L'artiste brésiliano-helvète José Roosevelt est un dessinateur et scénariste de BD intransigeant qui développe depuis plus d'un quart de siècle à la fois son propre univers, sa maison d'édition (les Editions du Canard) et des projets personnels où il creuse les mêmes références et clins d'oeil comme autant de refrains comme si tous ses livres se répondaient, Borges, Lewis Carroll, Carl Barks, Moebius, Druillet (ou Caza peut-être ?), l'absurde de Camus, le surréalisme de Salvador Dali avec une once de romantisme nietzschéen... Olivier Roche a fait une synthèse sur cette singularité dans la bd francophone qui me paraît moins connue que les labyrinthes d'un autre borgésien, Marc-Antoine Matthieu. Roosevelt a aussi cité le dessinateur brésilien Ziraldo (avec l'étrange personnage Saci Pererê, un génie noir unijambiste du folklore) comme un choc originel mais l'influence paraît plus diffuse.
L'actualité de cette année est riche en trouvailles rooseveltiennes entre Caoutchouc Couinant n°5, son hommage à l'énergie du Métal Hurlant des années 1970, et le quatrième volume de sa série Juanalberto, Maître de l'Univers.
Juanalberto est un canard anthropomorphe qui ressemble plus au Howard Duck de Steve Gerber qu'aux créations de Carl Barks mais dans ses différentes incarnations et avatars depuis les premières BD de Roosevelt, il est généralement plus introverti que Howard, un artiste amateur plus qu'un aventurier. Dans ses premières apparitions dans l'Horloge ou la Table de Vénus, quand il vivait dans des cases en Noir & Blanc, il était une allégorie romantique pour rêver la nostalgie d'un Art en danger face à l'utilitarisme misomuse. Il errait dans des décors de conques flottantes et évoquait des romans que nul ne pouvait plus lire, comme dans Fahrenheit 451. Roosevelt était encore avant tout un peintre surréaliste qui insérait ses huiles daliesques en couleurs dans ses cases avant d'évoluer de plus en plus vers son projet de devenir auteur de BD. Je n'ai pas encore exploré sa série monumentale CE (bd qui réapparaît en écho dans cette série) mais il est clair qu'il maîtrise peu à peu aussi la construction scénaristique de l'action et du récit, pas seulement une succession de ses toiles.
Dans cette série très réjouissante, on est passé du conte en N&B à une saga plus Kirbyenne en couleurs. Juanalberto sait qu'il est un personnage mais il s'est affranchi de son statut. Il est une création qui a pu devenir créateur. Il a pu façonner son coin-coin du Multivers en propageant une vie autonome avec laquelle il disait espérer le moins interférer. L'oeuvre est devenue Dieu. Un Dieu à tête de canard, aussi paisible et serein qu'un Vishnou, aussi amoureux qu'un Krishna, et sans doute moins impérieux que bien des Dieux Uniques.
Ces formes de vie qu'il a créées sont essentiellement trois (je laisse de côté les végétaux et animaux) : (1) les Ethérés, (2) les Naturels et (3) les Néo-Oralistes.
Je ne suis pas sûr qu'on puisse faire entrer les Evolutifs Aléatoires dans cette classification commode comme ils n'ont par définition pas d'autre essence que les tâtonnements chaotiques du vivant, bien plus encore que les Naturels. Leur dirigeant est un messie mutant improbable, un enfant-dieu.
Les Ethérés sont les intellectuels apolliniens, exemplaires du Platonisme dont ne cesse de se réclamer Juanalberto. Les Ethérés faits de lumière voulaient faire régner un ordre formel mais leur lumière s'est inversée et les philosophes sont devenus des tyrans qui reposent sur la Technologie et sur le contrôle des ténèbres (peut-être un peu comme l'Ordre des Technopères de Jodorowsky et Moebius). Ils sont devenus des ascètes hypocrites, puritains, cathares, sado-masochistes (leur libido est déplacée vers le sexe virtuel) et utilisent les Ténèbres comme leur arme au nom de la lumière. Dans ce volume, leur leader, l'Intendante Kala, dit avoir créé une nouvelle idéologie libérale d'émancipation, de démocratie et de droits individuels pour mieux déguiser leur désir tyrannique de contrôle uniformisé. Ils s'appellent désormais eux-mêmes les Inhibiteurs Photoniques, des Illuminés devenus Obscurantistes à force de dogmatisme.
Les Naturels sont l'inverse, des hédonistes dionysiaques, nymphomanes polymorphes, de Bons Sauvages édeniques qui feignent la naïveté et refusent tout vêtement au nom du Retour à la Nature.
Les Néo-Oralistes ont interdit tout texte théorique ou dogmatique, que ce soit la science ou la philosophie mais commencent à accepter la multiplication des textes s'ils sont des fictions littéraires. Pour l'instant, la série les a plutôt présentés très favorablement comme des héros de roman initiatique, malgré tout le sous-titre de Censure et de Mise à l'index réactionnaire de leurs interdits. C'est un peu paradoxal dans une série qui répète tout le temps que l'Art doit sauver le monde contre nos interdits fanatiques ou nos oppressions marchandes que de prendre de tels héros qui voudraient détruire les autres curiosités intellectuelles mais des indices peuvent laisser penser que cela ne sera pas aussi unilatéral par la suite. Si les Ethérés sont l'Intellect (et le refoulement), les Naturels sont le Corps et les Néo-Oralistes sont l'Imaginaire ou l'Âme, mais ces deux derniers fragments manquent aussi peut-être de quelque chose face à l'impérialisme des Ethérés.
Juanalberto s'est créé son paradis avec son amour, Victoria qui est torturée par l'idée de ne pas être certaine de l'aimer avec son libre arbitre ou parce qu'elle ne serait en réalité qu'une création. Mais ce volume s'arrête avant que Juanalberto ait fini de répondre à cette angoisse de Victoria.
On apprend que la cosmologie met deux soeurs au-dessus de Juanalberto : l'Aînée, l'Entropie, et la Cadette, "Elle", l'éternel féminin, source d'empathie ou de créativité. Juanalberto n'a pas pu créer son Univers sans échapper totalement au retour de l'Entropie dans le récit (et on peut deviner que c'est cette Entropie qui a commencé à faire dégénérer le totalitarisme des Ethérés.
Limérius, le Lapin Blanc néo-oraliste, avait découvert les Arts que Juanalberto n'avait pas daigné transmettre directement à ses créatures. Il a commencé à assimiler la Musique, la Littérature et la BD.
Cyprisse est une nymphe Naturelle, venue pour convaincre Juanalberto (éventuellement en manipulant la Déesse Victoria) de la nécessité de lutter contre les Inhibiteurs Photoniques. Elle fait son périple initiatique en croisant un(e) Ange Androgyne et en devenant hermaphrodite. Elle semble ne plus pouvoir contrôler sa forme depuis un usage abusif de psychédéliques. Son créateur Juanalberto, malgré tout son amour pour Victoria, n'est pas insensible à ses attraits. Mais Cyprisse, certes polyamoureuse, est aussi attirée par Ian.
Ian est un Ethéré et aussi un des Avatars de "Tintin" de Hergé dans son côté angélique du Surmoi et du refoulement (il aurait des côtés qui ferait aussi plus penser au Professeur Tournesol). L'album précédent avait permis tout une exploration de la Ligne Claire retraduite dans la bd moebiusienne de Roosevelt, avec tout un jeu de miroirs décalés. L'humour de la parodie préserve du risque d'un discours préchi-précha où l'oeuvre d'art vante l'importance de l'art.
Enfin, deux Spectres hantent l'Univers de Juanalberto, deux autres Canards comme lui, Hector Plasme et Paul Teurgaïste, en Tweedledee & Tweedledum, Dupont & Dupond qui sont venus visiter ce monde mais font allusion au fait que l'Entropie aussi va devoir y réintroduire un chaos que le Dieu placide feint de retarder.