Une des raisons pour lesquelles nos critères de goût sont si relatifs est qu'ils évoluent à partir des hasards et des circonstances. Selon l'ordre contingent de succession des oeuvres qu'on rencontre, le surprenant de l'un devient une platitude pour l'autre, le frisson de l'un devient le lieu commun dès que le contexte a changé.
Et ici en l'occurrence, je crois que des types de protagonistes ou antagonistes "fous" qui sont censés causer de l'empathie peuvent devenir un obstacle à toute "catharsis" de la fiction à force d'être trop utilisée. La contradiction de la psychose est qu'elle doit pousser à éprouver de la pitié envers le personnage mais elle retire aussi une partie de l'identification envers les personnages dans les fictions populaires récentes et dans les comic books dans la distance entre la folie et la "normalité". C'est la même contradiction dans tout "bouc-émissaire" (φαρμακός) dont parlait Northrop Frye dans l'Anatomie de la Critique, compassion ambiguë accompagnée de rejet et de distance.
Comme je ne connais rien aux débats sur l'esthétique et la réception des fictions, je vais enfoncer des portes ouvertes ou être déjà dépassé mais je trouve assez plausible une sorte d'évolution de ce genre dans les protagonistes des fictions (évolution que j'ai trouvée la première fois, si je me souviens bien, dans un article dans Esprit sur Les Bienveillantes de Jonathan Littell ?) :
1. Dieux. 2 Héros. 3 Humains. 4 Martyrs. 5 Anti-Héros. 6 Fous.
L'épique était passé du divin au héros dès la naissance de la littérature et il devient de plus en plus difficile de mettre en scène des dieux (même s'il en reste des traces dans le fantastique, chez Neil Gaiman par exemple qui aime jouer sur le sublime de Divinités complètement inhumaines sans être des monstres lovecraftiens).
Le romanesque est passé du héros à l'humain ou aux victimes, sources d'empathie. Le héros était trop suspect, il cachait quelque chose. La victime était plus "pure".
Mais la fiction contemporaine se méfie tant du mythe du héros et même d'une supposée innocence de la victime qu'on est passé (peut-être temporairement) au anti-héros, au Bourreau et ensuite au psychopathe, au tueur en série ou au personnage à identité dissociée.
Le Fou est en un sens à la fois anti-héros et victime, suffisamment actif pour ne pas être seulement victime et suffisamment irresponsable pour ne pas assumer toutes les conséquences de ses actions. Ce sont les tréfonds biographiques de l'histoire individuelle qui remplacent maintenant le Destin. Il n'y a plus de Démon et plus que de la psychologie, une succession de causes à la place du choix de son caractère. Notre horizon métaphysique est notre mélancolie face à la facticité de notre Moi empirique.
On regrettait le manichéisme des antagonistes de fictions populaires et on les juge psychologiquement trop simplistes, trop prévisibles, trop ennuyeux ou trop mélodramatiques. On ne veut plus de "banalité du mal" au sens d'un intérêt jugé trop trivial. Il faut à présent soit un Anti-Héros (depuis l'époque romantique et le beau ténébreux byronien) soit, de plus en plus, quelqu'un qui incarne une sorte de victime de son propre mal, l'Insensé, capable d'aller encore plus loin dans le mal tout en jouissant le bénéfice d'une sorte d'innocence car il n'est pas jugé comme le vrai auteur de son mal.
Samuel Butler avait annoncé dans sa satire Erewhon (1872) une société où le déterminisme scientifique nous conduirait à renverser la distinction entre le mal moral et le mal physique, entre le crime volontaire et la maladie qu'on subit. Mais Butler avait-il deviné que son humour toucherait si juste ? On a des idées un peu confuses où on croit à la fois au libre arbitre et à des formes de déterminismes par les privations et traumatismes enfantins mais cette part de psychologisme a enflé dans la fiction du XXe siècle. On était censé s'effrayer de Norman Bates dans Psycho mais il devint ensuite le centre de plusieurs suites et plusieurs films d'horreur se sont inversés du frisson des transgressions vers l'effroi devant les traumas du criminel. Fantomas nous paraît trop froid dans sa malfaisance et on veut le passé torturé d'un Dantès.
Je trouve les protagonistes tueurs en série très ennuyeux parce que ce type de catharsis ambiguë me répugne mais il paraît clair que ce n'est pas le cas de la plupart en ce moment, c'est devenu un modèle de plus en plus influent dans la fiction de série comme dans Dexter (8 saisons, 2006-2013), Hannibal (2013-2015), ou récemment Born to kill (2017) ou You (3 saisons pour l'instant, 2018-). Le protagoniste tueur permet de jouer sur deux tableaux : le public se décharge en même temps de son ressentiment, de sa haine, de son désir sadique et non plus seulement de sa pitié, il veut être à la fois le bourreau, ressentir l'angoisse face à cette part en lui et avoir peur pour lui qu'il ne se fasse capturer, tout en se rassurant qu'il mérite de l'être.
Si on reprend des modèles antiques des tragédies qui ont servi à former les concepts de catharsis dans l'empathie de réception, on admirait le courage d'Antigone, on pleurait pour l'innocence de victimes du destin comme Iphigénie et à présent le vrai modèle moderne serait plus la folie d'Ajax ou peut-être de Médée (mais cette dernière garde une conscience du mal radical).
Le personnage de Batman résume bien cette évolution, du héros simple de pulp à la victime de son ressentiment, enfermé dans son passé, puis vers un miroir de plus en plus redondant du Joker en psychopathe. Le Joker devient donc le centre et soit il n'est plus qu'un dieu du Chaos qui semble transcender le bien et le mal, soit on va s'attarder sur son individualité pour en faire la source de catharsis en clown triste. On voit des adolescents ou jeunes hommes s'identifier à l'anomie nihiliste du Joker plus qu'au fantasme fascisant habituel de la puissance ou de la vengeance du Vigilante. Des histoires où Batman n'est pas dans une relation de dépendance ou de complémentarité pathologique avec le Joker redeviennent plus frappantes. Two-Face était un personnage assez original à sa création en 1942 alors que les personnalités multiples sont maintenant devenues un cliché répétitif.
J'ai déjà parlé des difficultés que les scénaristes ont pour traiter un personnage sans hubris comme Superman. Et je pense que Wonder Woman est un peu dans la même situation que Superman : ils ne savent pas la rendre intéressante sans vouloir en faire avant tout une guerrière agressive et perdre son idéalisme jugé trop angélique et ennuyeux. Ses ennemis psychopathes finissent donc toujours par l'éclipser. Le run récent de Mariko Tamaki (Wonder Woman #759-769 en 2020-2021) était plus dans la tête d'une enfant psychopathe (Liar Liar) pouvant contrôler l'esprit des autres et WW n'y était plus qu'une thérapeute un peu impuissante face à cette folie, ce qui répète sa relation à d'autres personnalités multiples dans sa série, de Cheetah à Silver Swan.
On peut citer d'autres exemples de ce centre de la Folie par rapport aux antagonistes traditionnels. Dans les X-Men, une fois que Magneto est devenu un vilain plus ambigu et que Claremont a fait du chantage émotionnel en en faisant une victime du Génocide au lieu d'être un Génocideur, c'est le personnage du Professeur Xavier qui est devenu son principal adversaire avec des personnalités multiples. Hulk avait une double personnalité depuis le début en imitation de Jekyll et Hyde, mais ensuite un de ses principaux ennemis était une version alternative de lui-même (Maestro).
Dans les films de Spider-Man, les scénaristes n'avaient pas pu s'empêcher d'ajouter encore des antagonistes avec des personnalités multiples (Dr Octopus et pas seulement Green Goblin ou le Lizard). Dans les comics en revanche, Dr Octopus (dont le nom même de pieuvre devrait être une métaphore pour l'unité de la volonté en-deçà de la multiplicité des affects) est resté plus "rationnel" mais est devenu un anti-héros ambigu qui sert à montrer les bons côtés de Spider-Man par ses méthodes expéditives.
Un ennemi simplement immoral mais rationnel en deviendrait presque plus rafraîchissant à présent. Il y a eu des cas depuis Ozymandias et on peut penser que le calcul utilitariste demeurera une source d'histoire chez certains personnages. Dans les Fantastic Four, par exemple, il y eut certes des histoires sur la possession de l'Invisible en fantasme sur l'hystérie (de même pour la possession du Phénix Noir ou de la Sorcière Rouge où on rejoue à chaque fois l'extime shakti de la Déesse terrible) mais globalement, Reed Richards demeure plutôt un excès de rationalité, tempérée par son affection pour la famille et pour l'ancrage émotionnel des autres personnages plus humains.
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