vendredi 28 février 2014

Aaron Allston (1960-2014)


Aaron Allston est mort d'une crise cardiaque hier à 53 ans. Il était à la fois auteur de jeu de rôle et romancier (il avait créé une série de pulps de fantasy, Dr Sidhe). Il est surtout connu pour avoir été un des grands organisateurs du monde de Mystara pour D&D avec Bruce Heard : il fit notamment le premier Gazetteer sur Karameikos (1987), le supplément sur Thyatis et Alphatia et la campagne Wrath of Immortals. Allen Varney a un bon éloge funèbre sur sa page Google+. Matt Forbeck rappelle à quel point il était difficle pour un auteur indépendant d'obtenir une couverture médicale pour se faire soigner de ses problèmes cardiaques.

Mais je retiens surtout de lui deux suppléments dont on sous-estime, je trouve, l'importance dans l'histoire du jeu de rôle.

Le premier est Strike Force (1988), un livre sur sa campagne du jeu de superhéros Champions. Les conseils de maîtrise y sont devenus tellement légendaires qu'ils ont depuis été repris dans la plupart des livres sur les maîtres de jeu (notamment dans la 4e et 5e édition de Champions, mais l'influence est claire sur les livres de Robin Laws). Il avait divisé les buts des joueurs dans le jeu (celui qui veut être le Meilleur dans un domaine, celui qui espère Construire quelque chose au cours du jeu...) et ensuite écrire sa campagne en cherchant à satisfaire successivement ces buts le plus possible en donnant à chaque personnage son moment sous les projecteurs. Voir l'article de Jeff Rients, celui de Christian Lindke ou celui de Lowell Francis dans son histoire des jeux de rôle de superhéros.

Le second, la même année 1988, est Mythic Greece: Age of Heroes, supplément pour les règles de Champions/Fantasy Hero qui reste à mes yeux le meilleur jeu de rôle sur la mythologie grecque en détaillant chaque Cité séparément.

jeudi 27 février 2014

La géographie du Monde Brisé


[Full Disclosure, comme on dit : j'ai envoyé une proposition de scénario pour Broken World, je ne suis donc pas neutre sur ce sujet.]

Genres : Fantasy & Post-Apo

Le Monde Brisé est un nouveau monde francophone de fantasy qui utilise les règles de Pathfinder et qui est prévu pour être traduit aussi vers l'anglais (ce qui explique le choix d'un nom déjà en anglais). Pathfinder a déjà son cadre par défaut, Golarion, qui est une vaste synthèse de tous les lieux de fantasy pour y envoyer à peu près tout type d'aventure, depuis une pseudo-Egypte, de pseudo-Caraïbes ou des steppes de pseudo-Russie. Broken World est plus tournée vers un genre de high fantasy (c'est-à-dire avec du merveilleux et de la magie plus fréquents et influents) et l'ambiance y est plus particulière. Le kit d'initiation a été repris aussi dans Jdr Magazine.

Le point de départ est simple : il y a environ 600 ans, une nation de magiciens a atteint un tel pouvoir qu'ils ont cherché à exorciser à jamais les dieux hors du Monde. Le dieu forgeron des Nains Torrune a alors châtié les Mages, brisé le monde et les derniers continents rescapés ne tiennent plus que par des isthmes ou lambeaux divins qui les préservent d'être entièrement submergés, les Arches. L'opposition entre religion et Magie "profane" est donc plus significative qu'ailleurs. La Magie est devenue plus dangereuse et près des bordures des continents, elle s'accompagne maintenant d'intrusion de l'entropie destructrice. La communication entre les continents est devenue plus difficile car les eaux sont pleines de Fléaux divers et les marins sont tous des héros ou des aventuriers. Certains magiciens appelés aquanautes ont appris à se servir de leur sorcellerie même dans ces fentes entre les terres.

Arche entre Siryon et Dankarion


Les mondes de D&D sont très souvent post-apocalyptiques comme Greyhawk (où les Mages suels et les Prêtres baklunis s'étaient entre-détruits), Forgotten Realms (où les Dieux avaient puni l'hubris des Mages de Netheril), Dragonlance (où les Dieux avaient puni l'hubris des Prêtres d'Istar), Dark Sun (où les Mages avaient vampirisé l'énergie du monde) ou plus récemment les Terres Balafrées (où le monde avait été détruit par la Guerre entre les Dieux et les Titans). Les éditions récentes de D&D préconisaient même comme méthode de faire un tel cataclysme dans le passé pour justifier toutes les ruines et oubliettes. Et on retrouve cela dans de nombreux autres univers comme Earthdawn (où le monde sort à peine d'une invasion de démons) ou plus récemment Dragon Age (où les Mages ont corrompu le Plan des Dieux).

L'idée d'un Monde brisé peut donc apparaître un peu générique : en un sens tous les mondes de D&D sont plus ou moins "cassés" (soit avec un espoir d'être réparés, soit définitivement abimés). Certains critiques ont parfois reproché à ce Monde brisé d'être demeuré dans un cadre très classique (c'était par exemple l'avis d'un reviewer sur le Grog). La Magie modifiée par le cataclysme, qui est le changement de règle principal, était déjà dans une certaine mesure dans d'autres jeux déjà cités comme Earthdawn / DragonAge.

Le Monde Brisé a une mythologie plus développée que la plupart des univers et je ne vais pas la résumer ici. Elle s'inspire notamment de références gréco-romaines (Pandore par exemple devient Aperto). Sur certains points, cela rappelle à nouveau les Terres Balafrées qui reprenaient aussi la mythologie classique et avait des cités-Etats dédiés à des dieux (Mithril cité du dieu paladin Coréan, Hedrad cité du dieu juge Hedrada, Hollowfaust, cité des nécromanciens, Lokil cité-bibliothèque).

Ce sont sans doute ces cités-Etats du Monde Brisé qui vont le plus faire apparaître une spécificité ou une singularité de cet univers car certaines sont très belles dans le développement de potentiels utopiques fantastiques : par exemple, Neuf-Pétales avec ses quartiers en forme de pétales qui enjambent les cours d'eau, ou bien la cité-Lune d'Eaux-Pâles, version gigantesque de Venise où peuvent passer des galions entiers. Il y a aussi un autre port flottant itinérant, porté sur des raies géantes.

Eaux-Pâles


Survol des Neuf fragments de la Dankhélie

Le "continent" de Dankhélie est fragmenté en au moins Neuf grandes îles-continents : du nord au sud, Erya, Orehl, Dankarion, Siryon, Dendrac, Argo, Arask, Aviliane et Silinne.





  • Le Nord
    L'île du Nord, Erya, est la plus vaste et la plus glacée, surtout connue pour d'immenses forêts autour du Bois du Cerf blanc et pour le refuge des Elfes, avec l'autre dans l'île de Demdrac. Elle abrite aussi des Orkanans, ces humains barbares qui ressembleraient à peu près à un mélange des Vikings (pour la navigation) et des Wildlings de Westeros (pour le côté sauvage et la lutte contre les Morts-Vivants). Ils sont venus des banquises des Terres Grises et sont alliés des Nains, détestant la magie profane. L'île a aussi plusieurs cités-Etats : Grimoire, cité du Savoir dont les Hérauts-copistes voyagent à travers le monde pour récupérer des informations, Cabala, cité-lune des Sept Mystiques, Echidna, l'antre des Gorgones, cité d'amazones, et Virtus, cité de fanatiques.

    A l'est d'Erya se trouve l'île d'Orehl avec Grand-Gouffre, la cité des Ogres et de leurs alliés halfelins (qui, dans le Monde brisé, ressemblent plus à des farfadets féériques).

    Au sud d'Erya et nord-ouest de Siryon, c'est Dankarion. Justice est le siège du Roi-Juge, chef du culte d'Ekel, dieu de la Loi (l'opposition centrale du Monde brisé étant plus celle entre Loi et Chaos que celle entre Bien et Mal). Météral, l'Enclume de Bronze, est une cité fondée par les Nains et la Magie profane y est donc mal considérée.

  • Le Centre
    Au centre de tout ce grand archipel est l'île-continent de Siryon, carrefour de tous les peuples de Dankhélie et qui est la plus détaillée dans le premier Livre du Joueur. Le nord-ouest est peuplé d'orques alors que l'est commence à être conquis par le Duché d'Algaré, Etat expansionniste qui a su franchir le Fleuve Forgé avec l'île d'Aviliane au sud et occupe l'Arche depuis deux décennies. Plusieurs domaines sont alliés d'Algaré et le Stern s'est divisé en deux factions pro- (Comté de Stern) et anti-Algaré (Principauté de Sterniae). En plus des nombreux royaumes en guerre, on y trouve deux belles Cités-Lunes indépendantes. Harmonie, la cité de la Paix, construite en haut d'une montagne au nord, est l'inexpugnable cité des tours et des ambassadeurs, centre de toute la diplomatie de Dankhélie. Au sud de Siryon, Eaux-Pâles, la cité des Larmes, est nommée ainsi à cause de l'apaisie, l'elixir dont on use pour lutter contre les effets magiques de l'entropie. Ses habitants, navigateurs sélénis, s'y seraient installés suite à une malédiction leur interdisant la terre ferme. C'est une riche oligarchie et ses canaux y sont assez vastes pour des navires.

    A l'est de Siryon, c'est Demdrac. Calice, l'ancienne cité volante des Elfes s'est écrasée là à l'époque où le Monde fut brisé et la ruine devenue immobile a encore accès à des créatures volantes. Les Elfes du Bois d'Erielle sont plus conservateurs que ceux d'Erya.

  • Le Sud
    Au sud de Dankarion et au sud-ouest de Siryon, c'est Argo, la grande île la plus peuplée. Draco-El est le Siège du Fils du Dragon et de tout le culte de Draco. Cairn est la Cité de la Chair qui vend des mutations corporelles, ce qui est mal vu par l'intransigeante théocratie de Draco-El. Novélé, la cité jeune, est une République au conseil élu. Port-Sanglant, tout au sud, est la Cité des pirates.

    Au large d'Argo, sur la petite île d'Asha, c'est Extase, la cité des Plaisirs.

    Au sud immédiat de Siryon, c'est Arask. C'est là que se trouve la sainte cité d'Emeraude, capitale des cultes des divinités comme Aurore. Emeraude est alliée de Justice tout au nord, et d'autres cités comme Novélé en Argo.

    Au sud-ouest de Siryon, c'est Aviliane avec Arcanéos, la cité des Mages, qui a su préserver la Magie profane après la Brisure du Monde. Sur la même île, le royaume maléfique de Sorceforge est l'ennemi d'Arcanéos et l'allié du puissant Duc d'Algaré, qui a envahi l'est de Siryon. La Cité d'Emeraude (en Arask) tente de lutter contre l'expansion d'Algaré.

    Plus au sud de l'Arask mais relié à Argo, c'est l'île-continent la plus méridionale, Silinne avec la belle mais cruelle Neuf-Pétales, Cité des arènes, et Aral-Fazir, l'Oasis des Djinns.


  • Toutes les illustrations sont tirées de la Page Facebook du Monde Brisé.

    lundi 24 février 2014

    Prydain VIII Comment le Chaudron vint en Prydain

    [Résumé : La Tête tranchée de Brân le Béni distrait les Sept survivants de la Guerre, dont Pryderi, le narrateur.]

    J'insistai alors pour en savoir plus sur le Pair Dadeni, Chaudron de Renaissance. Il venait de l'Autre Monde mais comment était-il devenu la possession des Enfants de Llŷr ?

    La Tête tranchée prit un air las car il savait que s'il finissait de raconter toute la Guerre, le temps reprendrait bientôt son cours et que nous retrouverions les souvenirs douloureux des pertes de la Guerre.

    "Cela arriva après la mort du grand roi Nudd à la Main d'Argent, qui avait sauvé l'Île des Trois Fléaux. Son frère Caswallawn fils de Beli aurait voulu reprendre le trône mais les seigneurs de Prydain décidèrent que c'était moi, Brân le Béni, fils de Llŷr, qui serait le meilleur Haut-Roi pour toute l'Île de Prydain.

    Vous vous souvenez bien de ce que j'étais alors, même s'il ne reste plus à présent que cette Tête seule au centre de notre Festin. J'étais le plus grand des Cewri (Géants), si immense qu'aucune demeure ne pouvait m'accueillir et que je ne pouvais dormir qu'à la belle étoile ou sous une vaste tente qu'on devait dresser. C'est moi qui accueillit le Chaudron de Renaissance dans notre Île.



    De même que Taliesin nous a raconté comment Tegid le Chauve et Ceridwen possédaient le Chaudron de l'Inspiration poétique près du Lac de Tegid, le Chaudron de Renaissance était à cette époque dans un autre Lac sur l'île d'Eriu. Si on y baignait un défunt qui venait de périr le même jour, il renaissait le lendemain mais en devenant muet.

    C'est autour de ce Lac du Chaudron dans l'Autre Monde que vivaient les deux Gardiens du Chaudron, le Géant Llasar Llaesgyfnewid, le Forgeron qu'on nommait la Flamme d'Azur, dont les cheveux étaient comme le feu et le regard terrible. Son épouse Cymidei Cymeinvoll, l'Accoucheuse de Batailles, était encore plus grande que Llasar et elle donnait naissance à un guerrier en armes et armures toutes les six semaines.

    Comme Cymidei Cymeinvoll était enceinte, Llasar Llaesgyfnewid vint un jour voir le Haut-Roi d'Eriu, Matholwch, sur un tumulus près du Lac pour lui demander de quoi accueillir son épouse et ses enfants à naître. Llasar Llaesgyfnewid portait sur son dos le Chaudron de Renaissance et le roi Matholwch accepta de lui offrir l'hospitalité.


    La Tour de Fer
    Il les accueillit et pendant plusieurs mois n'eut pas de motifs de s'en plaindre. Mais au bout d'un an, alors que Cymidei Cymeinvoll avait déjà donné naissance à huit nouveaux guerriers en armes, ses enfants querelleurs commençaient à irriter les sujets du roi Matholwch. Quatre mois plus tard, quand les douze enfants de Cymidei Cymeinvoll ne cessaient d'assaillir les nobles guerriers d'Eriu qui vinrent exiger du Haut-Roi de les chasser sans quoi il serait destitué : ce serait soit eux, soit son royaume.

    Mais Matholwch ne savait comment arrêter les deux Géants de l'Autre Monde et leurs enfants si sauvages. Il savait qu'ils ne partiraient pas volontairement et qu'il ne pouvait pas non plus les forcer. Il demanda conseil et fit venir tous les forgerons de toute l'Île car on sait que les créatures de l'Autre Monde sont impuissantes contre le Fer.

    Il fit donc construire une grande Tour de Fer et y invita Llasar Llaesgyfnewid, Cymidei Cymeinvoll et leurs enfants pour leur offrir un énorme festin. Quand ils eurent bu et commençèrent à s'endormir, le roi Matholwch fit venir les forgerons de l'extérieur de la Tour de Fer, ils allumèrent des feux pour faire rougir la Tour puis la chauffer à blanc. A l'intérieur, Llasar Llaesgyfnewid éveilla sa femme et sentant la chaleur qui montait et qui avait rendu les parois brulantes, il donna un coup d'épaule contre la Maison de Fer jusqu'à ce qu'un morceau éclate. Il en sortit avec sa femme et le Chaudron, mais il ne put pas sauver ses douze enfants qui périrent tous dans la Tour de Fer.

    Ils s'enfuirent alors de l'Île d'Eriu et vinrent sur l'Île de Prydain. Ils me demandèrent l'asile en échange du Chaudron de Renaissance et j'acceptai les deux Géants en tant que Haut-Roi de Prydain. C'est ainsi que le Chaudron d'Immortalité passa une première fois de l'Île d'Eriu à l'Île de Prydain.

    Cymidei Cymeinvoll, l'Accoucheuse des Batailles, eut de nouveaux guerriers aux cheveux rouges comme le feu, mais ils devinrent chez nous de vaillants défenseurs de Cymru alors qu'ils avaient été si mal accueillis sur leur île natale. Ils y font souche et nous ont donné bien des nouveaux clans.

    Ainsi, le Roi n'est pas seulement celui qui a récolté d'un bienfait mais celui qui sait ensuite l'accueillir pour le faire prospérer pour le Royaume."

    Je réfléchis aux propos de Brân le Béni et savais qu'il avait raison.

    (Début de Branwen ferch Llyr, Deuxième Branche du Mabinogion,
    à suivre)

    mercredi 19 février 2014

    Prydain VII Les Trois Fléaux de Prydain

    [Résumé : Taliesin a fini de raconter devant les Sept survivants un assaut du roi Arthur contre l'Annwn, l'Autre Monde, qui ne laiss(er)a aussi que Sept survivants.]

    Je voulais demander à Taliesin de me chanter "la Bataille des Arbres" qu'il avait mentionnée mais il me dit de sa manière toujours ésotérique qu'il ne la chanterait qu'après ma mort et devant le Cordonnier, qu'il nomma "Savoir des Bois".

    Taliesin se tourna vers la Tête tranchée pour qu'elle reprenne son chant et puisse raconter comment le Chaudron de Renaissance lui était arrivé s'il venait de l'Autre Monde.

    "Le temps s'écoule même si c'est plus lentement que dehors, Sept survivants, et je crains le moment où je devrais raconter à nouveau toute la Guerre qui a dévasté nos deux îles et qui vous a fait arriver ici comme rescapés pour ce Festin de la Tête.

    Je vais donc raconter d'abord comment je suis devenu Roi de Prydain comme fils de Llyr, puis je raconterai les origines de ce Chaudron.

    L'Aventure de Nudd à la Main d'Argent et de Lleuelys

    Il y avait, comme je l'ai déjà raconté (voir Prydain I ) trois Maisons nobles en Prydain, les Enfants de la Déesse Dôn, les Enfants de Llyr et les Enfants de Beli, qui étaient toutes liées par mariage.

    Beli le Grand, fils de Manogan, eut comme fils Nudd à la Main d'Argent qui devint Haut-Roi de Prydain, Caswallawn, qui devint plus tard mon ennemi, Nynyaw, qui fut plus tard changé en taureau et Llefelys, qui alla se marier à une princesse des Gaules. Avec la Reine Dôn, il eut Arianrhod Roue d'Argent, l'une des Trois Plus Belles Femmes de Prydain, qui sera en conflit avec celui te tuera, Pryderi, et Afallach, qui ira vivre dans l'Autre Monde sur l'Île des Pommes et qui sera le père de Modron dont le fils Mabon lui fut enlevé à l'âge de trois jours.

    Nudd LlawEraint, à la Main d'Argent était devenu Haut-Roi de Prydain à la mort de Beli le Grand et son frère l'habile Lleuelys régnait sur la Gaule depuis que Nudd avait obtenu pour lui la main d'une princesse gauloise. Nudd reprit la cité des Trinovantes et on l'appela en son honneur Caer Ludd et plus tard Londres. Le règne de Nudd fut heureux jusqu'à ce que Prydain soit frappé par les Trois Fléaux qui semaient discorde, disette et désolation.

    Le Premier Fléau était l'invasion d'un peuple nommé les Coraniaid (les Nains). Ils étaient importuns et rebelles contre l'autorité du Haut-Roi et avaient le pouvoir d'entendre tout ce qui leur était transmis par le vent et ne pouvaient donc jamais être pris par surprise.

    Le Second Fléau était un Cri qui retentissait à travers Prydain chaque année à Beltane. Il était si perçant qu'il faisait perdre aux hommes toute leur force et aux femmes enceintes leurs bébés, aux plus jeunes leur raison, et aux arbres ou aux eaux toute trace de vie.

    Le Troisième Fléau était que la nourriture que réunissait le Haut-Roi disparaissait toujours dès la première nuit. C'était le plus mystérieux des Fléaux car nul n'en voyait l'origine.

    Le Cor de Bronze
    Quand Lleuvelys entendit parler des Trois Fléaux du Royaume de son frère, il vint le voir avec une flotte et ils se rencontrèrent à mi-chemin entre Prydain et la Gaule.

    Mais pour que les Coraniaid ne puissent les entendre, Lleuvelys mit entre eux un grand cor de bronze pour discuter. Mais au début, leurs paroles étaient changées et Llevelys devina qu'un démon s'était caché à l'intérieur du cor pour déformer leurs propos et les empêcher de communiquer. Il mit du vin dans le cor et cela chassa le démon. Il put alors lui donner des conseils.

    Le Poison des Nains
    Pour le Premier Fléau, il fit réunir certains insectes, les écrasa et mélangea la décoction dans de l'eau. Il demanda à Nudd de réunir un grand rassemblement pour négocier la paix avec les Coraniaid. Les Coraniaid vinrent aussi au rassemblement sans avoir pu entendre le stratagème grâce au Cor de Bronze et Nudd jeta l'eau enchantée de ces insectes. Elle n'était toxique que pour les Coraniaid et épargna les Bretons. Ils moururent tous.

    Les Deux Dragons et le Chaudron de Bière



    Pour le Second Fléau, Nudd vint à l'exact centre de tout le Prydain avec un Chaudron plein de bière. Lleuelys avait deviné que le terrible Cri venait d'un Dragon de Prydain qui était vaincu par un autre Dragon étranger. Le Chaudron attira les deux Dragons qui se battirent pour la bière. A la fin, épuisés par leur combat, il furent changés en deux porcs et tombèrent dans le Chaudron. Ils burent la bière et s'endormirent. Nudd les enferma dans un coffre de pierre sous la terre au lieu dit Dinas Emreis. Llevelys dit que le Royaume de Prydain tiendrait contre les envahisseurs tant que les deux Dragons seraient enfermés sous cette Tour.

    Le Géant Enchanteur et son Panier

    Enfin, pour le Troisième Fléau, Lleuelys avait deviné qu'il s'agissait d'un être aux pouvoirs magiques qui endormait tout le monde pour voler toutes les provisions du Haut-Roi. Nudd organisa un grand banquet mais pour qu'il ne puisse pas s'endormir, Lleuelys avait mis un bassin d'eau glacée à côté de lui. Quand le sommeil commença à l'envahir après plusieurs jours de bombances et de contes, Nudd se mit tout entier dans l'eau glacée et se réveilla.

    Au moment où toute la Cour s'endormait à part le Roi Nudd, un Géant en armure sortit pour dérober toutes les victuailles dans son Panier magique qui pouvait tout contenir. Nudd à la Main d'argent se jeta vers lui et leur combat fut terrible. Le voleur magicien finit par se rendre et jura de rendre de son panier l'abondance qu'il avait volée par le passé et d'être fidèle vassal du Roi Nudd.



    C'est ainsi que Nudd à la Main d'argent rétablit la santé de son Royaume de Prydain, grâce aux conseils avisés du prudent Lleuelys. Sans la discorde intérieure des Nains, sans les hurlements du Dragon contrarié et sans les rapines du Géant, Prydain retrouva l'abondance et la paix.

    Nudd eut pour enfants, Gwyn ("le Blanc"), Owain, Edern et la belle Creiddylad. Gwyn ap Nudd ne règna pas sur Prydain mais passa comme Chasseur des ârmes dans l'Annwn. Il est dit que c'est Gwyn ap Nudd qui succède à Arawn, Roi d'Annwn, et qu'il vient récolter les âmes des défunts. A chaque Beltane, Gwyn ap Nudd doit se battre en duel avec le guerrier Gwythyr ap Greidawl pour la main de sa soeur Creiddylad et cela jusqu'à la fin des temps.


    [C'était le Cyfranc Lludd a Llefelys, petit conte qui se trouve aussi avec les Mabinogion dans le Livre Rouge de Hergest et dans le Livre Blanc de Rhydderch.
    J'ai choisi l'orthographe plus rare Nudd, qui me paraît meilleure que Lludd pour distinguer les deux frères, surtout si on s'appuie sur les analogies avec la mythologie irlandaise où Nudd serait proche du Roi Nuada et où le rôle de Lleuelys serait occupé plutôt par Lugh.
    Notons que ce VIIe épisode contredit complètement le Ier tel que je l'avais écrit, où je disais que Lludd règnait après Brân. J'ai changé d'avis entre temps, cela paraît plus cohérent avec la suite.
    à suivre.]

    dimanche 16 février 2014

    Prydain VI Le Raid contre l'Autre Monde

    [Résumé : Les Sept survivants continuent leur festin autour de la Tête pour oublier la terrible guerre qui a détruit à la fois l'île d'Irlande et l'île de Prydain. Après le chant de Brân le Béni racontant les origines de Pryderi, le barde Taliésin a raconté ses premières incarnations.]

    Je demandai alors à Taliésin s'il avait toujours ce don de prophétie qu'il avait montré depuis qu'il avait bu du Chaudron de l'Inspiration.

    "Plus que jamais, Souci, fils de Sagesse. Et puisque tu me demandes, je vais t'en faire une : méfie-toi du Cordonnier. Il ferrera des sabots pour te perdre et seul lui pourra un jour te tuer, Pryderi, fils de Pwyll."

    "Un simple cordonnier et qui est aussi maréchal-ferrant ? Voilà qui est décevant, Taliésin fils de Kyrridwen. J'espérais tomber sous les coups d'un Géant ou d'un Héros, pas d'un simple artisan."

    "Oh, il sera l'un des Trois Meilleurs Cordonniers de Prydain, celui-là. Et un autre de ce groupe te sauvera un jour une première fois de la captivité dans les Enfers, ne les confonds donc pas !"

    J'étais grandement troublé par ces deux Cordonniers et par ces souliers qui nous conduiraient dans le monde des Morts.

    Taliesin reprit sa harpe et dit qu'il lui venait une de ses chansons.

    "Je ne vous chanterai pas tout de suite la Bataille des Arbres, qui contient le fameux Cordonnier, Savoir-des-Bois, dont je viens de parler à Pryderi, et qui affrontera ton fils l'Aulne, Brân. Je vais plutôt reprendre le même Chaudron d'Annwn et vous conter comment le grand héros Arthur ira un jour chercher le Chaudron dans l'Autre Monde.

    C'est le Raid sur l'Autre Monde ou le Butin d'Annwn.


    Je chante le seigneur, le suzerain et roi, sa loi s'étendait sur tout l'univers. Gweir était prisonnier dans Caer Siddi (la Forteresse de la Montagne) et Pwyll en a parlé à Pryderi. Nul avant lui n'y était allé, là où se trouvait le serviteur fidèle. Il y chantera jusqu'au Jugement dernier. Trois équipages entrèrent dans sa nef nommée Prydwen et sept seulement revinrent de la Forteresse de la Montagne.

    Je chante l'hymne qui fut entendu dans la Forteresse aux Quatre Pics. Ma poésie venait du Chaudron et il était nourri par Neuf vierges. Le Chaudron du chef d'Annwn, à quoi ressemblait-il ? Il avait des perles et un creux sombre. Il ne peut pas cuire de nourriture pour quiconque de couard. L'épée étincelante de Lleawch y surgit et fut laissée à Lleminawc. Des lampes brulaient devant les Portes des Enfers, et quand nous y allâmes avec Arthur, sept seulement ressortirent de la Forteresse de l'Ivresse.



    Je chante l'hymne qui fut entendu dans la Forteresse aux Quatre Pics, île de la Porte dure. L'eau qui coule et celle qui jaillit se mélangent au vin pétillant. Trois équipages de Prydwen partirent en mer et sept seulement ressortirent de la Forteresse de la Dureté.

    Au-delà de la Fortresse de Verre, les autres bardes ne voient pas la valeur d'Arthur. Six mille hommes étaient sur ses murs et nous ne pouvions parler avec les sentinelles. Trois équipages de Prydwen partirent avec Arthur et sept seulement ressortirent de la Forteresse des Entrailles.

    Les autres lettrés ignorent même quand est née l'espèce humaine ; et Cwy, et qui le fabriqua, celui qui n'alla pas aux plaines de Defwy. Ils ignorent le Boeuf à la chaîne de sept fois vingt maillons. Et quand nous allâmes avec Arthur - visite douloureuse - sept seulement ressortirent de la Forteresse du Pic divin.

    Les autres bardes ignorent quand fut créé le chef et propriétaire, quel animal ils gardent à la tête d'argent. Et quand nous allâmes avec Arthur - conflit si terrible - sept seulement ressortirent de la Forteresse de l'Enfermement.

    Les moines hurlent comme des chiens devant le savoir des seigneurs. N'y a-t-il qu'un seul sens pour le vent ou pour l'eau ? N'y a-t-il qu'un seul éclat pour les flammes ?

    Les moines se mettent en meute comme des loups devant le savoir des seigneurs. Ils ne savent pas dire quand minuit et l'aube se séparent et ni quel lieu est ravagé par le vent et où la tombe du Béni disparaît dans l'Autre Monde. Je chante le Seigneur et qu'il me soutienne."


    Taliesin cessa son Chant. Brân le Béni dit que c'était fort bien mais obscur. Ses propres chants étaient moins allusifs que ceux de Taliesin.

    Je lui demandai alors s'il pouvait m'expliquer le poème.

    La Tête tranchée répondit qu'il ne voulait pas commenter ou déflorer l'art de Taliesin. Ces Sept survivants du raid contre l'Annwn reprenaient les Sept survivants de notre propre raid contre l'île d'Irlande.

    "Ton père, Pwyll, t'a déjà parlé de ses liens avec l'Annwn et sans doute aussi de la Caer Siddi, la Forteresse de la Montagne. Le nom de Gweir mentionné au début est Gweir, fils de Geirioed et il est l'un des Trois Prisonniers de Prydain. Les autres sont Mabon fab Modron (Le Fils de la Mère), et mon père Llyr Lledieith.

    Le premier, Mabon, le même Arthur devra un jour le délivrer de son empirsonnement et il sera moins malchanceux que pour Gweir. Comme un Cordonnier fils de la Mer te délivrera de l'Au-delà, Pryderi.

    L'emprisonnement de Llyr fut si funeste que toute la catastrophe de notre propre expédition en découla. En effet, c'est parce que Llyr fut fait prisonnier que ma mère s'unit à Euroswydd et donna naissance à mon demi-frère Efnysien. Et c'est Efnysien le Semeur de Discorde qui gâcha par deux fois les chances de paix, c'est lui qui causa la Guerre totale entre nos deux ïles et c'est lui qui nous sauva plus tard.

    Mais toi, Pryderi, comme te l'a dit Taliesin, méfie-toi aussi d'être un jour captif dans l'Autre Monde avec ta mère Rhiannon dans le Château de la Coupe !"

    J'étais interloqué car cela faisait deux prophéties à la fois, celle du Cordonnier et celle d'une prison semblable à celle de Gweir, fils de Geirioed. Je redevins pensif car le nom d'Efnysien avait commencé à rappeler les souvenirs de cette Guerre dont nous étions les seuls survivants.

    [Fin des Preiddeu Annwfn de Taliesin.
    à suivre. ]

    vendredi 14 février 2014

    Prydain V : Les Enfances du Barde

    [Résumé : La Tête tranchée de Brân le Béni a fini de raconter les origines de Pryderi fils de Pwyll et Rhiannon devant les Sept Survivants dans leur grand festin.]

    A ce moment-là, alors que quelques échos de mon passé revenaient à la surface, Taliesin Ben Beirdd, le Plus Grand Barde de toute l'Île de Prydain, interrompit le Chant de la Grande Tête qui nous divertissait tous les sept.

    "Tu dis qu'Arawn, roi d'Annwn, avait le Pair Dadeni, le Chaudron de Renaissance. Mais je n'ai pas besoin que tu chantes pour Taliésin Front-Radieux. j'ai eu bien des formes avant celle-ci, j'ai été lièvre et corneille, j'ai été saumon et louveteau, j'ai été grain blanc et fer rouge, et je peux chanter l'avenir comme le passé car j'ai trempé mes lèvres dans le Chaudron d'Awen, la Source de l'Inspiration Poétique.

    Notre histoire se répète et je vais vous conter comment notre propre Guerre pour le Chaudron avait eu lieu et comment elle aura lieu à nouveau. Car mon Chant est aussi en rythme hors du temps que notre immortel festin.

    Le Chaudron de l'Inspiration et la Première Vie de Taliesin
    Tout commença en effet par cet autre Chaudron de l'Inspiration au bord du Llyn Tegid (Lac de Tegid). Ce n'est pas loin d'ici, à un jour de marche dans le Gwynedd, entre le Meirionnydd et le Penllyn. Le Lac est ainsi nommé pour son seigneur de cette époque, Tegid le Chauve, qui était marié à la grande déesse Kyrridwen, fille d'Ogyrvan. Nulle n'a jamais inspiré autant d'effroi et d'admiration que la grande Kyrridwen et son panier contenaient toutes les denrées terrestres.



    Kyrridwen avaient eu plusieurs enfants avec Tegid.

    Morvran Avagddu (Grand Corbeau des Ténèbres) était d'une extrême laideur, si laid que nul n'osait le regarder en face sans effroi.

    Sa soeur Creirwy était au contraire, d'après les Triades de Prydain, l'une des Trois Plus Belles Vierges de Prydain, avec Gwen, fille de Cywryd et Arianrhod Roue d'Argent fille de Dôn.

    Son autre fille Degfed engendrera la future Maison royale de Gwynedd.

    Kyrridwen souffrait pour la laideur de Morvran Avagddu et même sa magie ne pouvait l'embellir ou le transformer. Elle décida de la compenser en en faisant le Plus Grand Barde, en lui infusant l'Awen, la Vision poétique. Elle consulta les anciens livres du mage et poète Pheryllt (Virgile) et y trouva l'incantation. Mais ce rituel dépassait les éléments de son panier magique. Il demandait de remuer le Chaudron Amen que lui avait donné son père Ogyrvan en le chauffant pendant un an et un jour avant de donner uniquement une seule fois les trois gouttes de la Science bardique.

    A cette époque, je me nommais encore Gwion Bach ("Petit Innocent"), fils de Gwreang de Llanfair, et j'étais venu de Caereinion dans le Royaume de Powys. Kyrridwen me prit comme serviteur, ainsi qu'un aveugle nommé Morda. Je devais remuer et Morda devait alimenter le feu pendant que Kyrridwen allait récolter les différentes herbes pour le Chaudron.

    Vous devinez déjà ce qui arriva. Trois gouttes sautèrent du chaudron et me brulèrent le pouce, je le pris et devins le Plus Grand de tous les Bardes. C'est Talhaearn Tad Awen ("Père de l'Inspiration"), qui l'avait détenue avant moi, mais j'ai écris par moi-même tous ses chants qui sont aujourd'hui oubliés.



    Je craignais le courroux de Kyrridwen et je savais qu'elle ne me pardonnerait pas car j'avais désormais la Vision de tout ce qui arriverait. Je m'enfuis donc dans la direction de mon pays natal, vers le Powys. Je laissais donc le Chaudron bouillonnant qui éclata et laissa couler un fluide devenu toxique sans les Trois Gouttes d'Awen.

    Il y avait à cette époque le long du littoral du Royaume de Ceredigion, un territoire aujourd'hui disparu nommé Gwaelod, le Bas-Pays, sous de grandes digues sous le niveau des hautes marées d'équinoxe. La capitale en était Caer Wyddno et le Roi en était Gwyddno Garanhir (aux Longues Braies). Quand le poison s'écoula du Chaudron brisé, il tua les Chevaux de Gwyddno Garanhir, ce qui était un mauvais présage pour le Gwaelod. Mais Gwyddno hérita ensuite du Panier de Kyrridwen en dédommagement et ce Panier multipliait par cent le nombre de denrées qu'on y mettait.

    Mais Kyrridwen frappa Morda l'aveugle de son bâton et le fit avouer où j'étais parti.

    Elle me poursuivit et je me changeai en lièvre, elle devint donc un lévrier, je me changeai en poisson et elle devint une outre, je me changeai en oiseau, et elle devint un aigle, je me changeai en un grain de blé et elle devint une poule noire qui m'avala.

    La Seconde Vie de Taliesin et le Royaume de Gwaelod
    Kyrridwen m'avait dévoré en une becquée. Ce fut la fin de Gwion Bach, mais pas la mienne. Morvran Avagddu n'eut jamais l'Inspiration mais il devint quand même un héros craint pour sa laideur et pour sa monture, le magnifique cheval d'argent, Guelwgan Gohoewgein. Cest sa laideur qui préserva sa vie pendant la Bataille de Camlann car nul ennemi n'osa le frapper.

    Neuf mois après avoir été avalé, je renaquis comme fils de Kyrridwen, qui devina qui j'étais en réalité. Comme je lui avais pris le secret du Chaudron pour son fils, je n'avais pas d'autre solution que la changer en matrice pour devenir son fils. Elle n'osa pas me tuer maintenant que j'étais bien plus beau que lorsque j'étais Gwion Bach. Elle me jeta donc dans un sac de cuir dans l'océan. Et je descendis dans ce sac vers la Baie de Ceredigion.



    Avant même ma naissance, le Ceredigion avait été frappé par une catastrophe. Le cantref de la Plaine de Gwaelod avait en effet été complètement recouvert par les vagues de la mer. Seithenyn ap Scythin de Dyved, qui avait été nommé gardien des Digues, s'ennivra un soir et laissa une porte marine s'ouvrir, ce qui submergea toute la Plaine de Gwaelod. Le Roi de Ceredigion, Gwyddno Jambes-de-Grue survécut, ainsi qu'Angharad, la fille de Seithenyn, qui était aussi aimée du fils de Gwyddno, Elffin, et ils gagnèrent les parties émergées sur la Baie de Ceredigion avec leur Cour. Gwyddno y avait construit une forteresse car un barde lui avait jadis prédit de se méfier du danger de Gwenhudwy l'Enchanteresse blanche et on comprit qu'il s'agissait en fait de l'écume des vagues. Et le Prince Elffin épousa Angharad, fille de Seithenyn.

    Il y avait à cette époque une grande nasse à saumon dans un barrage entre Dyvi et l'Embouchure de l'Ystwyth. Chaque année, la veille de Beltane [1er mai], la nasse récoltait une énorme prise de cent livres.

    Gwyddno Garanhir voulait mettre fin à la malchance de son Royaume et montrer que son fils Elffin l'Infortuné pouvait tirer de ce barrage l'abondance qui ferait oublier la submersion du Gwaelod.  Il envoya donc cet Elffin pour récolter la nasse et ainsi mettre fin à son mauvais sort. Il ne trouva rien dans l'eau qu'un sac de cuir et les gardiens du barrage commencèrent à se moquer de son infortune. Mais Elffin fut émerveillé et dit que cela valait mieux qu'un saumon de cent livres.

    "Quel front radieux !" (wele Dâl Jesin) dit Elffin, et cela donna mon nom, Taliesin. Dès ce jour, je commençai à chanter les louanges d'Elffin, qui m'adopta et fut mon premier protecteur.

    Quand Gwyddno Garanhir lui demanda ce qu'il avait tiré du barrage, il dit qu'il avait un Barde et Gwyddno s'attrista : "A quoi bon un Barde ?" Et le Prince Elffin l'Infortuné lui dit que rien d'aussi bien ne pouvait sortir de l'eau.

    C'est l'épouse d'Elffin, Angharad fille de Seithenyn, qui devint ma nouvelle mère adoptive et j'eu ensuite une soeur de lait nommée Melanghel et nous nous aimions plus qu'un frère et une soeur. Quand on proposa de fiancer Melanghel au Prince barde Llywarch l'Ancien de Rheged, dont on disait qu'il était un grand rival de l'art de Taliesin, elle refusa.

    Comment je sauvai mes parents adoptifs contre le Roi de Gwynedd

    Quand j'étais encore adolescent, le roi du Gynedd était Maelgwn fils de Cadwalon Longue-Main et sa Maison venait du nord de Prydain. Maelgwn avait détrôné son oncle Owain Dent-Blanche et il tenait sa cour tout au nord de Rhos, tout au nord de Cymru, dans son château de Caer Ddeganwy. Il était alors l'un des plus puissants Rois de toute l'Île de Prydain.

    Maelgwn invita Elffin pour le solstice d'hiver et lui demanda ce qu'il pensait de sa Llys (sa Cour) et si sa magnificence pouvait rivaliser même avec celle d'Arthur.

    Elffin répondit que son épouse Angharad était plus vertueuse que la femme de Maelgwn et que son barde Taliesin, qui n'avait que treize ans, était meilleur que tous les 24 bardes de Gwynedd réunis, y compris leur chef Heinin Vardd.

    Maelgwn fut si furieux qu'il enferma Elffin dans un donjon. Il fit venir son fils, le Prince Rhun et lui demanda d'aller séduire Angharad pour démentir les propos d'Elffin, car on disait que nul n'était plus grand séducteur de femmes que Rhun.

    Rhun vint dans le Ceredigion mais Taliesin avait fait remplacer Angharad par une servante de cuisine qu'il habilla comme sa maîtresse. Rhun la séduisit et lui coupa un doigt pour donner une preuve de son adultère. Mais quand il le montra à Elffin, celui-ci lui montra que l'ongle ne pouvait appartenir à son épouse. Quand Rhun revint une seconde fois pour trouver la vraie Angharad, il fut capturé par Taliesin.

    Puis Taliesin vint chanter devant la Cour de Maelgwn et défia tous les 24 bardes en concours de poésie. Les bardes de Maelgwn de Gwynedd chantèrent les louanges de leur maître. Le chant sarcastique de Taliesin se moqua des bardes et prophétisa que Maelgwn mourrait du Fléau du Spectre Jaune de Rhos, la maladie qui venait des cadavres.

    Maelgwn fut tellement ébranlé qu'il libéra Elffin mais cela ne le protégea pas de la Peste Jaune de Rhos. Quand la colonne de pestilence arriva sur l'Île de Prydain, il voulut se protéger en s'enfermant dans une église de Llarnrhos. Mais sa curiosité le fit regarder par la serrure vers l'extérieur et ainsi son oeil attrapa la Vad Velen, la Jaune Pestilence, et il mourut.

    C'est ainsi que je ramenai Elffin et que j'épousais sa fille Melanghel. Notre fils Addaon sera aussi barde et célèbre pour son courage, au point qu'après son assassinat, il continuera à se venger d'outre-tombe.

    Prophéties de Taliesin
    C'est ainsi que j'ai eu ma seconde vie et j'en aurai encore d'autres."

    Ton fils, Brân le Béni, Caradog, sera aussi mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père car je serai aussi fils du barde Henwg, fils de Fflwch Lawdrwm, fils de Cynvar, fils de Clydog, fils de Gwynnar, fils de Cadrain, fils de Cynan, fils de Caradog, fils de Brân le Béni, fils de Llyr Llediaith (Demi-Parole).

    Et je deviendrai le Barde d'un autre Elffin, fils d'Urien de Rheged à Aberllychwr.

    Car le chant peut s'interrompre mais il reprend et la vibration de la harpe ne peut s'arrêter.

    [Fin de l'Ystoria Taliesin d'Elis Gruffydd (1552), les deux personnages Angharad et Melanghel sont encore plus tardifs et viennent du roman ironique The Misfortunes of Elphin de Thomas Love Peacock (1829). La prophétie finale est dans d'autres manuscrits qui discutent le Taliesin du VIe siècle, qui fut ensuite introduit dans la Seconde Branche du Mabinogion.
    à suivre]

    mardi 11 février 2014

    Prydain IV : Mes enfances

    [Résumé : La Tête tranchée continue à enseigner au Prince Pryderi ses devoirs en racontant ses origines. Spn père Pwyll de Dyved a épousé la Reine Rhiannon de l'Autre Monde. Fin du premier des quatre Mabinogi. NB : Pour la prononciation des divers noms gallois, cette page donne des mp3. ]

    Le Jugement de Rhiannon
    Trois années s'étaient écoulées.
    Rhiannon chevauchait et s'occupait de ses poulains mais ne tombait pas enceinte.

    Les seigneurs de Dyved s'inquiétaient qu'elle n'ait pas donné d'héritier à leur seigneur Pwyll, surtout ses frères de lait et compagnons de fosterage. Ils convoquèrent alors le Prince Pwyll dans le cantref de Cemais, au nord d'Arberth, dans les Monts Preseli, d'où viennent les cromlechs de pierre bleue comme ceux de Stonehenge.



    Ils exigèrent que Pwyll répudie cette reine cavalière Rhiannon pour trouver une nouvelle épouse car ils craignaient qu'il ne périsse avant d'avoir perpétué sa Maison. Pwyll demanda encore une dernière année et jura qu'il accepterait le jugement de ses pairs après ce terme.

    Avant que le délai ne soit atteint, Rhiannon donna naissance à un garçon et on lui confia six nourrices pour s'en occuper. Mais une nuit, avant même que le nouveau-né n'ait reçu son Nom, les six nourrices furent toutes endormies profondément en même temps et quand elle s'éveillèrent, le Fils de Rhiannon avait disparu sans laisser de traces.

    Craignant d'être condamnées pour avoir ainsi égaré l'enfant sous leur charge, les nourrices conçurent alors un plan. Elles tuèrent des chiots d'un chien de chasse et allèrent mettre leur sang sur le visage et sur les mains de Rhiannon pour faire croire que c'était elle qui avait sacrifié ou dévoré son propre Fils.

    Après avoir ainsi aspergé de sang la Reine qui dormait, les nourrices se mirent à hurler en prétendant avoir tenté de l'empêcher de tuer le nourrisson. Bien que Rhiannon les assurât qu'elle les protégerait si elles disaient la vérité sur ce qui était arrivé à son fils, elles maintinrent leurs accusations.

    Les nobles de Dyved, indignés, vinrent réclamer la condamnation de la Reine Rhiannon pour une telle atrocité qu'un infanticide, mais Pwyll, sans oser nier les accusations, tenta à nouveau de temporiser par un compromis pour sauver la vie de la Reine.

    Rhiannon accepta alors comme compromis de faire pénitence comme elle savait qu'elle ne pourrait pas prouver que les six nourrices avaient menti. Elle fut condamnée à passer sept ans sur un escabeau pour monter à cheval, où elle servirait de monture à qui viendrait lui demanderait de le porter. Mais nul n'osait ainsi l'humilier. Son souci est sans fin, à la fois du tourment d'avoir perdu l'enfant et d'un tel châtiment. Cruelles mamelles, c'est l'amer sang qui ment, mise sous la selle, traîtée comme jument.

    Le Petit de la Jument

    Pendant ces événements dans le Royaume de Dyved, dans le Royaume de Gwent, au sud-est de Cymru, vivait le Seigneur Teyrnon Rugissement de l'Océan, à Gwent-Ys-Coed (Gwent sous le Bois). Il avait une très belle jument et à chaque nouveau bûcher de Beltane, cette jument donnait des poulains mais ils disparaissaient à chaque fois.



    Le Seigneur Teyrnon se cacha donc cette année-là dans l'écurie pour savoir ce qui arrivait à ses poulains. Quand une griffe sortit de la fenêtre pour prendre le poulain, il le frappa de son épée et trancha la griffe.

    Teyrnon trouva alors un enfant qui avait aussi été enlevé par la créature, comme les poulains. Il adopta l'enfant trouvé et le nomma Gwri Gwallt Euryn (Gwri aux Cheveux d'Or).

    Gwri aux Cheveux d'Or grandit de manière surnaturelle. A un an, il en paraissait trois, à deux ans il en paraissait six et à quatre ans, il commença à travailler avec les garçons d'écurie. Teyrnon commença à dresser le même poulain qu'il avait sauvé la nuit où il avait trouvé Gwri car il voulait le lui confier, et ce jeune cheval était donc comme son frère de lait.

    La délivrance

    Mais quand Teyrnon entendit parler de ce qui avait eu lieu quatre ans dans le Royaume de Dyved, il se dit que Gwri ressemblait à Pwyll, pour lequel il avait été un conseiller, et il comprit que la Reine Rhiannon devait être innocente et qu'il avait donc le Fils enlevé de la Reine de Dyved.

    Teyrnon vint donc jusqu'en Dyved, avec le jeune Gwri aux Cheveux d'Or monté sur son cheval. Ils refusèrent de monter sur le dos de Rhiannon devant son pilori quand elle leur en fit la proposition. Teyrnon raconta toute l'histoire à Pwyll et Rhiannon s'exclama alors "Puissé-je alors être délivré de mon Souci (en gallois pryderi)".

    Le chef Pendaran Dyfed dit alors que l'enfant dont elle était délivré serait nommé Pryderi, fils de Pwyll, Souci fils de Sagesse, et non plus Gwri aux Cheveux d'Or.

    Il fut confié à Pendaran Dyfed en fosterage. Arawn, le roi d'Annwn, avait donné à Pwyll sept porcs et ce dut donc le jeune Pryderi qui fut chargé de les garder.

    Et je te le dis, Prince Pryderi, tant que le Dyved aura d'aussi belles bêtes que les sept porcs de l'Autre Monde, tu vivras dans la prospérité.

    Et ainsi, tu grandis pour devenir un noble et beau prince.

    Après la mort de ton père Pwyll Roi d'Annwn, tu devins Prince des Sept Cantrefis de Dyfed. Mais tu doublas le domaine hérité de ton père, en y ajoutant Sept cantrefis de Seisyllwch, qui était composé de trois cantrefis d'Ystrad Twyi et les quatre cantrefis de Ceredigion.

    Après avoir ainsi conquis les domaines voisins du sud de Cymru, Pryderi décida de prendre pour épouse Cigfa, fille de Gwynn Gohoyw de Caer Gloiu, à la frontière de Cymru. Gwynn Gohoyw était fils de Gloyw Walltlydan, fils de Casnar Wledig.

    (Fin de la Première branche ; à suivre)

    dimanche 9 février 2014

    Prydain III : Comment mes parents se rencontrèrent

    (Résumé : Suite des origines du père de Pryderi, Pwyll, roi de Dyfed, a montré sa loyauté à Arawn, roi de l'Autre Monde, en ne séduisant pas son épouse, et ce dernier a promis de le récompenser. Suite de la Première Branche des Quatre Mabinogion)

    La Femme sur le Cheval blanc

    Et il arriva qu'un soir après un festin, un noble de la Cour de Pwyll Prince de Dyved s'amusa à le défier. Il lui dit qu'il y a à côté de la forteresse d'Arberth une Colline et qu'elle est fort périlleuse car toute personne qui s'y assoit reçoit soit une blessure soit une vision merveilleuse. Pwyll assura qu'il ne craignait aucune blessure en tant que Prince de Dyved et il eut grand désir de contempler le prodige de Gorsedd Arberth, la Colline d'Arbeth.

    Il monta sur le tumulus consacré de Gorsedd Arberth, s'y assit et ne reçut aucun coup de l'Autre Monde. Il vit  alors au loin la plus belle des femmes, vêtue d'or et chevauchant à pas lent au dos d'un grand cheval pâle. Et il s'émerveilla de la voir ainsi.

    Pwyll envoya ses serviteurs sur ses meilleurs destriers mais bien que la dame semblât aller au trot, son cheval échappait à toute poursuite. Le lendemain, il avait préparé ses chevaux et elle réapparut sur la même colline mais aucun serviteur ne pouvait l'atteindre.

    Pwyll revint un troisième jour avec sa propre monture mais il ne pouvait la rattraper non plus.
    Désespéré, il l'appela alors en criant "Jeune vierge, au nom de l'homme que tu chéris le plus, arrête-toi !" et elle s'arrêta. Pwyll vit que toute autre femme n'était rien en comparaison d'elle.



    La femme à cheval dit s'appeler Rhiannon, fille de Hyffaidd l'Ancien et on disait qu'elle était héritière des anciens Seigneurs de Dyved. Elle dit qu'elle était venue le trouver sur la Colline d'Arbeth car c'était lui, l'homme qu'elle chérissait et qu'on l'avait promise en mariage avec un autre. Pwyll l'assura que maintenant qu'il l'avait vue, il ne voudrait d'aucune autre femme au monde.

    Rhiannon lui demanda alors de venir la voir à la cour de Hyffaidd l'Ancien dans un an pour ainsi sceller leurs fiançailles.



    Les Noces et le Défi des Dons
    Pwyll n'osa parler à personne de ce que lui avait dit la femme à cheval sur la Colline d'Arberth.

    Et un an après, il partit chez Hyffaidd l'Ancien. Il y fut accueilli avec grand plaisir et un festin de mariage l'attendait car tous y semblaient heureux que Rhiannon ait pu trouver un homme qu'elle chérissait plus que celui à qui elle avait été promise.

    Mais pendant la fête, un noble vêtu de soie vint trouver Pwyll et lui demanda de lui rendre service. Pwyll, de manière intempérée, répondit qu'il lui donnerait tout ce qui était en son pouvoir de donner.

    Rhiannon commença alors à se lamenter. Et l'homme dit qu'il était Gwawl, fils de Clud, et qu'il demandait que Pwyll, qui était venu comme fiancé de Rhiannon lui donne la main de celle-ci, ainsi que tous les biens et les victuailles prévus pour le mariage.

    Pwyll ne sut que répondre. Rhiannon le maudit pour sa parole malheureuse qui l'engageait. Elle dit que même si Pwyll signifiait "Sagesse", elle n'avait jamais vu pire sottise. Mais elle lui conseilla d'accepter en reportant les noces d'un an car elle avait un plan.

    Pwyll dit à Gwawl fils de Clud qu'il acceptait mais qu'il n'était pas en son pouvoir de donner les victuailles du mariage puisqu'ils appartenaient à Rhiannon et non à lui. Rhiannon demanda à Gwawl d'attendre un an pour organiser de nouvelles festivités.

    Le Sac sans Fond de Rhiannon
    Au bout d'un an, la fête reprit et Pwyll Prince d'Arawn revint, en emmenant avec lui son armée. Il vint devant Gwawl et lui demanda lui aussi de lui donner ce qui était en son pouvoir. Gwawl dit qu'il n'accepterait que si le don était raisonnable et modéré.

    Pwyll sortit alors un sac que lui avait donné Rhiannon et demanda alors seulement de la nourriture suffisante pour remplir ce sac. Gwawl jugea la demande raisonnable et accepta de remplir cette offre tant qu'il le pouvait.

    Mais quand il commença à mettre les victuailles dans le sac, celui-ci semblait sans fond et ne pouvoir jamais être plein. Toute la nourriture et toutes les boissons des Sept Comtés de Dyved, tous les biens de Gwawl fils de Clud n'auraient pas pu achever de satisfaire le sac de Rhiannon.

    Gwawl, fils de Clud, qui était tenu par sa promesse, demanda comment il pouvait réussir à remplir le sac. Rhiannon lui dit que la seule manière était qu'un noble seigneur accepte d'y entrer. Gwawl plongea alors dans le sac et Pwyll l'y enferma. Son armée entra aussitôt dans le festin pour arrêter les hommes de Gwawl et on commença à battre le sac comme on le fait au jeu de Broch ygkot ("jeu du Blaireau dans le Sac"). Gwawl supplia pour qu'on ne le tue pas ainsi en l'humiliant. Il dit à Pwyll qu'il pourrait fixer ses conditions mais Rhiannon et Hyffaidd dirent que ce seraient eux qui en jugeraient.

    Pwyll, sous les conseils d'Hyffaidd l'Ancien, délivra ensuite Gwawl sous la promesse de ne pas chercher à lui nuire et en gardant des otages. Il organisa enfin son mariage avec la belle Rhiannon et il était si généreux qu'il offrit aux bardes et ménestrels tout ce qui était en son pouvoir de donner. Et à Arberth, nulle femme ne vint voir Rhiannon sans recevoir d'elle quelques présents, que ce soit une broche, un anneau ou un joyau.

    Car en vérité, Prince Pryderi, ton père Pwyll et ta sage mère, Rhiannon, n'avaient aucun des vices de cupidité de l'avide Gwawl, fils de Clud. Et le Prince se mesure plus à ce qu'il donne ou à ce qu'il ne prend pas qu'à ce qu'il possède. C'est parce qu'il se retint de prendre de manière injuste la femme liée à Arawn qu'il reçut la belle Rhiannon qui était promise à un autre.

    suivre)

    samedi 8 février 2014

    Prydain II : Comment mon père devint Roi de l'Autre-Monde

    (Résumé : la Tête tranchée de Brân le Béni, fils de Llyr, reprend son récit devant Pryderi et ses compagnons, début du premier des quatre Mabinogion)


    La Chasse du Cerf blanc
    C'était bien avant ta naissance. Ton père Pwyll était déjà prince des Sept Cantrefi (Comtés) de Dyved, le Royaume du Sud-ouest de Cymru. Et ces Sept Comtés de Dyved ont pour noms Pebidiog, Cemais, Emlyn, Rhos, Deugleddyf, le finistère de Penfro et le cantref Gwarthaf. Il tenait sa cour souvent dans sa forteresse d'Arberth, en Gwarthaf. Mais Pwyll n'avait alors pas encore pris épouse.

    Un jour, Pwyll fut pris par le désir intense de chasser, car c'est là un plaisir royal et qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Il s'enfonça dans la Forêt pour marcher jusqu'à Glyn Cuch avec ses chiens. Et il contina sa chasse même après la tombée dans la nuée, si grand était son désir qu'aucun lièvre n'aurait pu contenter.

    Là, il vit un grand Cerf blanc qui avait déjà été assailli par d'étranges chiens pâles aux oreilles rouges. Il écarta ces bêtes de l'Autre Monde pour lancer ses propres chiens.

    Un Cavalier vint alors sur un grand cheval gris et portant un grand cor de chasse. Le Cavalier dit que Pwyll l'avait offensé par son manque de courtoisie en écartant sa meute qui avait fait la prise. Pwyll était en effet passé de l'Autre Côté, dans son domaine hors de la frontière de Dyfed, où il n'était plus un Prince et où il n'avait aucune préséance. Pwyll exprima ses regrets d'avoir été ainsi si impudent et proposa son amitié fidèle pour dédommagement.

    Le Cavalier dit qu'il était Arawn, Roi d'Annwn, l'Autre-Monde, mais qu'il accepterait de pardonner à Pwyll s'il était d'accord pour un échange pendant un an. Pwyll aurait son apparence et Arawn occuperait la sienne, l'homme qui avait l'apparence d'Arawn devrait régner sur Annwn pendant un an et au bout de cette année il devrait affronter en duel Hafgan, son rival et ennemi dans la Terre d'Annwn. Il ne devait lui donner qu'un seul coup, pas plus, car un second lui rendrait toutes ses forces. Et Arawn tiendrait le Dyved pendant ce temps.

    Le Double et sa double pensée en l'Autre Monde
    Pwyll accepta et pour un an il prit l'apparence d'Arawn. Il fut pris pour lui par tous et il reçut leurs respects, y compris de l'épouse d'Arawn.

    Il y vit de grandes merveilles comme le Chaudron de Vie (Pair Dadeni), qui pouvait rendre la Vie à ceux qui s'y baignaient mais les rendait ensuite muets, et qui était alors la propriété du Roi d'Arawn avant de passer plus tard au Géant Llasar Llaes Gyfnewid puis à moi quand je vivais encore et n'étais pas une Tête tranchée. Et on dit qu'aucun couard ne pouvait boire ce que le Chaudron cuisait mais ton père put boire ce qu'offraient les Neuf Vierges du Chaudron.

    De jour, il agissait en bon roi et avec courtoisie comme on l'attendait, mais chaque nuit, il se couchait aux côtés de celle qui le prenait pour son mari, sans lui parler et sans la toucher. Il savait encore que même si tous le prenaient pour le roi, il n'en était qu'un substitut et ne devait pas oublier son devoir envers celui à qui il avait promis fidélité. Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition de Prince, que votre pensée publique vous fixe les devoirs de votre charge mais qu'une autre pensée vous rappelle que comme Pwyll, tous les dons de cette couronne que vous portez ne vous sont pas un dû.

    Il fit ainsi pendant un an et au bout de son mandat, comme promis, il alla affronter Hafgan, son rival d'Annwn. Il ne donna qu'un seul coup et trancha son armure entière, le laissant mortellement blessé. Hafgan, qui avait percé à jour, la vraie nature de celui qui portait la semblance d'Arawn, cria alors en suppliant qu'il l'achève par un second coup d'épée, mais Pwyll refusa. Hafgan se laissa alors mourir et tous ses hommes jurèrent fidélité à Arawn, roi d'Annwn.

    Le Passage des frontières
    Pwyll revint alors au point dans la Forêt où il s'était séparé d'Arawn. Chacun reprit son apparence et rentra chez lui.

    Arawn avait grand désir de retrouver la reine et il fut tendre avec elle dans leur lit. Elle gardait le silence et dit qu'il avait bien changé son attitude après un an de silence froid. Arawn comprit que Pwyll avait pu être assez chaste et loyal pour ne pas toucher son épouse dans son lit. Il en fut admiratif et décida de récompenser le Prince de Dyved.

    Pwyll revint dans sa forteresse d'Arberth et nul n'avait découvert son absence comme Arawn régnait à sa place. Tous les nobles dirent qu'il avait été le plus juste et le plus libéral des princes pendant l'année écoulée et quand Pwyll leur révéla la vérité, il leur promit qu'il garderait en place les décisions avisées de son ami de l'Autre Monde.

    Dès lors, les deux Princes furent amis et s'échangèrent des cadeaux, des chevaux, des chiens de chasse, des rapaces. Le Dyved et l'Annwn furent si liés qu'on prit coutume d'appeler Pwyll le Prince d'Annwn.

    (à suivre)

    vendredi 7 février 2014

    Prydain I : Le Chant de la Tête tranchée

    Le Festin des Sept durant Sept ans

    Nous n'étions plus que Sept survivants, Sept dans toute la Guerre entre les deux Îles, épuisés et blessés.

    Sept vingtaines plus deux fois sept Comtés de toute l'Île de Prydain avaient envoyé sur l'Île d'Eriu la fleur de leurs guerriers et les fleurs étaient tombées sans espoir de renaissance. Nous n'avions laissé pour garder notre pays que Sept Cavaliers derrière nous, dont l'écuyer Pendaran Dyved. Et la Princesse de la Corneille blanche était morte de chagrin en contemplant toute cette désolation occasionnée pour la sauver.



    Et Sept nous revînmes, portant la Tête tranchée de notre Haut-Roi, plus grande qu'aucun homme. La Tête continuait à nous parler et semblait délivrée de toute corruption comme s'il avait bu du Chaudron de Vie qui avait été brisé.

    Et nous, qui avions encore nos membres, nous étions comme morts, comme si nous restions prisonniers dans l'Autre Monde depuis la destruction du Chaudron, comme si nous dormions toujours malgré notre retour chez nous. Et cette calamité n'était encore que la première qui allait frapper l'Île de Prydain, qui traverserait plusieurs malédictions.

    (1) Outre moi, Pryderi, fils de la Reine Rhiannon et Prince de Dyfed, au sud de Cymru, les Sept étaient
    (2) Manawydan, fils de Llyr, frère de la Tête tranchée, qui guida notre navire jusqu'à la côte du royaume de Gwynedd, au nord de Cymru,
    (3) Glifieu eil Taran
    (4) Taliesin le Chef des Bardes,
    (5) Ynawg
    (6) Gruddieu fils de Muriel
    (7) Heilyn fils de Gwyn l'Ancien.

    La Tête tranchée avait gardé le don prophétique même après sa mort si douloureuse. Elle nous dit que nous devions nous délivrer de toute notre affliction et organiser un grand festin dans la cité de Harddlech, capitale de Gwynedd.

    La Tête nous dit que les Trois Oiseaux enchantés de ma mère Rhiannon siffleraient la musique pour nous soulager et que la Tête chanterait pour nous rendre la joie retirée par la Guerre entre les deux Îles. Et jamais nous n'avions entendu une musique pareille. Nous buvions, nous mangions et chantions et nous ne vîmes pas les saisons passer, comme si ces Sept ans de festin n'étaient pour nous qu'une seule longue veillée, comme si nous ne savions même plus si nous étions encore à naître ou si nos souvenirs brumeux étaient encore à venir.

    "Ô Haut-Roi, chante, car c'est comme si nous étions tous morts avec la destruction du Chaudron de Vie, chante car c'est comme si nous n'étions que des ombres qui avaient tout oublié dans l'Autre-Monde, ou comme si nous rêvions notre vie de mortels dans le pays charmant des héros décédés d'Annwn.

    Chante nous Prydain, que nous ne l'oublions jamais maintenant que ses jeunes et ses héros sont tombés comme des fleurs fanées et maintenant qu'on ne verra plus jamais de semblables comme toi, tes frères et ta soeur."

    Et la Tête tranchée, que nous regardions tous les Sept au milieu de notre Festin, entonna un chant :

    "Sachez que l'Île des Puissants, qu'on appelait autrefois l'Enclos de Myrddin ou Fel-Ynis (Île du Miel) est appelée Prydain en l'honneur de Prydain, fils d'Aedd le Grand, venu du continent, qui unifia les tribus de Cymru et fut premier Haut-Roi.

    Trois Géants et leurs Maisons
    Un jour, cette île de Prydain est prise par les Romains. Mais ma Tête gardera Prydain tant qu'elle sera sous la Colline Blanche et elle arrêtera les invasions des Germains.

    L'île de Prydain n'a pas que les souches des humains mortels.  Les anciens Cewri ("Géants") vivent encore parmi nous, même si un jour, je ne sais quand les derniers des Cewri seront partis pour vivre pour l'éternité vers d'autres îles ou que les plus monstrueux auront été vaincus par des héros.

    On comptait parmi les Cewri trois êtres qui furent les ancêtres de nos familles royales :
    le Grand Llyr qui règne sur les eaux marines entre l'Île des Puissants et l'Île de la Déesse Eriu,
    la Grande Dôn fille de Mathonwy qui règne sur les rivières et les fleuves ;
    et enfin Beli le Grand, fils de Manogan, qu'on appelle aussi Cym-Belin, dernier des Rois libres de Prydain avant les Césars.

    La Reine Dôn avait pour frère le puissant sorcier Math, fils de Mathonwy, qui régnait sur le Royaume de Gwynedd, au nord de Cymru.

    Beli le Grand s'unit à la Reine Dôn, mais selon la coutume de la tribu de Dôn, ce fut elle qui donna son nom à ses enfants. Sa fille Penarddun Iweriadd épousa Llyr et donna les Hauts-Rois comme Brân le Béni ou son frère Manawydan fils de Llyr. Car tu seras Haut-Roi aussi à ton tour, mon frère, après la Guerre.

    Brân le Corbeau, comme vous le savez, était, quand il avait encore sa tête et avant qu'il ne subisse l'assaut douloureux, un Géant si grand qu'il ne trouvait aucune demeure pour l'accueillir et qu'il devait courber la tête même sous les plus hauts palais.

    Mais la Tête tranchée de Brân fils de Llyr protégera le Prydain sous la Colline Blanche contre les envahisseurs du moins tant que Guorthigern (ou "Gwrtheyrn Gwrthenav") ne la trahira pas.

    Bien que Brân fils de Llyr soit aussi par sa mère descendant de la Reine Dôn, les deux Maisons des Enfants de Dôn et des Enfants de Llyr sont encore rivales et ennemies, et la Guerre ne fera que reprendre entre les deux branches de Dôn et de Llyr.

    Beli le Grand eut une autre fille, la célèbre Arianrhod, mais aussi plusieurs autres fils, comme Casswalawn ou Lludd à la Main d'Argent, qui seront tous les deux Hauts-Rois après leur cousin Brân le Béni - et on adorera encore Lludd à la Main d'Argent dans la capitale de Prydain qui prendra un jour son nom, Londres.

    Un autre des fils de Beli est le rusé et sagace Llefelys, qui repartit régner sur la Gaule mais qui sauvera un jour le Prydain contre les Trois Désastres, et le dernier des fils de Beli le Grand fut Afallach, qui passe dans l'Autre Monde, comme Seigneur de l'Île des Pommes.

    Les Quatre Royaumes de Cymru


    A l'ouest de Prydain, la terre de Cymru (Pays de Galles) est divisée en quatre royaumes, mais ces quatre se diviseront encore par la suite :

    (1) Tout au nord se trouve la terre de ce festin, le grand Royaume de Gwynedd. Après que les anciens Bretons de la tribu des Gangani (Deceangli) furent dépeuplés, le Gwynedd sera peuplé du nord par les Pictes de Calédonie. Le roi en est le grand sorcier Math, fils de Mathonwy, frère de la Grande Dôn.

    (2) A côté se trouve le Ternyllwg. Là aussi vivait l'ancienne tribu des Ordoficiaid aux Marteaux (Ordovices). Et le nom sera changé et on retiendra celui du royaume de Powys, et c'est là que Guorthigern le Proscrit viendra après avoir causé la perte de Prydain et il y fondera la Maison de Powys.,

    (3) Sur la péninsule méridionale se trouve le petit royaume de Dyfed, qui est le plus proche du Seuil du Monde des Morts d'Annwn. Le Dyfed doit son nom à la tribu des Démétae, qui était revenus à l'origine de l'Île d'Eriu. C'est là que règne notre compagnon le Prince Pryderi le Fils de la Déesse Rhiannon et le jour où il périra sera la fin des Temps héroïques.

    (4) Enfin, plus à l'est se trouve le Gwent. Ils vivent ur une partie de l'ancienne tribu des Silures et ils deviendront Romains bien avant les dernières résistances des Ordovices.

    Et c'est à l'ouest, au bord de la Mer que franchissent les marins de Llyr, au Pays de Dyfed qu'il faut commencer pour raconter les origines du Prince Pryderi, le Fils. Et il faut donc commencer par ton père, Pwyll, Prince de Dyfed.

    (à suivre)

    dimanche 2 février 2014

    Vies orthogonales


    Pour cette nouvelle année 2014, Alan Moore a rédigé selon ses habitudes de concision un texte d'environ 20 pages où il répond à plusieurs critiques habituelles (contre le supposé racisme dans l'utilisation de certains personnages du XIXe siècle et dans la représentation d'actes de violences sexuelles surtout contre les femmes dans son oeuvre), mais surtout contre l'auteur Grant Morrison. Malgré le caractère un peu trop méticuleux, c'est très distrayant dans le grand style polémique.

    Les arguments sont longs et la dispute dure depuis près de 30 ans entre les deux auteurs britanniques. Grant Morrison avait déjà publié il y a deux ans une réponse contre une première attaque. Il faudrait ajouter un autre auteur, Michael Moorcock, qui mène à peu près les mêmes attaques que Moore contre Morrison et pour des mobiles assez proches : Moore et Moorcok voient en Morrison un vampire qui les auraient pastichés mais sans ajouter une valeur intrinsèque à ses détournements. Il serait leur simulation, un faux reflet et la défense de Morrison semble souvent se contenter de dire qu'il a puisé aussi à d'autres sources.

    Je ne vais même pas parler du fond sur les critiques, ni prétendre défendre une opinion, qui serait très biaisée ou unilatérale (je laisse toujours le bénéfice du doute à Moore parce que c'est Moore). On ne cesse de dire dans les forums de fans qu'on n'a pas à choisir entre les deux, entre Tout-en-Barbe et Sans-Cheveu, mais mon goût va clairement vers le classicisme corrosif de Moore alors que le surréalisme assez sage de Morrison, même quand il est visiblement malin, me paraît presque toujours raté (même son Mahabharata qui doit être celui que j'ai le plus apprécié - Final Crisis demeure un ratage total, en partie pour des raisons que Morrison ne contrôlait pas).

    Quand je lis du Morrison, j'ai le plus souvent l'impression d'une succession d'Idées (dont certaines viennent de nombreuses sources originales) sans un vrai récit bien construit. Cela peut être plus échevelé que du Moore mais sans une vraie architecture. Comme le disait bien ce commentateur, c'est un peu comme un enfant qui serait très au courant des mots à la mode dans une presse New Age : "Et puis... et puis il y a eu du fractal dans le déréglement de tous les sens et puis et puis au niveau du vécu, j'ai pris du LSD dans mon absinthe et j'ai eu une épiphanie dans le paradigme et puis et puis les dieux et et et puis le sexe tantrique et la mécanique quantique et le multivers et les trous noirs et les fontaines blanches et les trous de ver et les nanomachines et les mitochondries et puis et la Kabbale et puis et et puis..." (Mais c'est pire avec Warren Ellis)

    Mais l'opinion dominante semble aller dans le sens inverse du mien : que Moore n'aurait plus rien à dire (et certains de ses comics comme la trilogie récente de LOEG sont en effet décevants) alors que Morrison réussirait à rester plus prolifique sous la contrainte commerciale des éditeurs traditionnels, dans une sorte de n'importe quoi organisé et finalement efficace ou fécond.

    Il existe même depuis un an un blog, celui de l'érudit Philip Sandifer, qui détaille les étapes de la polémique depuis 35 ans, The Last War in Albion.  Sandifer a fait sa thèse sur William Blake et le titre prend au sérieux un angle du mysticisme blakien, Albion étant à la fois le titan de l'Angleterre et le symbole de l'Unité au-delà des fragmentations et oppositions. Or, pour les deux auteurs si opposés, toute création artistique est une forme de magie et leur conflit ne serait dès lors pas une animosité anecdotique mais une sorte de conflit cosmogonique, qui s'exprimerait même à l'intérieur de leurs fictions (même si pour Moore, toute la magie de Morrison n'est qu'une forme de parasitisme et que pour Morrison, c'est lui au contraire qui se serait intéressé à la magie bien avant Moore). La méditation de Sandifer est donc une sorte de fiction aussi qui fait comme si toutes ces oeuvres entraient dans une sorte de grand rituel fictif.

    Mais reprenons au moins quelques origines différentes :

    (1) Alan Moore, né en 1953 dans les East Midlands dans une famille pauvre, a été exclu du système scolaire pour drogue, et a formé peu à peu une culture autodidacte immense. Parti d'un amour des comic-books américains, il est apparu comme une voix originale qui savait à la fois faire évoluer ce medium, déconstruire les conventions avant de jouer à les reconstruire de manière ironique et finir par rejeter tout ce modèle commercial fondé sur la nostalgie.

    (2) Grant Morrison est né à Glasgow en 1960 et garde encore un accent écossais manifeste. Moore - dont un des thèmes qui doit toujours apparaître exotiques aux Américains est une conscience de classe aiguë et douloureuse - a toujours l'air de lui reprocher de jouer au faux rebelle, au faux Punk, ou d'appartenir plus à la petite bourgeoisie que lui (ce qui rappelle un peu les attaques verbales de la BritPop entre les "mauvais garçons" d'Oasis et Damon Albarn - si ce n'est que dans ce dernier cas, Oasis s'est finalement auto-détruit dans l'opulence alors que le bourgeois a su se réinventer plus radicalement). Grant Morrison a décrit son adolescence comme typique du Geek enfermé chez lui à lire des comics et à écouter du Morrissey (quand il était encore dans un lycée pour garçons à Glasgow).

    Certes de nombreux aspects de leurs parcours sont assez parallèles et on peut comprendre que Morrison ne puisse qu'avoir une sorte d'angoisse de l'influence que certains trouvent oedipienne : les deux tentent d'être illustrateurs et deviennent scénaristes, début dans les comics britanniques (soit du groupe des petits DC Thompson pour Morrison, soit Quality Comics de Dez Skinn pour Alan Moore, et tous les deux également chez 2000AD), puis passage par le sas de Marvel UK, puis percée sur le marché international via DC Comics et Vertigo aux USA (si ce n'est que Moore a ensuite rejeté ces éditeurs mainstream alors que Morrison semble s'y plaire). Et enfin, même défense d'un irrationalisme magique (avec un peu plus de traditionalisme chez Moore).
    Image par soletine


    Bien que les deux évoquent une politique "anarchiste" (mélangée avec leurs formes de mysticismes syncrétiques "post-modernes"), Moore est plus socialiste ou du moins "populiste", voire moraliste dans son anarchisme, alors que Morrison demeure dans une forme libérale-libertaire plus compatible avec l'acceptation d'un hédonisme contemporain ou d'un consumérisme. Moore ironise sur le fait que Morrison a accepté sans complexe du Gouvernement Cameron la médaille de MBE (c'est aussi le cas de son ex-protégé Mark Millar, qui est récemment passé de son soutien au SNP, parti indépendantiste écossais plutôt social-démocrate et pro-européen, au UKIP, parti anti-européen et ultra-conservateur).

    La différence morale apparaît aussi dans leur fascination respective pour la figure de l'escroc malveillant Aleister Crowley : les deux voudraient être Crowley (ce que je trouve assez incompréhensible - au moins Neil Gaiman avait ridiculisé le personnage dès le premier épisode de Sandman), mais Moore semble avoir gardé un peu plus de distance contre la manière dont la Grande Bête égocentrique utilisait les autres.

    Moore est assez cruel en disant que Morrison aurait simplement une forme d'infatuation obsessionnelle et pas seulement de rivalité et qu'il ne veut donc rien avoir à faire avec lui. Il y a tout un sous-entendu libidinal assez violent dans cette "anxiété de l'influence" (expression qui à l'origine s'accompagnait chez Harold Bloom d'une pseudo-psychanalyse de l'influence/répulsion envers le Père symbolique ou Précurseur - ce texte doit être une des raisons pour lesquelles on a de plus en plus abandonné le mot "influence" en critique littéraire pour être remplacé par des périphrases plus neutres comme "intertextualités").