vendredi 8 mai 2015

1001 Nuits : Encore un retour vers la Cité d'Airain


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Les Mille et Une Nuits n'existent pas. Il y a de nombreuses strates sur plusieurs siècles, des formes très hétéroclites qui viennent d'anthologie d'Inde et de Perse. Cela donne des manuscrits contradictoires où "1001 Nuits" est plus un "Genre" ou une famille d'oeuvres qu'un titre. Chaque traduction peut former une version assez différente : R. Burton utilisait une édition de Calcutta et Mardrus l'édition du Caire (dite du "Boulaq"), celle de Khawam préfère une version plus ancienne syrienne du XIVe siècle. Quand on dit que Mardrus a peut-être fait un "faux" en ajoutant un récit qui n'a pas de sources arabes (le Prince Diamant, qui viendrait en partie de sources indiennes), il ne fait pas pire que les éditions précédentes qui avaient parasité tant d'Océans et de Mers d'Histoires (même des textes parasites au titre comme Les Mille et Un Jours persans ont autant de droit légitime à entourer le monde des Mille et Une Nuits).

Je ne sais pas si c'est vrai mais il paraît qu'en réalité, les lettrés arabes avaient d'ailleurs eu peu d'estime pour ces textes car ils les jugeaient trop "oraux", populaires ou folkloriques (bien avant que Charles Perrault ou le Romantisme ne nous apprennent à apprécier le folklore comme génie du Volksgeist), et ils préféraient des formes poétiques plus explicitement "littéraires". Ce serait alors paradoxalement le succès de la traduction infidèle et édulcorée des Mille et Une Nuits par un Français de la Cour de Louis XIV qui aurait montré (y compris aux arabophones) la valeur des Mille et Une Nuits. Et quand on regarde la version de Burton, la valeur littéraire et composée de certaines parties est assez évidente. Dans le résumé, je saute nécessairement (un peu comme la traduction Galland que Burton accusait d'avoir retiré tous les poèmes) le plus essentiel de cette poésie insérée dans les contes.

Les Contes et la Conteuse

Edward Said considère la traduction Galland comme un archétype de l'Orientalisme européen, la création d'un Orient qui allie par exemple "sensualité lubrique" et "violence sadique", pour donner un Autre (et en même temps un alibi comme exutoire) à la Civilisation occidentale et ses propres répressions ou ses moeurs "courtoises" [on remarque qu'actuellement certains mouvements xénophobes de notre pays aiment se draper sous des termes en apparence si civils et polis pour une guerre de civilisation contre les Barbares, comme la "Courtoisie" ou "l'In-nocence"].

Bien sûr, Galland n'a pas créé la violence et Mardrus n'a pas créé l'érotisme dans le texte. Mais il est clair que même ce que nous pouvons apprécier reflète aussi nos propres sélections.

Shehérazade (qui est persane et non arabe, elle aussi) est un personnage fondamental de notre littérature mondiale car elle a les deux lectures opposées, proie victimaire de l'Orientalisme et mythe d'une femme qui dépasserait les clichés orientalistes. Dans un récit misogyne, elle est la Femme qui va l'emporter mais en même temps elle triomphe de manière spectaculaire sans remettre en cause tout cet ordre misogyne et peut même en rajouter elle-même dans ses récits. Elle bat le tranchant instantané du Cimeterre en insérant la lenteur et la subtilité du suspense, le temps du récit, du détour du langage à la place du coït léthal du Shah. De même, le premier Conte des premières Nuits qu'elle raconte (le Marchand et le Djinn, les Trois Cheikhs) enchasse des personnages qui racontent aussi des histoires pour sauver une vie, de manière que le Conte ait une double fonction de divertissement et de salut, le jeu de l'imagination comme seul subterfuge face à la mort et à la vengeance.

Cercles

Le texte est hétérogène, entre les fables et certains textes très courts. Mais la Cité d'Airain résumée ces derniers jours est clairement un texte à la fois érudit et très composé.

Il a une structure circulaire assez réussie et a un effet de "rimes" qui fonctionne à la fois sur les thèmes et sur les mots employés. Je reprends à nouveau :
(1) la première scène commence à Damas, à la Cour, où on discute de Salomon, et le chasseur de trésors, figure du Courtisan comme voyageur qui apporte les merveilles par ses récits, raconte comment il a vu des Jarres de Salomon pêchées par des Africains au loin à l'Ouest. Première allusion au Châtiment antique de l'hubris, et préparation de la scène (4) et (5).
(2) Le personnage historique du conquérant de l'Ouest part depuis l'Egypte en voyage et trouve d'abord un Château noir rempli de poèmes élégiaques construits sous la forme "Mais Où sont..." à la Ozymandias.
(3) Ils arrivent devant une Colonne noire où un Djinn prisonnier leur raconte la Guerre entre Salomon et les Djinns rebelles (scène esquissée dans la première scène).
(4) lIs arrivent enfin à la Cité d'Airain, à l'éclat rouge du soleil couchant, retrouvent encore les mêmes poèmes et le tombeau d'une belle Princesse. Le chasseur de trésors de la première scène, qui avait d'ailleurs lancé toute la quête, va être tué, en refusant de lire les signes et en tombant dans le piège des attraits séducteurs de ce monde éphémère.
(5) Ils continuent jusqu'à l'Océan de la première scène et rapportent au Calife à Damas les jarres et les trésors. Le conquérant de l'Ouest tire la leçon en repartant aux origines, en pélerinage vers l'Orient et en renonçant aux fastes. L'Ouest se conquiert (mais sa puissance déçoit) alors que l'Orient se retrouve (et son mystère reste insondable), la polarité semble la même pour un Arabe ou pour un Européen, il y a un même mouvement "diurne" de l'esprit.

L'épisode (4) est une fusion de deux épisodes bien distincts : la conquête réelle de la Table d'émeraude dans la cité espagnole de Tolède (vers 712) et la découverte d'un tombeau de Palmyre en Syrie (vers 740 ?). Ce sont deux archéologies inversées (et rédigées peut-être cinq siècles après) : le Roi goth Rodrigue est maudit pour avoir ouvert le sceau de cette Tour opaque dont le silence le défie, le Calife (et l'émir Moussa) referme la tombe de la Beauté face à une inscription en une langue ancienne. Les deux épisodes d'Espagne et de Syrie sont installés dans une Afrique occidentale hors-monde, où l'infini du désert touche des rives inconnues de l'océan.

Je me demande même s'il n'y a pas un chiasme entre le Chant séducteur des "Sirènes" terrestres qui gardent la Cité d'Airain par leur chant séducteur et les Sirènes silencieuses qui accompagnent volontiers les fidèles dans l'épisode (5). L'auteur a su fusionner des histoires au point de composer une progression sur plusieurs niveaux. Et de nombreux autres contes savent jouer de ces parallélismes au point qu'on peut dire que lire le texte en continu (malgré l'ennui que cela risque de finir par produire) apporte nécessairement une expérience où le tout est bien plus que les rapports entre des parties isolées.


2 commentaires:

Thierry C. a dit…

Des Mille et Une Nuits, je connais pour ma part surtout l'adaptation en jeu de plateau, publié plusieurs fois, en France par Gallimard en 1985 (mon édition préférée), et réédité enfin en français par Filosofia. Bon, objectivement, ce n'est pas vraiment un "jeu", juste une sorte de grand "livre dont vous êtes le héros" avec plateau et pions: énorme livret de paragraphes de contes, aucune intéraction ludique ou presque entre joueurs, sinon que chacun est invité à lire le récit d'aventures des autres à voix haute. Moi, j'aime.

Phersv a dit…

L'édition française de 85 a des bugs, je crois.

J'ai très envie d'acheter la nouvelle version (qui a l'air jolie) mais on m'a dit que cela faisait un peu penser à une simple Table aléatoire de Rencontres sans beaucoup d'action (même s'il y a un tout petit peu de choix dans les réactions qu'on peut faire).