lundi 12 juin 2023

Peut-on sortir d'un cercle vicieux ?

Il peut paraître facile de sortir d'un cercle vicieux quand on en prend conscience mais les forces de ce cercle vicieux peuvent être plus puissantes que n'importe quel choix volontariste. Je ne connais rien en économie mais je crois comprendre que le déclin de l'économie japonaise depuis au moins 30 ans vient du fait qu'ils n'ont jamais réussi à trouver un moyen de sortir de leur "piège à liquidité". L'économie est devenue un exemple de fatalité "tragique" où les individus sont témoins d'un enchaînement sans savoir comment l'action humaine peut faire quoi que ce soit (tout comme le dérèglement climatique comme effet fatal de notre capitalocène où nous ne faisons rien et savons que nous ne ferons rien). Le conspirationnisme est une manière de gérer cette frustration face à ce tragique incompréhensible d'un "système" qui semble devenir si bloqué et irrationnel dans ses effets à moyen terme malgré toute sa prétention à la rationalité. 


Bridget Riley, Blaze 4 (1964)


De même, tous les Etats-Providence sont enfoncés depuis le grand retournement des années 1970 dans une sorte de cercle vicieux. Quand la stagflation des années 70 a mis à mal toute une partie du Keynésianisme, ce qu'il est convenu d'appeler la révolution néo-libérale a commencé à installer à la fois l'idée qu'il fallait des politiques d'austérité baissant les dépenses et que devant les effets négatifs pour les services publics il fallait passer à leur privatisation. Et ensuite plus les services publics déclinent, plus on se dit que mieux vaut passer aux services privés. Et plus on passe aux services privés, plus on se dit qu'on ne voit pas pourquoi on payerait pour les pauvres qui doivent se contenter désormais d'un service minimal universel à la place des services publics efficaces pour tous. 

Les élites peuvent périodiquement être soutenues par une majorité plus ou moins démocratique, soit par simple calcul rationnel d'individus qu'ils auraient plus à gagner à cette privatisation qu'à la redistribution, soit par un ressentiment que la redistribution profiterait plus aux autres qu'à soi. Le pouvoir dit souvent que ce sont les opposants qui manipulent les passions tristes de l'envie mais c'est tout aussi fréquent d'utiliser un ressentiment envers certains des exclus ou des exploités pour les pouvoirs populistes majoritaires. Et quand ils risquent de perdre la majorité, ils peuvent encore détenir d'autres pouvoirs pour limiter leur perte temporaire de pouvoir. 

Autre cercle vicieux : plus ce pouvoir devient "démophobe" au nom de cette rationalité économique, plus les oppositions risquent de remettre en cause les processus légaux et plus cela va renforcer ensuite la méfiance envers ces réactions d'opposition et conforter une répression plus autoritaire. Et plus cela consolide aussi le risque de démagogies qui affirment qu'elles détiennent un monopole de légitimité qui ne reposerait plus sur des respects de procédures formelles. Les deux camps opposés ne se reconnaissent plus dans le système parlementaire : les élites disent qu'elles doivent le manipuler parce qu'il resterait trop dépendant des masses capricieuses et les populistes disent que ce parlement ne peut plus qu'être une forme vaine sans espoir de reconstruction et qu'il faut justifier des recours au modèle de la violence, voire de la "guerre". Chacun accuse l'autre d'avoir commencé ou d'avoir aggravé ce processus d'anomie et de guerre sociale. 

Mais pour revenir à l'éducation, pour prendre l'exemple de la France, la chance que nous avions pendant longtemps dans notre système public d'enseignement était la bonne réputation de certains établissements publics de centre-ville. Les élites (sauf pour des traditions religieuses passéistes) ne voulaient pas aller dans le privé mais dans ces établissements publics d'excellente réputation. Les écoles privées avaient globalement encore à la fin du siècle dernier une mauvaise réputation de boites à bac pour les fils à papa trop médiocres qui partaient du système public parce qu'ils y étaient trop mauvais. Bien sûr, il y avait quelques exceptions (notamment les écoles confessionnelles qui restaient très puissantes dans l'ouest). Cette catégorie simple du fils à papa joue un rôle de résumé assez commode pour cette évolution (même si le terme paraît un peu désuet dans son sexisme). Leurs choix sont décisifs pour l'économie : là où vont les fils à papa, là va la société. 

Mais nous allons vers un système encore plus inégalitaire que les Américains (en dehors du supérieur où le processus commence seulement). Les élites de nos oligarchies ont commencé à fuir vers le privé et commencent même à fuir la France tout court. Dès lors, elles se désintéressent du système public. Les ministres de l'éducation nationale ou de nombreux enseignants mettent leurs enfants dans le privé - et il ne s'agit pas de leur jeter la pierre, c'est assez "systémique". On entre dans une spirale négative de prophétie auto-réalisatrice : plus l'opinion va se persuader que l'école publique est mauvaise, plus les élites retirent leurs enfants, plus les inégalités s'accroissent et plus l'école publique s'effondre. 

Notre chance historique est que les élites d'Europe continentale acceptaient de la redistribution et un bas coefficient de Gini mais qu'elles n'en voient plus l'intérêt depuis qu'elles ont pris un pouvoir plus direct pour baisser la redistribution et faire exploser les inégalités. Pourquoi feraient-elles encore semblant d'accepter ces sacrifices si elles voient que leurs partenaires des autres milliardaires n'ont plus à le faire. Pourquoi payer encore pour l'école des pauvres si elles n'ont plus de raison de la fréquenter ? 

En France, cela s'est fait en deux phases : les Grandes écoles d'abord contre les Universités depuis un siècle et les écoles internationales contre les Grandes écoles ensuite depuis quelques années. La mondialisation d'un marché éducatif va détruire les systèmes d'enseignement pour ne garder que des filtres de validation sociale. 

Nous sommes dans une sécession des élites où elles vont même fuir les universités publiques qui vont être de plus en plus ruinées par leur prétendue "autonomie". Un article du Monde récent disait que les fils à papa préfèrent maintenant des écoles internationales qui ne sélectionnent plus que sur des critères financiers et sociaux car le réseau ploutocratique (le carnet d'adresses) est plus important que les anciennes justifications méritocratiques ou technocratiques. Ils allaient jusqu'à dire que les clubs informel du BDE (le "Bureau des Elèves", mais parfois déguisé en greenwashing ou en "développement responsable") devenaient plus profitables que le diplôme. Bien sûr que les fils à papa les mieux entraînés continueront à préférer justifier leurs positions d'héritiers par l'X (comme nos anciens PDG) mais pour la plupart qui n'arriveront plus à ces critères de sélection par la rapidité en mathématiques un MBA de l'entre-soi peut être assez efficace. 

Emmanuel Macron a vite compris après sa sortie de l'ENA que sa mission dans la commission Attali lui offrait un splendide carnet d'adresses qui allait faire de lui l'agent exemplaire de cette ploutocratie alliée à l'ancienne technocratie pantouflante. Les énarques ne pouvaient plus garder le "sens de l'Etat" depuis 40 ans. Ils ne peuvent plus se prendre pour une élite politique dans un monde où tout ne se valorisait plus que dans l'appartenance à l'oligarchie financiarisée. Il s'agissait de vendre ses services au nom de la rationalité économique où l'individu est un entrepreneur de soi qui doit maximiser ses gains spéculatifs dans un monde où l'économie financiarisée est devenue la science générale formelle de maximisation dé-substantivée. Il est cohérent de tenter de devenir le meilleur des mercenaires dans un tel marché d'optimisation de soi. On ne peut même pas appeler cela du cynisme quand l'économie au sens formel leur enseigne que ces stratégies s'identifie avec la rationalité. 

Récemment, la philosophe Monique Canto-Sperber (qui fut spécialiste de Platon et de philosophie "morale" et qui avait obtenu plusieurs postes prestigieux dans l'université française en dirigeant l'ENS-Ulm puis une fédération (Grand établissement Paris-Sciences-Lettres) a annoncé qu'elle lançait un "liberal arts college" privé à Paris nommé AtoutsPlus. Cela semble être un très dispendieux machin pour des fils à papa assez riches pour payer 12 700 euros mais pas assez doués en anglais pour aller étudier à l'étranger (oui, 40% des élèves sont dispensés des frais d'inscription sur dossier grâce aux 60% autres). 

Le parcours de légitimation de Canto-Sperber dans l'université publique n'était plus q'un tremplin pour s'enrichir dans une école bidon profitant de la pénurie et des frustrations face à l'effondrement de cette université - tout comme les ministres pantouflent ensuite sans craindre des conflits d'intérêt. La spécialiste de Platon se disait "et puis zut, autant rejoindre les Sophistes" et on sait que la philosophie dite morale est souvent le meilleur moyen de chercher des rationalisations pour justifier ses propres turpitudes. Mais en l'occurrence, cela devient plus inquiétant que la simple corruption ou la cupidité. Nos élites sont devenues nihilistes. La vie est en danger et il faut donc s'enrichir plus vite dans une grande explosion finale avant que tout ne brûle. Il n'y a même plus à avoir honte et à se cacher. Il y a "des gens qui ne sont rien" (comme disait E. Macron) et il faut être plus en possédant plus, accroître sa puissance d'agir avant que les causes extérieures ne finissent par vous submerger. 

3 commentaires:

賈尼 a dit…

« Nos élites sont devenues nihilistes. »

C’est tellement vrai. Et ça explique tellement de choses : leur je-m’en-foutisme vis-à-vis de la catastrophe climatique qui vient, leur indifférence quant à une probable 3me guerre mondiale (qui pourrait, en outre, être localement nucléaire)...

Mais du coup ne retombé-je pas dans le complotisme ? 🤔

Guillaume a dit…

Tellement déprimant, mais vrai.

rogre a dit…

C'est bien cela, hélas.