jeudi 27 avril 2023

La liberté et la thèse de l'autonomie


Leibniz avait distingué dans la liberté de la volonté ce qu'il appelait (1) la liberté d'esprit et (2) le libre arbitre

(1) La liberté d'esprit est composée par deux conditions :
(1A) le fait de pouvoir se représenter par la raison ce qu'on devrait faire et
(1B) la capacité de vouloir vraiment le faire malgré toutes les déterminations et contraintes de forces irrationnelles qui nous feraient désirer le contraire. 

(2) le libre arbitre est le fait de pouvoir vouloir quelque chose sans que ce soit déterminé de manière absolument nécessaire par des causes antérieures. 

Le déterminisme est 
(3) Le principe selon lequel tout ce qui arrive est toujours déterminé par des causes antérieures. 

On peut avoir (2) sans avoir (1) - si du moins on accepte que (2) est possible : quelqu'un se représente ce qui est rationnel mais choisit volontairement de ne pas le faire (donc pas 1B). C'est Médée (video meliora proboque // Deteriora sequor). Médée a-t-elle été contrôlée par ses passions irrationnelles ou a-t-elle choisi de se laisser ainsi déterminer ? 

On peut de prime abord quelque chose comme (1) sans avoir (2) : un Saint Robot (Automate "moral") qui se représente ce qui est "bien" mais est programmé pour toujours suivre ce qui est rationnel. 

Le but de Leibniz est de pouvoir avoir (1) et (2) à la fois tout en admettant (3) le déterminisme. Sa solution est de dire que tout est déterminé dans la lignée temporelle (donc on a bien 3) mais qu'un sujet rationnel fait son choix de telle manière qu'il n'est pas absolument contradictoire logiquement que ce sujet (ou du moins une "contrepartie" ou homologue similaire) eût pu choisir autrement dans un autre monde possible (bien que dans cette ligne temporelle il soit en fait déterminé). La théorie de Leibniz est rendue complexe par une théorie sur l'infini : le sujet a une spontanéité en lui mais ses actes sont déterminés par une infinité d'inclinations qui les rendent imprévisibles pour nous mais quand même déterminés et prévisibles du point de vue de l'entendement divin s'il tient compte de la création du monde réel actuel. 

La solution du déterminisme et nécessitarisme classique n'accepte que (1) et (3). Le stoïcisme prétend pouvoir avoir la liberté de la volonté compatible avec le déterminisme mais n'entend que (1), pas (2). 

La solution dite "compatibiliste" de Hume n'accepte que (1A) et (3), pas exactement (1B) et je me demande si ce n'est pas aussi ce que voulait dire le "déterminisme dur" Spinoza. Pour Hume, la raison indique des informations mais ne suffit jamais à elle seule à donner une impulsion pour la volonté. La raison est théorique sans être pratique. On ne peut donc pas dire que je suis la raison malgré mes passions irrationnelles, mais seulement que j'ai eu des passions conformes à la raison. Je peux avoir des passions calmes et modérées, renforcées par des déterminations qui sont conformes à ce qui est utile et raisonnable. Je ne pourrais pas dire que j'agis malgré la force de passions irrationnelles mais que j'ai simplement la chance d'être déterminé à vouloir ce qui est raisonnable. Médée est bien sûr possible pour Hume mais c'est parce que Médée n'a pas les bonnes passions, sa passion de haine jalouse est plus forte que ses passions calmes. 

Hume se sert même d'un argument déterministe (qui ressemble un peu à ce que Peter Van Inwagen appelle l'Argument de Mind parce qu'il en avait assez de le lire souvent dans cette revue) qui est en gros le suivant (ironiquement, Leibniz aussi en utilise une version contre l'indéterminisme d'Epicure ou Carnéade) : 

L'Argument de la revue Mind
(4) C'est la thèse que (1) présuppose pour son succès la négation de (2) et l'affirmation de (3). Si j'avais des déterminations rationnelles et que j'avais un "libre arbitre" en ce sens d'indétermination, je pourrais avoir un caractère moral, savoir ce que je devrais faire et soudain ne pas le faire quand même. Cette indétermination de la volonté empêcherait alors ma "liberté" d'agir rationnellement de manière prévisible. 

La thèse de l'autonomie morale de Kant n'est pas exactement un simple retour à la thèse (1) de liberté de la volonté des compatibilistes. Au contraire, la thèse de Kant me semble être une sorte d'inversion de l'argument (4) en disant qu'une version bien comprise de la liberté au sens moral (donc proche de (1B)) doit présupposer une version du libre arbitre ou une indétermination de ma raison pratique (donc proche de 2). 

Kant n'accepterait donc pas ce que j'avais appelé plus haut l'argument du Saint Robot : celui qui serait programmé à toujours vouloir ce qui est rationnel (sans avoir la possibilité de vouloir ce qui est irrationnel) ne serait pas une volonté "sainte" (qui veut toujours de fait le bien mais sans que ce soit une détermination autre que sa spontanéité). 

L'Autonomie au sens kantien
(5) Pour agir vraiment moralement, il ne faut pas seulement être déterminé de l'extérieur à faire quelque chose de raisonnable, il faut être motivé seulement par la volonté pure de suivre son devoir indépendamment de toute détermination empirique.
OR si (2) est faux, je ne peux pas ne pas être toujours déterminé de l'extérieur.
DONC si je me représente mon devoir moral, pour pouvoir vraiment le vouloir de manière autonome et non pas seulement être déterminé à le vouloir, il faut qu'il y ait une possibilité d'échapper aux déterminations empiriques antérieures. 

Par ailleurs, Kant veut conserver (3) mais en le limitant aux conditions de l'expérience connaissable. Leibniz tentait d'avoir (1)-(2)-(3) en distinguant une nécessité physique et une absence de nécessité logique absolue. Kant (qui se moque de la "liberté d'un tournebroche" - die Freiheit eines Bratenwenders -  des "compatibilistes", KrPrV A 174) redéfinit l'autonomie pour que sa version de (1) présuppose (2), par (5) mais dit que (3) n'empêche pas la possibilité d'un choix libre au-delà des conditions empiriques

Pour des déterministes comme Hume, c'est un fait empirique que (1A) est vrai : il y a des actes (et des passions) qui sont conformes à la raison. Pour Kant, c'est certes un fait empirique que nous pouvons être rationnels mais c'est un fait de la raison que nous pouvons connaître a priori le devoir moral et ce n'est pas du tout un fait connaissable mais seulement une possibilité pensable que nous pourrions être libres en agissant par respect de ce devoir moral. Nous pouvons et devons penser qu'il y a des sujets vraiment autonomes et pas seulement des séries causales déterminées et des psychologies hétéronomes. 

(Voir aussi la discussion du compatibilisme et du "vague" du concept de liberté)

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