Le temps du train
Bien sûr que ce chef d'oeuvre de Josef von Sternberg est centré avant tout sur son idéalisation/sexualisation de la Déesse Dietrich, la Vierge et la Putain, "Marie-Madeleine" [en suivant la confusion commune sur ce personnage confondu avec la Prostituée sans nom] et les analyses du film se concentrent plutôt sur les thèmes de l'érotisme ou du sadisme sternbergien, mais le train n'est pas qu'un décor ou un "Grand Hôtel sur roues". La locomotive est aussi un des personnages, le symbole matériel omniprésent du cours du temps et du rythme du film. (Et les spectateurs sont parfois aussi troublés que les plans dans Blonde Venus passent tant de temps sur les rails et les trains ou que le film L'Impératrice rouge montre tant de moyens de transport différents pour représenter la mobilité).
Le Shanghai Express est un train immense, une présence massive dans le film avec de longs plans sur ses engins, sur ses rouages, ses voitures, ses wagons luxueux en première classe ou le fourmillement des soldats chinois embarqués sur les toits pour le garder. Le film dépend de son mouvement ou plutôt de sa difficulté à se mouvoir et ses arrêts forcés même avant la prise d'otages. L'accompagnement sonore le plus constant est l'échauffement d'un moteur qui ne part pas ou la sonnerie qui tente de rappeler à l'ordre les passagers et indiquer que cette fois le train va vraiment avancer. Cette machine apparaît contradictoire, à la fois inexorable et fatale et pourtant sans cesse bloquée, gênée, comme un géant empêtré dans des négociations et des compromis, comme un mouvement de l'histoire qui ne parvient pas à s'arracher à des liens archaïques, comme la juxtaposition entre l'accélération de l'industrialisation moderne et du temps long.
"You are in China, now, Sir, where Time and Life have no value" dit au début du film Henry Chang, le "métis" eurasien qui se dit si honteux de ne pas être assez chinois (et qui est joué par un acteur entièrement européen, le Suédois Warner Oland qui était spécialiste de caricature de yellow face depuis une décennie et qui jouera ensuite Charlie Chan). La voie ferrée dramatise le choc entre la colonisation (les Occidentaux ne cessent de se plaindre des retards), entre cette enclave technologique et de clichés "orientalistes" sur le Dragon endormi pour lequel le Temps linéaire du Train n'existe pas. On n'arrête pas le progrès mais on peut le contourner et l'envelopper.
Les films de Von Sternberg sont vus maintenant comme une satire anti-coloniale mais le propos exotique de l'époque était sans doute plus de transposer les figures familières occidentales hors de leur monde et hors du temps, dans un contexte où tout devient mythique. Ce temps mythique pour un Américain d'origine austro-hongroise est toujours une ambiance de crépuscule d'Empire juste avant la Chute, que ce soit le Maroc français (Coeurs brûlés, 1930), Vienne (Agent X-27, 1931) la Chine ou la Russie impériale (L'Impératrice rouge, 1934).
Ce "Dragon endormi" d'ambiance crépusculaire, c'est la République de Nanking qui est montrée comme presque aussi asservie aux Puissances Occidentales que l'était l'Empire des Qing (le gouvernement chinois se hâte d'intervenir pour obéir au consul anglais de Shanghai). Les USA soutiennent bien sûr Nanking et les récits américains sur la République de Nanking ne soutiennent pas les rebelles communistes mais semblent toujours condescendants sur le niveau de corruption ou de faiblesse sous Tchang Kaï-chek. La Chine n'y est pas du tout l'Etat centralisé immémorial comme dans notre imaginaire mais un Etat sans cesse sur le point d'être "échoué". Le train y joue un rôle particulier puisque l'une des raisons de la Révolution de 1911 avait justement été le fait que l'Empire Qing se préparait à nationaliser les lignes ferroviaires ruinées pour en vendre des tronçons à divers intérêts occidentaux. La République de Chine du Dr Sun Yat-sen s'était donc en partie formée face à ces investisseurs étrangers de Shanghai qui voulaient contrôler et exploiter les rails chinois.
Le point de vue du film demeure si eurocentrique qu'on ne voit que peu de Chinois avec des rôles parlants (en cantonais) en dehors de l'amie de Shanghai Lily, l'autre courtisane Hui Fei (Anna May Wong), et de l'Eurasien cruel et libidineux Henry Chang. Mais ces Européens décalés de l'enclave deviennent aussi ridicules pour la plupart (y compris le héros, le médecin britannique Donald Harvey). Dans le jeu des apparences (où la Courtisane est la plus Sainte et les Bourgeois les plus pleutres, comme dans Boule de Suif), le plus antipathique de tous au début, le missionnaire puritain rigide Carmichael, va aussi se montrer étrangement le plus ouvert d'esprit ensuite et le plus prompt à abandonner la perspective figée de la respectabilité moralisante bourgeoise. Dans cette progression, les personnages s'inversent (le vieil officier en uniforme français avoue avoir été renvoyé de l'armée, l'Américain cupide qui affiche un joyau avoue que ce n'est qu'un faux, etc.), ce qui paraît honorable est assez vil, et vice versa (et cela nuit sans doute au personnage masculin du Dr Harvey, complètement éclipsé par la figure féminine).
L'espace des rails
La distance entre Beijing et Shanghai est d'environ 1100 (vol d'oiseau) -1300 km (itinéraire réel actuel) et prend aujourd'hui environ 5-6 heures en train à grande vitesse.
Je ne comprends pas du tout le chaos de l'ordre de l'itinéraire indiqué au début sur la pancarte du train dans le film. Ils disent que la trajectoire est Peip'ing, Tientsin, Yenchow, Chinkiang, Tsinan, Sutsien, Pukow, Shanghai. On appelle l'ancienne capitale "Peiping" depuis que la République vient d'en reprendre le contrôle contre le seigneur de la guerre Zhang Zuolin en juin 1928.
Le début est cohérent : Peip'ing/Beijing est à 130 km de Tientsin/Tianjin. Mais ensuite, on sauterait un trajet de 400 km vers Yenchow (donc, si je ne me trompe dans l'actuelle ville de Jining, province de Shandong), puis 550 km vers Chinkiang (juste de l'autre côté du Yangtze, province de Jiangsu) et ensuite Tsinan/Jinan (province de Shandong). Or Tsinan/Jinan devrait être 140 km AVANT Yenchow/Jining, puis Sutsien/Suqian (province de Jiangsu) devrait être 300 km AVANT Chinkiang/Zhenjiang, qui serait aussi à 230 km de Pukow/Nanjing. Ou alors le train fait vraiment de curieux zig-zags... Mais il est possible que j'aie simplement mal identifié certaines des retranscriptions modernes.
L'Incident de Lincheng
Le récit de l'écrivain américain Henry Hervey (qui avait vécu en Indochine et était devenu le scénariste spécialisé en histoires orientales pour Hollywood) faisait allusion à un événement réel qui avait eu lieu une douzaine d'années avant, le 6 mai 1923. Le Blue Express entre Peiping et Shanghai (plus exactement entre Tianjin et Pukou/Nanjing) avait été déraillé et les survivants avaient été pris en otage par un jeune Seigneur de la Guerre, Sun Meiyao (1898-1923), dans un exemple de "piraterie ferroviaire". Ses brigands du Shandong (qui n'ont rien du romantisme du "jiānghú", "des rivières & des lacs") avait capturé 300 passagers dont 30 Européens à "Lincheng" (actuelle Xuecheng/Zaozhuang au bord du lac Weishan, entre Jining et Suqian). Les Bandits tuent même certains de leurs prisonniers. Au bout d'un mois (et non pas seulement quelques heures comme dans le film), en juin 1923, la pègre chinoise de Shanghai (la "Bande Verte") négocie la libération des otages européens (avec le soutien des ambassadeurs américains) contre une rançon et une demande d'amnistie. Ce jeune Sun Meiyao obtint un poste dans l'Armée officielle mais fut finalement exécuté six mois plus tard, accusé d'avoir continué ses liens avec le banditisme dans le Shandong.
Toute l'affaire avait cimenté dans l'opinion internationale l'idée que la jeune République de Nanking était dévorée de l'intérieur, comme l'Empire mandchou, par sa corruption et les séditions, qu'elle était le nouvel Homme malade, ce qui était le cliché depuis les Guerres de l'Opium (et une des scènes sadiques du film reprend ce ressentiment sur les trafiquants européens d'opium quand Eric Baum, le passager allemand, est marqué au fer rouge).
Dans le scénario de Shanghai Express, les revendications des pirates ferroviaires paraissent plus politiques que celles de 1923 puisqu'ils exigent la libération d'un de leurs agents et pas seulement une rançon et une amnistie. Mais la scène du viol rappelle l'absence de toute intégrité chez les brigands. La suspension des lois hors du territoire fait aussitôt revenir vers la violence des pulsions.
La fin du film d'amour dans le retour au territoire enclavé de la ville de Shanghai (qui se réduit à la gare) peut paraître un peu mièvre après le trouble baudelairien où l'amour n'est qu'un jeu de faux semblants, où chaque personnage veut se perdre en l'autre mais craint aussi que l'autre ne soit pas assez sincère. Les happy endings n'étaient peut-être pas tous imposés à Von Sternberg puisque les producteurs avant le Code Hays se plaignaient plutôt que les Dépravés soient finalement trop facilement pardonnés dans ses contes nietzschéens. Le fantasme de ses films sur Dietrich repose sur cette ambiguïté où le Féminin doit être la séductrice dangereuse et vénéneuse avant de redevenir une figure plus rassurante.
1 commentaire:
Merci pour cette longue analyse. Je pense que ton interprétation des noms de villes est la bonne ; par conséquent je pense que le trajet du train du film est juste fantaisiste.
Enregistrer un commentaire