nec mergitur était touchant au début dans sa brave crânerie ou sa méthode Coué s'il avait touché ce stoïcisme londonien que nous avons honte de n'avoir jamais partagé (une partie de Paris se souvient d'avoir été plus collabo que Vichy et toutes les stèles sur l'auto-libération de Paris ne peuvent complètement la racheter). Mais quand le Fluctuat nec mergitur devint un mot d'ordre officiel et que la Mairie de Paris l'inscrivit partout, il tomba dans le kitsch d'auto-gratification et presque le déni transparent d'un abîme de nihilisme dans lequel nous avions l'impression de sombrer. (Elias avait repris sur ce sujet un joli texte, certes lutétiophobe et misogyne, de Julien Gracq).

Nous pouvions savoir que des ennemis étaient clairs à définir et que leur injustice était pour une fois simple et manifeste (ce qui aurait dû être très rassurant), mais en même temps nous nous rendions compte que cette rare clarté ne rendait pas les choses nécessairement plus aisées si nous n'arrivions pas à voir tous les effets dans le monde (en Syrie, en Libye, en Tunisie, au Mali) ou bien même ici (quand le Président de la République se piégeait si imprudemment au moment de paraître consensuel et rassurant ou quand les mesures prises pour protéger la sécurité pouvait engendrer localement certaines injustices nouvelles).

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