samedi 24 juin 2023

La théorie de l''Asabiyyah d'Ibn Khaldūn

On dit souvent qu'Ibn Khaldūn (1332-1406) fut le créateur de la première théorie d'explication cyclique en histoire dans ses Prolégomènes (Muqaddimah) au Livre des Leçons de l'Histoire du Monde (Kitāb al-ʿIbar). C'est peut-être même la première philosophie de l'histoire tout court et l'explication est originale dans son "matérialisme" si on laisse de côté quelques passages sur la Providence. 

Les Grecs comme Platon croient déjà à des sortes de cycles éternels dans les essors et les chutes des cités (les cités reposant sur le désir de gloire au début ou sur les désirs de plaisirs physiques ensuite doivent dégénérer en tyrannies). 

Polybe, qui croyait être le premier à être témoin (au IIe siècle avant JC) d'un passage d'une histoire seulement régionale à une histoire mondiale avec l'Empire romain (l'histoire mondiale naît précisément en l'an -220 quand les Empires hellénistiques en déclin rencontrent l'Empire romain) disait au début de son Histoire, I, 2

Les Perses, durant quelque temps, disposèrent d'États immenses et d'une vaste puissance, mais toutes les fois qu'ils osèrent franchir les bornes de l'Asie, leur domination, leur existence même fut fortement compromise. Les Lacédémoniens, après avoir lutté avec persévérance pour obtenir la suprématie en Grèce, et la voir enfin conquise, purent à peine la conserver douze ans sans contestations. Les Macédoniens, qui commencèrent par régner sur les pays situés entre l'Adriatique et le Danube, c'est-à-dire, sur une portion assez faible de l'Europe, joignirent plus tard, il est vrai, à leur empire l'Asie, que leur laissa la chute des Perses. Mais, ces vainqueurs mêmes qui passèrent pour avoir tenu entre leurs mains plus de villes et de gouvernements que ne fit jamais aucun peuple, laissèrent au pouvoir d'autrui la plus grande partie de l'univers. Jamais ils ne songèrent à soumettre la Sicile, la Sardaigne, l'Afrique; et les peuplades les plus belliqueuses de l'Occident leur furent, à proprement parler, tout à fait inconnues. Mais Rome, ce ne sont pas seulement quelques peuples qu'elle subjugue ! elle conquit tout l'univers, et par là porta sa puissance à une hauteur que notre siècle admire, et que les âges futurs ne dépasseront jamais.

Polybe dit bien que chaque civilisation a eu un essor et un déclin, mais il croit aussi assister à une sorte de Fin de l'Histoire maintenant que les Romains ont unifié les trois mondes connus, l'Europe, l'Afrique et l'Asie. 

Ibn Khaldun, lui, croit que la loi cyclique devrait s'appliquer aussi à tous les empires, y compris ceux de son époque. Non seulement les Empires musulmans avaient été formés par des nomades et avaient confronté de grandes hordes mongoles au siècle précédent mais Ibn Khaldun servait la dynastie mamelouk en Egypte vers 1400 quand Tamerlan arriva avec son empire des steppes eurasiennes jusqu'en Syrie. 

Le mécanisme décrit par Ibn Khaldun est assez simple (et a beaucoup influencé Robert Howard dans de nombreux passages nietzschéens de Conan le Barbare ou toute l'évolutionnisme de Toynbee retranscrit en science fiction dans la Foundation d'Isaac Asimov) : les peuples nomades sont plus forts que les peuples urbains et ensuite la victoire des peuples nomades les amollit et les transforme en peuples urbains (il y a même des passages de déterminisme historique où Ibn Khaldun dit que ceux qu'il appelle ses ancêtres, les nomades arabes ne seraient jamais arrivés à dépasser la razzia et à fonder un empire stable sans une intervention surnaturelle de l'Islam). 

Une tribu a un "esprit de corps" comme dit cette vieille traduction trouvée sur Internet, une "solidarité" interne, un lien ou cohésion sociale (l'Asabiyyah) qui est la condition de sa victoire mais aussi ce qui finit par se dissiper en raison même de son succès. 

Une tribu qui s’est acquis une certaine puissance par son esprit de corps parvient toujours à un degré d’aisance qui correspond au progrès de son autorité. S’étant placée au niveau des peuples qui vivent dans l’aisance, elle jouit comme eux des commodités de la vie ; elle entre au service de l’empire, et, plus elle devient puissante, plus elle se procure de jouissances matérielles. Si la dynastie régnante est assez forte pour ôter à ces gens l’espoir de lui arracher le pouvoir où d’y participer, ils se résignent à en subir l’autorité, se contentant des faveurs que le gouvernement leur accorde et d’une certaine portion des impôts qu’il veut bien leur concéder. Dès lors ils ne conservent plus la moindre pensée de lutter contre la dynastie ou de chercher des moyens pour la renverser. Leur seule préoccupation est de se maintenir dans l’aisance, de gagner de l’argent et de mener une vie agréable et tranquille à l’ombre de la dynastie. Ils affectent alors les allures de la grandeur, se bâtissant des palais et s’habillant des étoffes les plus riches, dont ils font une grande provision. A mesure qu’ils voient augmenter leurs richesses et leur bien-être, ils recherchent le luxe avec plus d’ardeur et se livrent plus volontiers aux jouissances que la fortune amène à sa suite. De cette manière ils perdent les habitudes austères de la vie nomade ; ils ne conservent plus ni l’esprit de tribu, ni la bravoure qui les distinguait autrefois ; ils ne pensent qu’à jouir des biens dont Dieu les a comblés. Leurs enfants et leurs petits-enfants grandissent au sein de l’opulence. Trop fiers pour se servir eux-mêmes et pour s’occuper de leurs propres affaires, ils dédaignent tout travail qui pourrait entretenir chez eux l’esprit de tribu. Cet état de nonchalance devient pour eux une seconde nature, qui se transmet à la nouvelle génération, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’esprit de corps s’éteigne chez eux et annonce ainsi leur ruine. Plus ils s’abandonnent aux habitudes du luxe, plus ils se voient éloignés de la puissance souveraine et plus ils se rapprochent de leur perte. En effet, le luxe et ses jouissances amortissent complètement cet esprit de corps qui conduit à la souveraineté ; la tribu qui l’a perdu n’a plus la force d’attaquer ses voisins ; elle ne sait pas même se défendre ni protéger ses amis ; aussi devient-elle la proie de quelque autre peuple. Tout cela démontre que le luxe, s’étant introduit dans une tribu, l’empêchera de fonder un empire. "Dieu accorde la souveraineté à qui il veut." (Coran, sour. II, vers. 248.)

3 commentaires:

John Warsen a dit…

Merci pour ça ! Je rapproche cet article de "Peut-on sortir d'un cercle vicieux ?" que vous avez récemment rédigé, c'est cet "esprit de corps" qui a déserté nos élites qui se délitent... faute d'avoir assimilé les conséquences de la "mondialisation" qui fait de tout le vivant une immense tribu dont tous les membres sont en interdépendance.
Et c'est ainsi qu'Allah est grand ! ;-)

賈尼 a dit…

Ça marche aussi avec les Sartarites et l'Empire Lunar 😂

Phersv a dit…

> John Warsen
Je crois que c'est le grand anthropologue Karl Polanyi qui a proposé pour la première fois l'idée que le capitalisme avait comme condition de possibilité l'existence de parties de la société qui ne reposaient pas que sur le Marché (par exemple des magistrats intègres ayant le sens de l'Etat) mais qu'ensuite le succès même du capitalisme fait qu'il transforme tout en marché et qu'il ruine cette condition de possibilité, ce cadre anthropologique pré-capitaliste.

> Gianni
Oui, c'est d'ailleurs présent dans toute l'heroic fantasy via Ibn Khaldun & Conan comme le fait remarquer le Dictionnaire des Barbares. On a même cela dans Dune où l'Imperium a besoin d'être régénéré par l'ascétisme austère des Fremen.

Mais les Sartarites sont bien urbanisés en cités-Etats. Il y a un peu une superposition de Grecs vs Perses et pas seulement Asterix vs Romains.