jeudi 29 mars 2012

La "modération" judiciaire




Sonia Sotomayor, Stephen Breyer, Samuel Alito, Elena Kagan
Clarence Thomas, Antonin Scalia, John Roberts, Anthony Kennedy, Ruth Ginsburg


Il est toujours fascinant de suivre en ce moment les discussions devant la Cour Suprême américaine sur la nouvelle loi sur la Santé (Loi pour les Soins Abordables et la Protection des Patients signée par Obama il y a deux ans en mars 2010). Cette loi que ses opposants (et maintenant ses partisans aussi) appellent "Obamacare" est sans doute l'acquis le plus important du mandat d'Obama mais certains avocats et juges républicains ont trouvé l'angle pour l'attaquer : la loi prévoit que tous les individus auraient désormais le devoir de prendre une assurance santé (comme les automobilistes n'ont pas le choix et ont le devoir de prendre une assurance auto).

Les personnes âgées ont déjà le Medicare, les plus pauvres peuvent être couverts par le système fédéral du Medicaid, et depuis les années Clinton, les familles avec des enfants pauvres ont le Children's Health Insurance Program. Les autres devront soit disposer d'un système au niveau de leur Etat s'ils ont la chance de vivre dans un Etat progressiste comme le Massachussetts soit dépendre des assurances privées grâce à leur emploi.

Les Républicains expliquent que le "Mandate", l'obligation de prendre l'assurance est un pouvoir excessif accordé à une loi fédérale et que le Congrès ne peut décider que des Lois "Nécessaires et Appropriées" pour réguler le commerce inter-étatique.

L'ironie de tout cela est que traditionnellement, les Démocrates comme Ted Kennedy voulaient créer un système de soins universel comme dans les autres pays industrialisés, l'Europe ou le Canada, mais que c'étaient les Républicains qui réclamaient une Obligation de prendre une assurance. Obama a vu qu'il n'aurait jamais la majorité aux deux Chambres pour la Couverture universelle et il a donc repris en partie ce Plan républicain (mais en ajoutant certes des conditions de protection supplémentaires pour les patients pour qu'ils ne puissent plus être exclus rétroactivement par les compagnies). Les Démocrates sont donc dans la situation difficile de défendre le vieux programme des Républicains de l'époque Nixon (ou de Mitt Romney) et les Républicains de l'attaquer comme liberticide alors que c'est ce qu'ils réclamaient depuis des décennies.

Cette remise en cause du "Mandate" par 26 Etats vient de remonter à la Cour Suprême après plusieurs décisions contradictoires dans certains Etats (la Cour du 11e Circuit - Alabama, Géorgie et Floride - a jugé l'Obligation individuelle contraire à la Constitution).

Si les 5 Juges de droite (Alito, Kennedy, Roberts, Scalia, Thomas) étaient cohérents, ils pourraient voter selon leurs propres décisions antérieures et refuser la censure de la Loi au nom de la "modération (restraint) judiciaire" : le Juge ne doit pas faire la loi ("Activisme Judiciaire" qu'ils dénoncent lorsqu'il autorise l'Avortement au niveau fédéral) mais seulement vérifier son accord avec les clauses explicites de la Constitution.

Or, curieusement, les gentlemen esclavagistes des années 1780 parlent très peu dans leur Saint Texte Révélé des systèmes d'assurances pour rembourser des rayons X dispendieux.

Tout cela n'est que du Kabuki et il est inutile de sonder les décisions antérieures ou leur "philosophie juridique". On sait que les 5 Juges conservateurs voteront contre, même si cela devait contredire toute leur propre jurisprudence, parce que c'est ce que le Parti républicain et ses intérêts représentent. Comme le dit Hector à Busiris "le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination".

Dahlia Lithwick raconte un argument du Juge "modéré" le plus courtisé, le Cinquième Juge, Anthony Kennedy, conservateur qui peut parfois voter avec l'aile gauche sur certaines questions de libertés.

Un des problèmes du vote est de savoir si les Juges peuvent mettre leur véto à l'Obligation individuelle sans renverser l'ensemble de la Loi sur la santé. Certains des avocats républicains disent que oui, dans l'espoir de faire accepter plus facilement la victoire symbolique (même si cela ferait hurler les assurances privées, qui trouvent des avantages à cette Obligation qui avait fait "passer la pilule" en 2009). Kennedy dit ici que non, la Loi forme bien un tout et qu'il vaudrait mieux mettre alors son véto à toute la Loi pour que les Juges soient "modérés" et ne prétendent pas sélectionner eux-mêmes des parts à garder.

And Justice Anthony Kennedy suggests that while the legal presumption is that judicial modesty requires the court to avoid redrafting an entire piece of legislation, maybe the truly humble thing would be for the justices to strike the whole thing down.

“When you say judicial restraint,” he tells Deputy Solicitor General Edwin Kneedler, “you are echoing the earlier premise that it increases the judicial power if the judiciary strikes down other provisions of the act. I suggest to you it might be quite the opposite. We would be exercising the judicial power if one provision was stricken and the others remained to impose a risk on insurance companies that Congress had never intended. By reason of this court, we would have a new regime that Congress did not provide for, did not consider. That, it seems to me, can be argued at least to be a more extreme exercise of judicial power than striking the whole.”

Look carefully at what Justice Kennedy just said: Don’t want to impose new risks on the insurance companies. Check. Striking down all of the 2,700 page statute—much of which regulates breastfeeding, Native American health, black lung treatment, and other things unrelated to the individual mandate—that’s the new judicial restraint.

L'Obligation de prendre une assurance était de facto un des cadeaux de l'administration Obama à l'Assurance privée. Le Juge dit que s'il faut retirer ce cadeau pour des raisons politiques, il convient donc de supprimer l'ensemble de la Loi sur le système de santé pour ne pas déséquilibrer l'ensemble.

Le pouvoir des Cinq Tyrans à Vie de la Cour suprême devient de plus en plus catastrophique. Des millions de citoyens seront peut-être privés de certains de ces droits d'accès à des soins fondamentaux seulement parce qu'un seul homme, le Juge Kennedy, a été assez acheté par le lobby des assurances privées.

Add. Ce tableau des questions des Juges permet déjà de prévoir les votes (en dehors de cette nullité de Clarence Thomas qui n'a posé aucune question comme d'habitude comme il est trop dogmatique pour avoir besoin de questions et est assez lucide pour ne pas vouloir trop manifester son incompétence).

4 commentaires:

mkd a dit…

Article intéressant, comme j'aimerais en voir plus souvent (ce sont des infos pas évidentes à obtenir ailleurs en français).

Un dessin du Bors blog sur le sujet

Phersv a dit…

Sur son blog Scott Lemieux analyse aussi les discussions.

Ce qui me fascine vraiment n'est pas vraiment que la Loi passe ou non (j'imagine qu'à long terme une version doit bien finir par s'appliquer au moins dans certains Etats), mais c'est le fait que nous croyons être dans une société rationnelle alors que les arguments sont tirés dans tous les sens et qu'on fait seulement semblant de les poser.

Si Bush avait mis le même Mandate, on sait bien que les 5 Juges auraient voté pour...

Un des grands mystères de ces discussions de l'avis de tous (même les Démocrates) a été la grande médiocrité de l'avocat général Donald Verrilli choisi par l'administration Obama pour défendre la Loi. Je ne peux même pas regarder son Grand Oral sans me crisper tellement il était mauvais.

Rappar a dit…

"Kennedy dit ici que non, la Loi forme bien un tout et qu'il vaudrait mieux mettre alors son véto à toute la Loi pour que les Juges soient "modérés" et ne prétendent pas sélectionner eux-mêmes des parts à garder."

Quel mauvais argument. :(
A partir du moment ou un juge met son veto à tout ou partie d'une loi, il fait de "l'activisme judiciaire". Il en fait davantage même, - et ne paraît pas très "modéré" - s'il retoque toute la loi parce qu'un article ne lui plaît pas.
Si Kennedy craint que censurer une partie de la loi aie des effets de bords sur d'autres parties de la loi, alors il n'a qu'à faire son boulot et sélectionner précisément plusieurs articles.

Au moins en France, le Conseil Constitutionnel ne censure que des parties de texte. Souvent celui qui la propose la réécrit un peu, et tout le monde est content.

La composition du CC français est encore plus politique; j'y imagine bien Sarkozy frimer, alors qu'il est incapable de faire sortir les décrets d'application de ses propres lois... :(

Phersv a dit…

Je doute qu'il ait la patience de siéger entre Chirac et VGE. :)

S'il est battu (ce que j'espère toujours malgré toutes les remontées de premier tour), il va quand même pour une fois dire ce qu'il a annoncé : gagner de l'argent.

Certes, si le CC lui donnait une autre forme d'immunité (ce qui n'est pas le cas, à en juger par les déboires de Chirac), il y irait sans doute.

Quant à l'argument de Kennedy, oui, c'est une pente glissante vraiment curieuse mais je ne pense pas qu'il soit sincère.

Mais c'est moins ridicule que le raisonnement de Scalia selon lequel si le gouvernement peut obliger tout le monde à prendre une assurance santé, il pourrait aussi contraindre tout le monde à manger des brocolis si c'était bon pour la santé.