jeudi 9 août 2018

"Où vas-tu ?" - Pardon & Fiction


Notre fiction se sert souvent du ressentiment, c'est un des moteurs de satisfaction imaginaire. Un des types dramatiques était la "vengeance sénécienne" (où le héros doit d'autant plus souffrir pour qu'on jouisse d'une catharsis des représailles contre ceux qui l'ont lésé) et l'une des oeuvres les plus adaptées de l'histoire du cinéma est Le Comte de Monte-Cristo.

Je viens de revoir Quo Vadis ?, le film de 1951, et il est frappant de voir à quel point ce peplum se veut à la fois

  • (1) de l'évangélisme chrétien au premier degré où le héros doit apprendre à dépasser les valeurs de violence (film plus chrétien générique américain que catholique comme le roman polonais d'origine de 1896 et en ayant gommé les traces d'antijudaïsme de Henryk Sienkiewicz, où ce sont les juifs qui poussent Néron à persécuter les chrétiens) et 
  • (2) un conflit violent avec vengeance et tyrannicide. 


Le héros apparent, Vinicius, représente au début les vertus païennes d'un Surhomme nietzschéen (Marguerite Yourcenar fera le parcours inverse en faisant des Mémoires d'Hadrien un roman nietzschéen jusque dans sa conclusion). Le roman suit son parcours du patricien romain orgueilleux et violent qui par amour pour une princesse barbare (qui représente originellement la Pologne catholique) va être si impressionné par les chrétiens qui "tendent l'autre joue" et acceptent le martyre qu'il va finalement se convertir dans l'arène.

Mais ce personnage de Vinicius permet au christianisme de jouer sur les deux tableaux dans la fiction; le discours de la non-violence et la satisfaction refoulée de la violence, la critique du ressentiment et la jouissance du ressentiment. Pierre et les autres se laissent persécuter (c'est le titre : "Où vas-tu, Seigneur ? Je vais à Rome pour être crucifié à nouveau"). Le colosse Ursus  (qu'on retrouve dans de nombreux autres peplums depuis le Maciste de Cabiria, 1914) et Vinicius prétendent partager ce pacifisme avant de tabasser leurs ennemis et finalement de renverser Néron par la force. Le christianisme l'emporte à la fois en foi résignée des martyrs par la force d'âme et dans le courage viril par la force physique. Il veut à la fois le frisson de la mort acceptée (le Martyr) et de la tuerie héroïque (le Gladiateur), le supplément d'âme chrétien anti-spectacle et le spectacle anti-chrétien du divertissement.

Cela rend l'histoire un peu hypocrite ou de mauvaise foi : on doit admirer le refus de la violence ("tendre l'autre joue", "pardonner à ses ennemis") et en même temps considérer qu'il faut vaincre par des moyens plus humains et moins sublimes. Le Christ devient glaive, Lion (comme dans Narnia) et soldat. C'est comme si la fiction chrétienne disait que le christianisme est trop élevé pour s'adapter à la fiction.

(On a le même pathos ambigu dans Le Comte de Monte-Cristo où le personnage dit renoncer à la vengeance au moment où elle s'est presque déjà complètement réalisée, ce qui permet un "pardon" généreux assez facile qui intègre tous les plaisirs malsains de la vendetta).

La sérénité païenne de l'épicurien

En revanche, là où l'hypocrisie ou bien l'ambiguïté de Quo Vadis ? est bien plus habile que dans ce christianisme est le vrai personnage principal du roman, Pétrone, l'auteur du Satiricon, qui sert de commentaire décalé par rapport au message évangélique. Il est le flatteur cynique et ironique qui ne cesse de glorifier et manipuler Néron tout en le critiquant, comme une mauvaise conscience.

Même s'il désapprouve les persécutions par souci de justice, il ne fera pas du tout d'itinéraire chrétien. Contrairement à Vinicius (fictif) ou l'autre membre de sa famille Sénèque, Pétrone représente plus un "stoîcien" éclectique très épicurien (un peu comme l'usage que Sénèque fait de l'épicurisme dans les Lettres à Lucilius). Il se réduit lui-même à un fêtard, un lâche voluptueux, un pourceau d'Epicure mais périra en s'ouvrant les veines avec les comploteurs stoïciens, avec plus d'humour détaché qu'eux. Pour le livre chrétien, il représente clairement une Rome dépassée, trop amorale dans son éthique et pourtant son ironie nous séduit plus que le chemin spirituel de Vinicius.

L'esclave, la liberté et la mort

Un dernier élément plus étrange de Quo Vadis ? est le thème de l'esclavage accepté dans la mort comme une inversion de la Dialectique du Maître et de l'Esclave ou peut-être une intuition ironique du thème nietzschéen selon lequel le christianisme n'était qu'une religion faite pour les esclaves.

Chez Hegel, le maître est celui qui a affronté la mort et l'esclave devient tel en refusant de mourir, en préférant vivre que de rester libre.

Eunice est au contraire l'esclave amoureuse de son maître (Pétrone) qui se tue pour l'accompagner jusqu'au bout. Acté, affranchie, sera la seule à rester vraiment fidèle à son ancien maître le Tyran (Néron) en le tuant pour le délivrer de la vengeance et de la souffrance (alors que son ex-maître craint trop la mort pour se la donner). Les deux femmes esclaves ne sont pas chrétiennes (même si Acté a de la sympathie) mais ont intériorisé un amour du maître terrestre qui dépasse toute crainte de la mort.

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