J'aime beaucoup Shaan (1e édition 1996, 2e édition 2013-2015), le jeu de rôle français d'Igor Polouchine, qui est vertigineux dans sa richesse au point qu'on a l'impression d'entrer non pas dans un univers fantastique mais dans une superposition de plusieurs univers. Les illustrations y ont toujours été somptueuses mais c'est encore plus vrai dans l'édition Renaissance.
Cependant, à ma première lecture, je l'avais trouvé assez proche de Jorune (1e édition 1984, 2e édition révisée 1987, 3e édition 1992) - sans que je sache si ce ne sont que des coïncidences et origines communes dans le genre de la science fantasy, tout comme le film Avatar. Je ne crois pas avoir vu citer Skyrealms of Jorune comme une influence consciente sur Shaan (Polouchine cite plutôt des références graphiques ou cinématographiques, de Star Wars à Dark Crystal ou Aquablue).
Dans les deux cas, les Humains colonisent une planète (Jorune, Héos) avec de nombreuses espèces et une forme de "magie" locale, l'équilibre écologique du Shaan pour Héos et le fluide de l'Isho pour Jorune. Dans les deux cas, on explore la symbolique locale des cultures (les 7 "Couleurs" de l'Isho pour Jorune, les Trois Trihns Esprit / Âme / Corps qui forment l'équilibre du Shaan pour Héos). Dans les deux cas, il y a une opposition entre la technologie humaine et cette puissance indigène de la planète, métaphore anticolonialiste claire (de manière encore plus claire avec Shaan, comme Polouchine a raconté aussi son expérience de coopérant en Mauritanie).
(En passant, Tékumel, le monde de l'Empire du Trône du Pétale, qu'on peut souvent comparer à Jorune aussi, n'a pas du tout cette dimension critique sur le colonialisme, c'est plus un monde de Pulps où les Humains se sont presque complètement assimilés au milieu et surtout à des cultures locales - en un sens les Humains de Tékumel sont tout aussi "extraterrestres" que les autres espèces par leur évolution ethnologique).
Il y a quand même des différences importantes, voire des oppositions, entre les deux mondes de Jorune et d'Héos (que j'avais un peu esquissées en décrivant Avatar).
(1) Dans Jorune, les Humains sont de fait devenus l'espèce dominante (surtout si on y inclut les divers "animaux provolués" qui ont été génétiquement modifiés à partir d'espèces terriennes). Il y a beaucoup d'autres espèces mais les Shantas (les vrais "autochtones") sont en déclin et les autres espèces d'origine extra-jorunienne occupent des régions plus isolées (les Ramiens et les Cleash).
Dans Shaan, les Humains ont une supériorité technologique écrasante mais ils ne représentent que 1% de la population du continent principal d'Héossie (et encore moins si on prend en compte toute la planète). Ils sont une élite coloniale mais les 7 peuples autochtones (les Ygwans sauriens, les Woons sauvages et les 5 humanoïdes Boréals, Darkens, Felings, Kelwins et Mélodiens) sont encore très largement dominants. Même les deux autres petits peuples extra-Héosiens comme les Nomoï magiciens (qui se nourrissent de gaz) et les Delhions (ailés et sans traits du visage, qui se nourrissent de photosynthèse) sont chacun plus nombreux que les Humains.
(2) Dans Jorune, les Humains ont abimé l'équilibre magico-écologique de la planète mais ensuite, ils ont commencé à s'y adapter depuis 3000 ans qu'ils vivent là. Ils restent des étrangers qui ont du mal à métaboliser les aliments indigènes et ont une technologie extra-jorunienne mais ils commencent à faire partie de cet équilibre. Ils ont même commencé à oublier en partie qu'ils n'ont pas toujours été joruniens (même si certaines de leurs religions représentent Jorune comme une sorte de "Chute" par rapport à un paradis originel extra-jorunien). Les Humains ont pu se comporter de manière monstrueuse avec les Shantas (notamment par des armes bactériologiques) mais ceux-ci ont aussi des factions tout aussi violentes et les Humains n'y sont pas entièrement ou uniquement une "anomalie" ou un cancer détruisant Jorune, plutôt une sorte de "greffe" qui se fait progressivement et a déjà bouleversé tout l'écosystème (certains Shantas ont d'ailleurs accepté les Humains comme une évolution de cet équilibre à gérer et non plus à éliminer).
Dans Shaan, un humain individuel peut bien sûr s'adapter mais l'espèce humaine en tant que telle est fondamentalement rejetée par l'équilibre de la planète Héos. Même les extra-Héossiens comme les Nomoï et les Delhions avaient pu depuis quelques siècles trouver leur "place" dans l'équilibre écologico-magique de la planète (les Nomoï comme les Magiciens et les Delhions ailés comme les Médiateurs et messagers - cela peut faire penser à ce texte de Claude Lévi-Strauss sur les jumeaux où il affirme que les aborigènes d'Amérique avaient déjà une place prévue pour l'arrivée d'une altérité, comme "médiateurs", alors que les Occidentaux n'auraient pas eu la même dimension dans leur imaginaire). Les Humains, eux, en tant qu'espèce, n'occupaient aucune place dans la structure systématique de Héos. Ils y incarnent donc par essence sa négation, l'entropie et un avatar de l'anti-vie, la "Nécrose" (même si, encore une fois, un individu, voire tout un groupe humain selon les différentes régions, peut tout faire pour lutter contre cette essence générale). Ce qu'on appelle "L'Ombre" commence là aussi à s'insérer dans ce système héossien mais clairement comme une opposition et une corruption qui représente l'inverse de toutes les différentes valeurs des Neuf peuples (d'où le fait que les Humains ont paradoxalement à la fois l'hégémonie "légale", par la force technique, et le contrôle de la pègre et de la criminalité, comme ils contrôlent tout ce qui s'oppose aux codes moraux traditionnels : les rebelles et la Résistance contre le Nouvel ordre humain (capitaliste) ne se confondent donc pas avec cette sphère criminelle, contrairement aux ambiguïtés habituelles des mouvements de rebelles - les criminels ne seront souvent que l'autre versant de cet "ordre").
Une évolution entre la 1e et la 2e édition est la Révolution. Dans la 1e édition de Shaan, la dictature humaine était une théocratie totalitaire et raciste au service des "Hommes-Dieux". Depuis la Révolution, les non-Humains ont acquis une reconnaissance officielle mais ont dû aussi accepter d'accorder une place aux sociétés humaines et à leur vision du monde mercantile. Les cadres et militaires de l'ancien régime sont restés indispensables mais se sont convertis en adversaires des Nécrosiens. Il n'y aura pas de retour à un paradis perdu, ce qui rend la tension plus ambiguë. La 1e édition ressemblait en pire à l'apartheid sud-africain ou au Congo belge du XIXe alors que la nouvelle est plus complexe et nuancée avec une exploitation capitaliste plus subtile et insidieuse alors que certaines factions nonhumaines se radicalisent dans le rejet global de tous les Humains.
(3) Mais sur la Technologie et la Magie, cela relativise l'opposition précédente. Dans Jorune, la haute technologie humaine s'oppose totalement à la magie indigène. Seuls les Humains ont accès à ce qu'il en reste et à l'inverse, la "technique" indigène repose sur d'autres principes, plus "magiques" en utilisant le fluide de l'Isho. L'espèce humaine s'est adaptée par les Mutants mais un Humain normal ne peut simplement pas percevoir ce fluide du tout.
Au contraire, sur Héos, même la Technique avait déjà sa place dans l'équilibre du Shaan. Un des peuples indigènes, les Kelwins (qui ressemblent un peu à un mélange de Gnomes maladroits et de Kenders de DragonLance) sont des inventeurs obsédés par la Technique et pourtant ils sont insérés. Ce n'est donc pas essentiellement la Technique qui fait des Humains les perturbateurs du système du Shaan (même si leur Technique a bien été l'instrument de cette perturbation) mais bien le fait que les Neuf places possibles étaient déjà prises et que, par défaut, les Humains ont occupé la position vide de l'Anti-Vie ou "Nécrose". En revanche, un Humain peut apprendre à communiquer avec les diverses formes de "magies" des Neuf autres peuples (alors que les Humains "purs" de Jorune sont génétiquement incapables de le faire). Sur ce point, l'assimilation à la culture locale est en fait plus facile dans les cas individuels ou dans certaines cultures locales malgré toute l'opposition générale. [Je simplifie un peu : il y a une différence à faire entre la magie ou les rituels et ce qu'on appelle proprement le shaan, qui relève plus d'une voie mystique d'adéquation avec la nature.]
(4) Une autre grande opposition est que la liste des espèces de Jorune paraît se faire un peu au hasard et pourrait d'ailleurs être sans fin (même si on peut montrer qu'il n'y a pas une diversité infinie : il y a en gros trois groupes : (1) les Shantas indigènes, (2) les Terriens humains, mutants et d'origine animale et enfin (3) les autres extra-Joruniens comme les Thriddles, Ramiens et Cleash).
Dans Shaan au contraire, les 9 espèces (7 indigènes + deux extra-héossiennes) forment un système fermé qui les rend toutes complémentaires au point qu'on n'imagine pas vraiment d'en ajouter de nouvelles (ce qui explique d'ailleurs que les Humains auraient eu du mal à y trouver leur place, même s'ils n'avaient pas été décrits comme des conquistadors nihilistes, bornés et cupides). La philosophie du Shaan est "triadomane", elle divise tout en 3 parties (Esprit/ Âme / Corps) et trois sous-parties, ce qui correspond aux 9 espèces. En termes philosophiques, on pourrait dire que Polouchine a créé un monde assez "structuraliste" où c'est la structure d'ensemble qui prime sur la diversité des éléments, alors que Jorune reste un monde, disons, plus rhapsodique ou "empiriste" où on pourrait rencontrer n'importe quoi d'autre dans d'autres coins. D'un autre côté, cette structure très visible peut aussi trop nettement afficher un design ludique ou un équilibre de règles, ce qui pourrait détacher de l'immersion pour rappeler le jeu.
(5) Dans Jorune, on est censé jouer des Humains ou des évolutions mutantes des Humains. La 3e édition a ouvert la possibilité de jouer d'autres espèces (surtout les "Iscins", les espèces d'animaux anthropomorphes génétiquement modifiés) mais c'est clairement une option peu précisée. On n'imagine pas vraiment de pouvoir jouer les Shantas.
Dans Shaan, c'est vraiment l'inverse. Les Humains restent bien sûr une possibilité mais on imagine alors plutôt un Humain qui se sera assimilé à une partie d'Héos et qui luttera contre l'hégémonie majoritaire dans la culture urbaine humaine. Il est assez probable que la plupart des joueurs voudront tenter une des 9 espèces non-humaines et le jeu donne beaucoup plus de détails pour faciliter l'inteprétation des non-humains.
Un détail que j'aime bien pour terminer dans la nouvelle édition Renaissance : les architectures associées à chacun des 9 races.
5 commentaires:
J'ai resongé à la Majipoor de Robert Silverberg, autre forme d'hégémonie humaine boiteuse, qui aurait sans doute pu servir de base à un JDR (tiens, d'ailleurs, c'est le cas, dit Google...)
Oui, Shaan cite d'ailleurs Majipoor comme une référence dans sa bibliographie. Jorune a commencé d'abord comme un jeu post-apocalytpique sur Terre mais en un sens, il y a plus de points communs avec Majipoor (où les origines terriennes sont aussi assez oubliées, dans mon souvenir).
Il n'y eut pas à ma connaissace de vrai jeu de rôle "officiel" sur Majipoor. Il y eut au moins un article dans White Dwarf #57 (1984) adaptant quelques créatures des premiers volumes et ensuite un livre-jeu en solo, Revolt on Majipoor (1987). Il y a un forum de fans qui essayent de développer aussi leur version. C'est étrange qu'il n'y eut jamais un vrai jeu quand on pense à la quantité d'adaptations de mondes plus récents.
Dans cette conversation de 2005, Robert Silverberg lui-même regrette qu'il n'y ait pas de jeu de rôle sur Majipoor et que personne ne l'ait contacté pour le faire.
"As far as I know, no one has done a Majipoor roleplaying game. I'd be pleased to see one.
(I've just signed up with Dabel Brothers
Productions for a graphic-novel version of the whole Majipoor series, incidentally. The role-playing people don't seem to know where to find me.)
J'aime beaucoup Jorune, mais c'est difficile de trouver joueurs. J'ai un ami qui a dit que c'est un jeu trop beau d'être joué.
Merci pour cet article passionnant !
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