vendredi 4 avril 2014

Hillfolk et le DramaSystem, premières impressions


Hillfolk est un jeu de rôle de Robin Laws sorti en 2013, avec une souscription Kickstarter, et qui se veut un changement significatif du modèle du jeu. Le monde proposé (tribus des collines du Proche Orient au début de l'Âge de Fer) n'est pas ici l'essentiel et d'ailleurs Laws a inclu des "pitchs" de 30 autres auteurs pour jouer dans des douzaines d'univers à partir du même système de règles baptisé DRAMASYSTEM. Je vais donc pour une fois parler plus de système que de contexte d'arrière-fond.

La Pluralité des Jeux de Langage
Robin Laws est un des meilleurs designers de jeu de rôle parce qu'il a réfléchi plus que d'autres aux contraintes et limites des types de jeu. Cela l'a conduit à créer des jeux très opposés. Son Feng Shui (1996) devait pousser à simuler les films d'action de Hong Kong, Heroquest (2000) était le comble du jeu "narrativiste", se tournant plus vers un héros épique inséré dans toute une société, alors que son Rune (2001), par exemple, était un jeu qui allait très loin dans le ludisme (avec l'idée que les jeux de rôle sont souvent écrits plus pour les MJ que pour les joueurs : au contraire Rune visait un joueur un peu "tacticien" qui voulait "gagner" et affronter des défis sans s'intéresser à un monde d'arrière-fond aussi complexe que dans Heroquest). Sur le Grand Modèle LNS (Ludisme/Narrativisme/Simulationnisme), voir notamment le dossier traduit de Ron Edwards sur Places to Go, People to Be. Puis Robin Laws créa le système Skullduggery (pour Dying Earth RPG 2000), centré sur les négociations entre personnages et intrigues, puis le système Gumshoe (pour Trail of Cthulhu 2008), fait pour simuler plus les enquêtes que les combats en insistant plus sur l'acquisition d'informations pertinentes.

J'ai déjà exprimé mes réserves sur le système de Gumshoe (même si j'aime beaucoup la version superhéros de Mutant City Blues ou la science-fiction de Ashen Stars) : parfois un système bien adapté pour représenter des conventions formelles d'un genre narratif sans prétendre simuler quoi que ce soit de "réaliste" peuvent au contraire trop rappeler que ce sont des outils ludiques artificiels et abstraits et donc encore plus faire sortir du jeu (ce qu'on appelle parfois faire du "méta-jeu").

Mais j'admets que c'est (1) une question de goût et (2) une question d'habitude (si j'avais plus d'expérience des Story Games actuels, je finirais par perdre mes réflexes simulationnistes où j'attends un peu d'immersion et le moins de "mécanismes dissociés").

Procédural / Dramatique
Le DramaSystem de Hillfolk est un pas de plus dans la représentation des interactions entre personnages par rapport à celui des intrigues de Skullduggery puisque la confrontation entre personnes est explicitement le coeur du jeu. Les jeux de rôle se sont historiquement centrés sur une opposition entre les personnages des joueurs et LE MONDE (monstres, pièges, obstacles externes - ce que Robin Laws appelle "scènes procédurales") alors qu'ici c'est secondaire par rapport aux interactions entre les personnages autour d'enjeux qui sont souvent plus émotionnels que concrets : obtenir quelque chose de quelqu'un, gagner la confiance, le faire changer son opinion, l'intimider, l'humilier, l'insulter ou le séduire (scènes dites "dramatiques" - mon modèle en tête de scène "dramatique" en ce sens est Richard III, Acte I, scène 2 quand le Duc de Gloucester arrive non seulement à séduire Anne Neville mais en plus au moment même où elle est écoeurée et horrifiée qu'il ait tué son mari). La scène procédurale n'a plus dans ce type de jeu le plus souvent qu'une fonction secondaire pour renforcer ensuite une scène dramatique, acquérir un moyen pour mieux faire pression sur un autre personnage.

(Le mot drama en anglais a gardé des connotations différentes du drame en français, à la fois plus générales, celui de représentation théâtrale quelle qu'elle soit, comme dans le sens grec originel, mais aussi, dans l'usage courant, plus restreintes et finalement plus proches de ce que nous appelerions plutôt le mélodrame dans l'exagération du pathos.)

Le problème est donc de savoir comment pousser un joueur à laisser céder son personnage sur ce genre de disputes dramatiques là où lui, le joueur, n'aurait aucune raison de céder. Laws se sert donc de ressources limitées qui sont appelées les Jetons de Drame (drama tokens) : si je refuse de céder dans cette scène, je perds des possibilités de résister dans une scène future. Ce genre de ressources n'a pas de sens à l'intérieur de la réalité mais doit contraindre le joueur à mieux endosser le rythme d'un jeu "dramatique" où je ne dois pas toujours gagner et où toute interaction est une étape.

Laws fait aussi la synthèse de plusieurs de ses idées antérieures. Dans Rune, le pouvoir du Meneur de Jeu était limité : il avait une ressource finie d'adversaires contre les joueurs puisque c'était clairement un jeu agonistique entre les joueurs contre le MJ. Ici, le pouvoir du MJ est aussi limité mais dans un but opposé de celui de Rune, pour que les interactions entre les personnages-joueurs comptent plus que ces adversaires externes du MJ.


  • (I) Créer les Personnages (p. 8-19)
    Les personnages-joueurs sont créés ensemble comme un groupe mais les joueurs tirent un ordre de priorité pour que chaque joueur doive s'insérer dans ce qui a été établi par les joueurs précédents (notamment le rôle dans le groupe, les Relations familiales ou sociales entre les personnages).

    Chaque joueur a un Désir fondamental comme d'être aimé ou de trouver l'approbation du groupe, de se faire pardonner ou au contraire de se faire châtier. Ce Désir doit être plus fondé sur des émotions intérieures que sur un McGuffin extérieur (donc plus "prouver à Papa qu'il devrait quitter le Côté obscur" que "Détruire l'Etoile de la Mort"). Les deux Pôles dramatiques représente un conflit intérieur à résoudre entre deux tendances opposées que le joueur choisit lui-même (comme honneur/amour, chasteté/luxure, pouvoir personnel/vertu morale, famille/profession, indépendance/respect social, etc.).  Et enfin, chaque personnage a aussi une demande plus individualisée vis-à-vis de plusieurs autres personnages avec lesquel il est en relation, et ce qui doit définir son "arc narratif" ("Mon histoire est celle d'un jeune homme qui va monter à la capitale pour prouver à tous qu'il est un grand artiste").

    Enfin, chaque personnage reçoit deux types d'actions où il a un point fort et deux où il a un point faible parmi les 7 types d'action à préciser (parmi Endurer, Combattre, Connaître, Fabriquer, Se Mouvoir, Discuter, Dissimuler).

  • (II) Mise en place des Episodes (p. 20-21)

    Chaque Episode a un Thème qui noue ensemble plusieurs Scènes. Le MJ donne à nouveau un Ordre de Priorité des joueurs pour déterminer l'ordre des scènes et le premier joueur choisit aussi le Thème unificateur de l'épisode suivant.

  • (III) Les Scènes (p. 22-48)

    Chaque joueur à tour de rôle va lancer une scène avec un lieu, une situation et certains des autres personnages (un personnage peut y être un PNJ du MJ, à condition qu'il soit un PNJ important, mais il doit y avoir au moins un PJ). La scène ne doit pas être une simple redite ou correction d'une scène déjà jouée. Mais en cas de conflits entre les joueurs sur la scène, il est possible de faire voter tous les joueurs pour déterminer si le joueur peut la maintenir. On commence le premier épisode avec 0 Jeton de Drame mais avec 3 Jetons d'Action procédurale (de trois couleurs différentes). Chacun peut dépenser un Jeton de Drame soit pour esquiver d'être présent ou au contraire pour s'imposer dans la distribution de la scène (le joueur qui déclenche la scène a alors aussi le droit de faire une surenchère et de dépenser un Jeton pour éviter cette intrusion). On peut aussi décider d'une ellipse entre les scènes.

    Il y a donc deux types de Scènes : dramatiques (p. 26- 36) ou procédurales (p. 36 - 47), qui utilisent des règles différentes et des types de Pions différents (bleus pour les Jetons de Drame, par exemple, vert, orange, rouge pour les Jetons d'Action procédurale).

    La Scène dramatique distingue un Demandeur (qui attend une récompense émotionnelle) et un Donateur (qui a le pouvoir d'accorder ou non une requête du Demandeur). A la fin de l'interaction verbale et des arguments, si le Donateur cède, il gagne un Jeton de Drame soit du Demandeur (s'il en avait), soit de la Pioche. Si le Donateur refuse, c'est le Demandeur qui gagne un Jeton de Drame soit du Donateur (s'il en avait), soit de la Pioche. En cas de refus, le Demandeur peut forcer par une surenchère en payant au Donateur 2 Jetons au lieu d'un et le Donateur a encore la possibilité de résister en payant au Demandeur 3 Jetons (maximum). D'autres personnages présents dans cette Scène peuvent soutenir par leurs propres Pions de Drame l'un des deux camps.

    La Scène procédurale oppose certains PJ et des adversaires ou obstacles déterminés par le MJ. Cet autre système utilise les types de Pions d'Action procédurale et un paquet de jeu de cartes (Laws explique que c'était pour contraindre le joueur à sortir d'une habitude de quantification simulationniste) . Chaque joueur reçoit au départ 1 Jeton vert (qui permet de tirer deux cartes), 1 Jeton orange (qui permet de tirer une seule carte) et 1 Jeton rouge (qui permet de tirer quand même une carte mais permet aussi au MJ de rejeter une carte du groupe). Ces Jetons d'Action procédurale se rechargent tous quand ils sont épuisés tous les trois. Le MJ aussi reçoit trois jetons de couleurs différentes pour les adversaires des personnages-joueurs : Vert (Opposition forte), Orange (Opposition modérée), Rouge (Opposition faible). Le MJ tire une carte qu'il montre aux joueurs et les personnages présents dans la Scène obtiennent leurs cartes selon le Pion d'action procédurale qu'ils dépensent.  Une Opposition faible est battue si les PJ ont obtenu au moins la couleur rouge ou noire de la carte d'origine (50% sur une seule carte), une Opposition modérée est battue s'ils ont obtenu la forme précise de couleur (trèfles, piques, carreaux, coeur, 25% sur une seule carte), une Opposition forte est battue s'ils ont obtenu la Figure précise d'origine dans leur tirage indépendamment de la couleur (donc seulement 7,7% sur un paquet de 52 cartes si on ne tire qu'une seule carte). Si les PJ échouent dans leur action, le MJ détermine ensuite les conséquences à payer.

    On remarque que dans ce système de résolution de base, les niveaux des sept types d'action (Faible, Modéré, Fort) n'entre pas encore en jeu. Ce n'est qu'avec les Règles optionnelles que je n'ai pas encore lues qu'on en prend compte. Voir notamment Kalysto (bien plus au courant des jeux indies) qui détaille l'analyse des scènes procédurales et propose même des amendements.

  • Récompenses
    A la fin de chaque Episode, les joueurs doivent expliquer en quoi ils ont contribué au Thème par leurs propres Pôles. Les joueurs et le MJ votent ensuite en ordonnant chacun des joueurs : 1 point pour le meilleur, 2 pour le second etc. On additionne les votes et on soustrait pour chacun le nombre de Jetons de Drame qui lui restait. Le gagnant est celui qui a le score final le plus faible et il reçoit un "Atout" (en anglais un Bennie) qui lui permettra dans une autre partie de le dépenser pour divers gains possibles (comme par exemple le changer en un Jeton de Drame ou bien en un Jeton d'Action procédurale, ou changer l'ordre de Priorité).

  • Le reste du livre
    Pour l'instant, je ne vais pas analyser les conseils de jeu ou le cadre spécifique du Peuple des Collines du Levant (p. 66-77). Le point le plus important est qu'on joue dans un cadre semi-réaliste, sans aucune magie, pour pousser les joueurs à abandonner l'idée qu'ils doivent avoir des superpouvoirs pour affronter des scènes avant tout procédurales. Le niveau primitif, avec très peu de ressources matérielles, accentue encore cette dépendance sur les relations interpersonnelles. Laws conseille donc vraiment de tester le jeu avec ce contexte avant de varier.

    Un des aspects les plus intéressants du livret est en effet la liste des 30 autres brefs cadres proposés par d'autres collaborateurs de Robin Laws (près de 150 pages, p. 78-229, mon favori est, je crois, Dreamspace de Keith Baker, p. 211-214, où on joue, comme dans une sorte de série de science-fiction, l'équipage d'un Onironef défectueux, l'Endymion, voyageant à travers le Plan des Rêves).


  • Premières critiques subjectives

    Il y a eu quelques critiques intéressantes de Hillfolk et du DramaSystem. Celui-ci exprime certains de mes propres doutes sur le risque d'un méta-jeu dans chacun des deux systèmes, dramatique ou procédural. Pour le Drame, un joueur avec ses 2 Pions de drame peut donc contraindre quelqu'un à accepter un résultat et à l'inverse un joueur qui n'a plus qu'un Pion rouge d'Action ne sert plus qu'à nuire au groupe pour l'action qu'il utilisera. Donc même s'il est un joueur honnête, il a des chances de ne pas intervenir ou d'être dans l'attentisme jusqu'à une action peu significative pour se débarrasser de son Pion d'action rouge.

    Lowell Francis est beaucoup plus positif sur son site et dit avoir été converti par ce système "dramatique".
    Robin Laws lui-même mentionne des risques de "system gaming" (p. 37) mais les écarte en disant qu'il suffit de bien vouloir jouer sans trop de mauvaise foi (en gros, si vos joueurs abusent du système, ils n'ont qu'à jouer à autre chose qu'au jeu de rôle et après tout on ne peut rien faire contre des tricheurs qui font de l'anti-jeu").

    Pour l'instant, après une première lecture rapide, malgré la qualité de certains des contextes proposés, je ne suis pas encore convaincu. Je reconnais que c'est en partie à cause d'un relatif  "conservatisme" ludique de ma part comme j'ai très peu essayé les créations indépendantes de ces dernières années (et mon essai de Breaking the Ice ne fut pas complètement concluant).

    Robin Laws dans ses conseils parle (p. 60 "Les Immersionnistes confrontent leur Zone de Confort") de certaines difficultés d'appréhension. Le problème ne paraît pas vraiment d'apprendre à penser comme des auteurs de la scène et non plus seulement des personnages (des jeux plus anciens des années 1980 comme Ars Magica ou même des jeux de superhéros depuis DC Heroes et son système de sous-intrigues personnelles nous ont déjà habitués à faire cela).

    Non, le problème dans mon cas (qui n'ai pas tellement aimé les essais sur Castle Falkenstein et n'ai jamais essayé Deadlands) est plus lié aux accessoires extérieurs, de passer des dés (qu'on a appris à oublier comme une sorte de représentation de l'adversité du Monde) à ces ressources de jeux de société, des jetons (qu'on peut certes considérer simplement comme des points d'action) et des cartes à jouer (qui me semblent toujours impliquer trop de distance avec le récit).

    En un sens, c'est un peu mystérieux. Il est normal qu'un jeu de rôle soit un jeu et j'ai donc pour l'instant un peu de mal à rationaliser (en dehors des habitudes) pourquoi ces systèmes qui doivent pousser le joueur à faire du Drame interpersonnel me paraissent au contraire trop abstraits. En un sens, même le système d'enchères des Points d'Action de Heroquest qui est censé être le jeu narrativiste par excellence, me faisait parfois trop sortir de l'immersion dans l'histoire en me donnant l'impression de compter des ressources symboliques dans un jeu de plateau - au point que j'avais toujours une impression de légère déception dès que le système allait faire intrusion dans une confrontation un peu longue. 

    Mais Laws assure que ce n'est qu'en cours de jeu que ce genre de réticences des joueurs traditionalistes sont peu à peu surmontées et que graduellement l'appui sur les scènes procédurales commence à décroître par rapport aux scènes dramatiques qui sont mieux intériorisées. 

    3 commentaires:

    Guillaume a dit…

    Bien que n'ayant quasiment aucune expérience des jdr "différents" (pour faire large), ca fait bien longtemps que je suis persuadé que ce qui est le plus plaisant pour moi dans le jdr c'est les interactions inter-personnages
    Je vais lire avec attention ce que tu dis, même si, jusqu’à présent, j'ai jamais eu besoin d'un système spécifique pour faire apparaitre cet élément.

    Phersv a dit…

    Je suis d'accord sur les deux points (que c'est agréable en termes de jeu et qu'on n'avait pas besoin d'un système auparavant).

    Mais là, l'idée est que le système pousse les joueurs à accepter des compromis qu'ils n'auraient pas de raison d'accepter sans cela.

    Celui qui ne cède jamais dans une scène de discussion n'accumulera donc pas de Pions de Drame et se retrouvera vite isolé dans son intransigeance.

    C'est un objectif de jeu valide mais j'ai un peu peur qu'au bout d'un moment on se contente un peu de pousser des Pions de Drame et à se sentir dans une sorte de jeu de Poker à la place du jeu de rôle.

    Par exemple, dans Breaking the Ice, on gagne des dés quand on contribue à rapprocher les deux amoureux mais on a donc intérêt à ne pas vraiment multiplier les complications qui font pourtant toute la comédie romantique. Il est vrai que Breaking the Ice est un jeu sans MJ alors que le DramaSystem garde encore cette fonction.

    Guillaume a dit…

    J'ai eu la chance de jouer a une table suffisamment bonne pour que les joueurs acceptent des compromis qui ne leur plaisaient pas forcément, mais qui étaient cohérents pour leur personnage dans le contexte de la situation.
    Ce que tu écris sur le système "qui pousse les joueurs à .. " résonne avec une phrase que je viens d'entendre sur un podcast de la cellule, grosso modo "on a maintenant des jdr dont les mécanismes permettent d'arriver a du bon jeu avec des joueurs mauvais"
    Dans mon cas ou je me suis exilé loin de ma table, il est peut-être plus facile de trouver le bon jeu que les bons joueurs...
    (Déjà, un non-MJ peut il vraiment sélectionner sa table ?)