David K. Lewis, le plus grand métaphysicien du XXe siècle, mourut en 2001 avant d'avoir achevé un article "Divine Evil" qui a été édité par Philip Kitcher (qui avait pu discuter avec lui une version de l'argument) dans Philosophers without Gods. Meditations on Atheism and the Secular Life (dirigé par Louise Anthony).
L'article a été repris dans Harper's en 2007 (et il y a un scan là et là chez Endlessly Rocking.
On le trouve aussi en partie sur un site d'apologétique protestant qui le critique (mais d'une telle manière qu'il me semble au contraire renforcer les arguments nietzschéens sur la malveillance fondamentale de la croyance qui se veut bonne).
L'argument de Lewis n'est pas seulement théologique mais éthique et anthropologique, il formule clairement pourquoi il lui paraît finalement contradictoire de croire en un Dieu juste ou bien désastreux de croire en ce Dieu chrétien standard.
Lewis dit que le Mal réel (en ce monde, physique et moral) est l'argument le plus important de l'anti-théodicée mais qu'on doit ajouter un argument qui est le Mal divin lui-même.
Une des raisons principales pour croire dans de nombreuses religions comme le Christianisme est en fait l'eschatologie qui suppose un châtiment pour les méchants. Lewis argumente alors que
(1) la plupart des Chrétiens parlent de châtiment infini,
(2) que cela implique que le Dieu juste n'a aucun principe de proportionnalité
(3) donc que les croyants soutiennent un Dieu plus maléfique que tout Mal réel.
(4) donc que les croyants (quelles que soient leurs vertus morales) ont une croyance qui ne peut pas être moralement défendable et qui devrait même être critiquée.
Bien sûr, il y a des épicycles ou des solutions pour éviter cela (des formes indulgentes du Purgatoire, l'Apocatastase de l'Origènisme, l'Universalisme, la doctrine selon laquelle tout le monde sera sauvé et l'Annihilationnisme, la doctrine selon laquelle les damnés sont en fait simplement détruits et non pas punis pour l'éternité).
La doctrine religieuse évolue avec celle de nos schèmes moraux et je crois qu'un certain pélagianisme ou une théologie "universaliste" devient beaucoup plus acceptable que l'ancien schème "retributiviste", qui était pourtant l'une des bases fondamentales de la croyance religieuse (depuis au moins que Platon postula dans le Mythe du Gorgias que la croyance dans l'au-delà était le seul moyen de réconcilier la justice et le bonheur dans le Souverain Bien).
Lewis conclut qu'il peut être difficile de pardonner aux croyants, même les plus vertueux, pour leur acceptation d'une telle conclusion. On pense à Leibniz qui répète plusieurs fois dans la Théodicée qu'il ne voit rien de mal à l'idée qu'une large majorité soit condamnée à l'enfer.
Daniel Dennett se sert aussi de l'argument de David Lewis dans sa conférence de 2007 sur la lente "érosion" du théisme vers une forme de plus en plus "diluée" (le terrible et destructeur Dieu des Montagnes El-Shaddai devient une aimable "brume" sociale du consensus communautaire).
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Il y a 5 heures
6 commentaires:
Idée somme toute classique, qui date des Lumières, mais formulée de façon claire.
Le problème, c'est l'utilisation dans l'argument de la notion même de Mal, qui est somme toute théologique.
Si on critique comme contradictoire la notion d'un Dieu juste, comme l'a déjà fait Spinoza, on doit faire le pas suivant, accompli aussi, en toute rigueur, par Spinoza, qui est de retirer toute pertinence aux notions de Bien et de Mal (à remplacer par les concepts du bon et du mauvais pour nous).
L'article de Fr. Wolff sur le mal dans le volume III des "Notions de philosophie" avait bien mis ce point en valeur.
Il resterait donc à savoir si l'argument de Lewis vise seulement à montrer l'inconsistance du théisme (Dieu implique et exclut le Mal), sans accorder aucun crédit à la notion du Mal, ou s'il est lui-même miné par un paradoxe interne en tenant la notion du Mal pour une notion consistante.
Par ailleurs, concernant l'Enfer, David Lewis fait trop bon marché d'une opinion très répandue parmi les théologiens, notamment dans l'Eglise orthodoxe: à savoir que Dieu ne damne personne, mais que ce sont les damnés qui choisissent l'Enfer en refusant le pardon que Dieu leur offre. Le damné préfère l'Enfer par orgueil.
Et comme le disent certains théologiens orthodoxes: il n'y a pas d'Enfer, seulement l'amour de Dieu. Mais pour ceux qui s'enferment dans l'orgueil et refusent cet amour, l'amour divin est une brûlure (le feu de l'enfer).
Une telle position n'est absolument pas atteinte par les arguments de Lewis, qui s'attaque somme toute à des positions théologiques assez superficielles.
Je me rends compte que j'ai abusé de l'expression "somme toute"…
Juste un complément sur l'Enfer: du côté catholique, on doit renvoyer aux opuscules de Hans-Urs von Balthasar, en particulier "L'Enfer: une question", qui développe la thèse selon laquelle le croyant doit espérer que l'Enfer est vide, qu'aucun pécheur ne s'est endurci jusque-là.
On peut aussi renvoyer au génial petit article de Rémi Brague,"Dieu ne nous demande rien", initialement paru dans le numéro spécial de la revue Critique sur "Dieu" (janv. 2006) et repris dans son livre Du Dieu des chrétiens.
Rémi Brague s'appuie sur Thomas d'Aquin: "Dieu n'est offensé par nous que du fait que nous agissons contre notre propre bien".
Il en tire la conclusion: "Dieu donne sans conditions; l'unique "condition" est que nous acceptions ce qu'il nous donne."
En effet, ce n'est qu'une certaine conception de Dieu qui est visée et non pas tout théisme. Mais de facto cette conception de Dieu est celle qui a été défendue par la plupart des croyants.
Je ne crois pas que le concept de "mal" soit déjà théologique : Lewis part simplement de l'hypothèse morale que condamner à une peine infinie serait un acte intrinsèquement mauvais. La prémisse est seulement qu'une peine doit être proportionnée à la faute.
Oui, j'avais mentionné aussi la possibilité de ce qu'on appelle l'Universalisme (sotériologique), comme l'hérésie d'Origène. Le théologien protestant Karl Barth était aussi un Universaliste du salut, je crois.
La solution plus catholique me paraît plus floue : elle consisterait à dire que (de même que le Mal n'est que privation) l'Enfer n'est que la privation de Dieu et donc que les Damnés s'auto-punissent en se privant de la présence divine.
C'est une manière de disculper Dieu du châtiment en se servant du libre-arbitre et de la responsabilité (et c'est aussi une variante de l'argument selon lequel le Mal moral commis par les humains n'est que leur responsabilité sans que Dieu puisse intervenir s'il veut maximiser le libre-arbitre des créatures).
Je trouve plutôt insatisfaisant l'argument de Lewis qui consiste à dire: "de facto cette conception de Dieu est celle qui a été défendue par la plupart des croyants".
Le risque d'un tel argument, c'est de permettre de jouer un double jeu entre l'argumentation de facto – qui n'est alors qu'un argument ad hominem, à cela près que les "homines" ne sont pas désignés, ce qui est tout de même facile – et l'argumentation de jure, la seule recevable s'il s'agit vraiment d'un argument éthique, anthropologique ou métaphysique.
La tentation qui surgit ici est de prétendre argumenter de jure, tout en profitant de la foi "de facto" pour éviter certaines objections "de jure".
D'autre part, ce "de facto" est très indéterminé. Je ne suis pas si certain que la plupart des croyants ont partagé la vision attaquée par Lewis. Ce que la plupart des croyants ont eu en commun, c'est le besoin d'une justice transcendante.
Les représentations de cette justice, c'est autre chose.
Ce qui est attaqué par Lewis n'est pas la foi, mais une théologie. La conception visée, pour le dire d'un mot, c'est celle de l'augustinisme. Mais, même au sein de l'Eglise catholique, Augustin n'a jamais complètement supplanté Origène (dont le statut d'hérétique est loin d'être acquis). Les textes d'Origène dans lesquels il explique qu'au paradis les saints souffrent de la damnation de leurs frères étaient lus au moyen âge – dénoncés par les uns, mais très admirés par les autres.
La position catholique ne me semble pas plus floue que celle de l'universalisme sotériologique – et l'universalisme sotériologique n'est pas forcément hérétiques. Ou alors deux des plus grands théologiens du XXe siècle (Barth pour les protestants, Balthasar pour les catholiques) sont des hérétiques…
L'argument serait le suivant:
1/le NT dit explicitement que Dieu veut le salut de tous les hommes.
2/Dieu nous laisse faire – et en ce sens, il ne nous juge pas: il laisse nos actions déployer leurs conséquences, et c'est nous qui nous jugeons nous-mêmes. Cf saint Paul: "tout est permis, mais tout n'est pas constructif".
3/Dieu est prêt à nous pardonner.
4/Mais Dieu ne peut pas nous contraindre à accepter son pardon.
5/En refusant son pardon, nous bâtissons l'enfer: celui de la séparation d'avec Dieu ("la peine de dam"), c'est-à-dire du désespoir et de l'orgueil se nourrissant l'un l'autre.
6/Nous devons espérer que personne n'est endurci à jamais; nous devons donc espérer que l'Enfer est vide. (Aussi bien l'Eglise catholique, qui se prononce sur la sainteté, ne s'est jamais prononcée sur la damnation de quiconque.)
L'Enfer n'est pas le nom d'un châtiment disproportionné, il est le nom du choix que je peux faire de préférer, à l'humiliant pardon divin, les délices de l'orgueil dans les tortures du désespoir.
Il ne s'agit pas d'un châtiment infini: le "châtiment infini" est la projection dans une image temporelle d'une décision atemporelle. L'image temporelle a été honteusement exploitée par la prédication, mais elle est inadéquate…
C'est une idée qui me semble profonde et que Lewis calomnie un peu vite quand il dit que nous ne pouvons pas pardonner leur méchanceté aux croyants, etc.
"Floue" n'était pas le bon terme mais je ne sais pas s'ils croient vraiment à cette euphémisation du châtiment en "auto-punition" ou "privation de l'être divin". Je disais que la solution catholique serait plus "floue" parce qu'elle prétend enlever toute responsabilité à Dieu mais cela repose simplement la question de la théodicée.
On dit que Dieu ne condamne pas à l'Enfer éternel, que c'est le pécheur qui lui-même a fait le choix responsable de cette privation infinie.
Mais comme d'habitude (même problème que pour la prédestination et le libre-arbitre), Dieu sait déjà d'avance que cet être qu'il crée va se damner, il est donc bien cause de sa damnation puisqu'il crée un être dont une propriété nécessaire (ex hypothesi) est qu'il ne pourra pas Le connaître.
Les solutions théistes ne me paraissent jamais convaincantes sur ce genre de question (mais je ne connais que les versions de Leibniz pas les disputes théologiques de Molina par exemple).
Il me paraît plus simple d'éviter ce labyrinthe en niant ce Dieu omnipotent, omniscient et juste comme une contradiction dans ses attributs.
Certes!
Mais les labyrinthes ont leur charme… Et quand il s'agit de métaphysique, faisons-nous jamais autre chose qu'échanger un labyrinthe contre un autre?
Merci pour votre blog, en tout cas.
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