jeudi 11 avril 2013

Juok et les Inversions


1 Chien en Prométhée

Le premier mythe vient des Anuak, un des peuples du Haut-Nil (Sud-Soudan, famille linguistique Luo, voir cette carte). Il s'agit d'un des récits cosmogoniques sur le dieu créateur androgyne Juok (nom qu'on retrouve dans toute cette région pour le Dieu céleste créateur).

Juok créa d'abord l'Eléphant, puis le Buffle, puis le Lion, puis le Crocodile, puis Chien et enfin un couple nommé Otino (l'Homme) et Akongo (la Femme). Mais Juok vit que ce couple d'animaux était sans poils, chétifs et sans valeur. Il ordonna à Chien d'aller s'en débarrasser.

Mais Chien prit pitié des petits et les cacha dans un arbre. Chien alla traire la Vache céleste (peut-être la même que la Génisse blanche Deung Adok, qu'on retrouve dans une version shilluk du mythe ? cf. D. Westermann, Shilluk People, 1912, p. 155) et il nourrit ainsi les enfants. Ils grandirent tant que Chien leur apprit à bâtir une maison. 


Chien les présenta à Juok mais celui-ci fut furieux et voulut les détruire. Chien promit qu'il les garderait lui-même. 

Ensuite, Juok décida de répartir les terres à ses créations et décida que les différents êtres vivants viendraient dans l'ordre de leur création : d'abord l'Eléphant, puis le Buffle, puis le Lion, puis le Crocodile et seulement ensuite Chien et Humains. 

Alors Chien comprit qu'il ne resterait rien pour l'Homme et il lui dit de se faire passer pour les grandes bêtes. Il vint donc et se fit passer successivement pour l'Eléphant, le Buffle, le Lion et le Crocodile. Juok lui donna à chaque fois les Lances pour défendre toutes les terres qu'il lui donnait et c'est pourquoi l'Homme seul a ces armes et techniques volées à Juok. 

Quand Juok comprit qu'il avait été dupé, il tenta de compenser en donnant les Défenses à l'Eléphant, des Cornes au Buffle, les Griffes au Lion et les Dents au Crocodile. Mais l'Homme réussit à les vaincre par ses Lances, devenant la plus puissante des créatures régnant sur les plaines. 

Juok continuait à s'irriter que l'Homme règne sur ses créatures. Il décida de le rendre mortel pour qu'il ne puisse pas manger tous les animaux - car à cette époque, la mort n'était encore qu'un cycle temporaire comme pour la Lune. Juok fit venir les animaux pour leur expliquer son plan. Chien alla les espionner et l'Homme demanda à l'accompagner, mais il ne comprit pas ce que Juok disait. 

Juok jeta une énorme pierre dans la rivière. Chien cria à l'Homme d'aller la ressortir car si elle s'enfonçait, l'Homme perdrait son immortalité. L'Homme refusa, en disant qu'il risquait de se noyer. Chien se jeta dans l'eau et ne put ressortir qu'un morceau de la pierre seulement. C'est ainsi que l'Homme devint mortel mais que Chien obtint du moins que sa vie ne serait pas aussi brève que Juok ne l'avait voulu.

Sources : Audrey Butt, The Nilotes of Sudan and Uganda, 1952, p. 79, E.E. Pritchard Evans, "Folk Stories of the Sudan", Sudan Notes & Records, 1940, p. 56, Harold Scheub, A Dictionary of African Mythology, 2000, p. 87 ("Juok and the Dog that Preserved Mankind").

Juok a l'air d'être encore plus irritable que Zeus. On remarque aussitôt l'intéressante inversion du mythe habituel de Prométhée (même s'il ne s'agit pas ici de se demander s'il y a une influence ou une antériorité, simplement une relation de symétrie). Dans le mythe grec (dans la version de Platon), l'Homme est le dernier servi par sottise et comme il ne lui reste plus rien, le Trickster va voler par ruse les techniques aux Dieux pour compenser les dons des bêtes. Dans le mythe anuak, l'Homme est le premier servi par ruse et il reçoit ainsi les techniques du Trickster, les bêtes recevant leurs dons en compensation des techniques des Hommes. 

La partie sur la pierre a aussi une inversion similaire. Chez les Grecs, le Trickster Sisyphe avait refusé d'obéir à Thanatos et c'est pour avoir tenté d'éviter la Mort qu'il fut condamné à pousser son célèbre rocher. Chez les Anuaks, c'est pour avoir refusé de pousser la pierre qu'Otino est condamné à la Mort et seul le Trickster Chien réussit à diminuer la peine en la bougeant. 

2 Chien vole le Feu à Juok

Variante Luo tout aussi clairement prométhéenne
Chien alla dans la Forge du dieu Juok et dit qu'il avait froid. Il s'approcha du feu si près que sa queue prit feu et il s'enfuit jusqu'aux hommes. Il mit le feu dans un arbre abolo et dit aux hommes d'aller désormais chercher le feu dans les branches sèches de l'Abolo.

Une variante Anuak dit que Chien enseigna à faire le feu à une Femme humaine pour la remercier parce qu'elle avait été la seule à accepter de l'abriter pendant une averse. Ensuite, tous les hommes acquérirent la technique par cette Femme si hospitalière.

3 Le Retard à manger le Fruit de la Vie éternelle

Mythe de culture acholi d'Ouganda (les Acholi sont aussi de culture luo comme les Anuak, cf. Audrey Butt, The Nilotes of Sudan and Uganda, p. 86-87, toujours via Harold Scheub, A Dictionary of African Mythology). 

Jok convoqua l'Homme pour venir manger sur son Arbre de Vie le Fruit de la Vie éternelle mais l'Homme, par paresse, tarda à venir le manger.

Jok, en colère, donna alors le Fruit au Soleil, à la Lune et aux Etoiles, qui sont désormais les seules à être immortelles. Il ne resta plus rien pour l'Homme.

L'inversion du mythe de la Chute est saisissante puisque Juok reproche à l'Homme l'inverse de ce que Dieu reproche à Adam. Le thème du retard ou de la paresse comme étiologie de la mort se retrouve dans énormément d'autres mythes africains (même si parfois ce retard n'est pas directement imputable à l'Homme mais au messager animal qu'il avait choisi, un lézard ou un caméléon). Et on retrouve aussi le thème selon lequel la Lune, médiation entre l'éternité supralunaire et le changement sublunaire, a gardé l'immortalité qu'avait perdue l'Homme. 

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quand on pense à l'importance qu'a encore le mythe prométhéen dans les soi-disant philosophies de la technique, on se dit que l'européano-centrisme est un facteur qu'on ne saurait surestimer dans la constitution des "évidences" qui masquent l'ignorance des réalités techniques ; il serait intéressant d'imaginer tous les autres préjugés culturels qui pourraient faire obstacle à une attitude adulte face aux objets techniques dans des cultures imprégnés par d'autres mythes. Goodtime.

Phersv a dit…

C'est Norbert Wiener qui prétend que ce serait le Golem qui l'aurait guidé vers la cybernétique et que cela s'opposerait aux mythes de Faust ou de l'Apprenti Sorcier de l'Occident. Les Japonais aussi prétendent avoir un rapport différent aux robots que ceux de Frankenstein en Occident.

Dans le cas du mythe de Chien des Anuaks, cependant, l'inversion est tellement symétrique que cela reste finalement encore très prométhéen.