Dans ce poème, Catherine Descartes (1637-1706), la nièce bretonne du philosophe, invente une version mythique de la mort de son oncle René en Suède en 1650 et prétend que ce texte viendrait d'un inconnu qui serait venu la lui conter. Avec ingénuité, elle tente de faire de l'accident contingent une sorte de fatalité sur notre pouvoir de connaître. Elle oppose les vortex magnétiques ou gravitationnels aux simples particules épicuriens (les écueils sur la mer du savoir, vers 11-24) mais Descartes meurt d'avoir dévoilé l'intérieur de la nature, comme si ces tourbillons communiquaient avec ceux de son cerveau...
Christine jouissait d'une éclatante estime ;
Sa beauté, son esprit & son sçavoir sublime,
Des Sçavans de l'Europe étaient l'étonnement
Et des Rois empressés le doux enchantement.
Les Langues d'Orient, & mortes & vivantes
Celles de l'Occident vulgaires & sçavantes,
Etaient dans sa mémoire avec ce qu'elles ont,
De sçavant, de poli, de rare & de profond.
Mais quand sur la Physique elle fut parvenue,
Jusqu'où n'arriva point sa pénétrante vue ?
Toutefois deux écueils dans cette vaste mer
Virent ce grand génie en péril d'abîmer.
L'aimant, dont les côtés aux deux pôles répondent :
Et qui l'esprit humain et la raison confondent,
L'un semble aimer le fer et l'autre le haïr ;
Si l'un sçait l'attirer, l'autre le fait fuir :
La Mer dont elle voit tantôt le sable aride,
Et tantôt inondé par l'élément liquide ;
Ce réglé changement, écueil de la raison,
Indépendant des tems, des vents, de la saison,
De Christine épuisait le merveilleux génie.
Tout ce qu'en tous les tems dit la Philosophie,
Aristote, Platon, Démocrite, Gassend
Offrent à cette Reine un secours impuissant :
Elle en connaît le foible ; & sa recherche vaine
Augmente son ardeur et redouble sa peine,
Quel sort pour ce grand cœur, dans son espoir trompé
Du désir de sçavoir sans relâche occupé !
Un jour l'esprit rempli de ce dépit funeste,
Elle crut voir paraître une femme modeste,
D'un air sombre & rêveur, & d'un teint décharné :
Puis elle entend ces mots :
"Vois l'illustre René,
Seul entre les mortels, il peut finir ta peine ;
Conçu chez les Bretons, il naquit en Touraine ;
Aujourd'hui près d'Egmont & le jour & la nuit,
Il médite avec moi loin du monde & du bruit.
Entends-le ; c'est l'ami de la Philosophie."
Elle dit & s'envole ; et Christine, ravie,
Avide de sçavoir, ne croit pas que jamais
Elle puisse assez tôt le voir en son palais.
Cependant, enchanté du plaisir de l'étude,
Jouissant de lui-même & de la solitude,
Le sage en ce repos voudrait bien persister
Mais aux loix d'une Reine il ne peut résister.
Tu quittes pour jamais ta charmante retraite,
Grand Homme ; ainsi le veut du Ciel la voix secrète
Pour instruire une Reine il s'avance à grand pas,
Croit aller à la gloire & court à son trépas.
Il arrive ; & déjà l'attentive Christine,
Reçoit avidement sa solide doctrine ;
Ecoute avec transport le système nouveau,
S'en sert heureusement de guide & de flambeau ;
Et pour avoir le tems de l'écouter encore,
Retranche son sommeil & devance l'aurore.
Enfin, par des sentiers inconnus jusqu'alors,
Elle voit la nature et connaît ses ressorts,
On dit qu'en ce moment, la nature étonnée
Se sentant découvrir, en parut indignée.
Téméraire mortel, esprit audacieux,
Apprends qu'impunément on ne voit point les Dieux !
Telle que dans un bain belle & fière Diane,
Vous parûtes aux yeux d'un trop hardi profane,
Quand cet heureux témoin de vos divins appas
Paya ce beau moment par un affreux trépas ;
Telle aux yeux de René se voyant découverte,
La nature s'irrite & conjure sa perte ;
Et d'un torrent d'humeurs qu'elle porte au cerveau,
Accable ce grand homme et le met au tombeau.
2 commentaires:
Ah ah! Du grand n'importe quoi! Merci pour ce texte rare! Et merci aussi, Catherine!… Et bonne année!
Merci ! Meilleurs voeux aussi !
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