lundi 23 décembre 2019

Gouttes d'eau


Dans un de ses textes les plus célèbres, dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (vers 1700),  Leibniz dit que celui qui vit près des eaux d'un moulin finit par s'y accoutumer tant que son esprit n'en sera plus conscient et que le mugissement de la mer intègre une infinité d'écumes différentielles. L'extrait de l'Avant-Propos est dans toutes les anthologies sur la naissance de l'Inconscient mais on retrouve presque les mêmes références à l'habitude et à l'infinité des stimulations chez le rhéteur du Ier siècle Dion Chrysostome de Pruse, dans son essai ΠΕΡΙ ΑΝΑΧΩΡΗΣΕΩΣ ("Sur le Retrait", Discours XX, 12) et comme le sophiste néo-cynique n'est souvent guère original, son essai reprend peut-être déjà un lieu commun.

 Ἀλλ’ ἔγωγε ὁρῶ καὶ τοὺς πλησίον τῆς θαλάττης οὐδὲν πάσχοντας, ἀλλὰ καὶ διανοεῖσθαι δυναμένοις ἃ βούλονται διανοεῖσθαι καὶ λέγοντας καὶ ἀκούοντας καὶ καθεύδοντας ὁπόταν αὐτοῖς ᾖ καιρός, ὅτι οὐδὲν οἴονται προσήκειν αὑτοῖς τοῦ ψόφου τούτου οὐδὲ φροντίζουσιν. εἰ δέ γε ἐβούλοντο προσέχειν ὁπότε μείζων ἢ ἐλάττων γίγνοιτο ἦχος ἢ διαριθμεῖν τὰ κύματα τὰ προσπίπτοντα ἡ τοὺς λάρους τε καὶ τὰ ἄλλα ὄρνεα ὁρᾶν, ὅπως ἐπιπέτονται ἐπὶ τὰ κύματα καὶ νήχονται ῥᾳδίως ἐπ’ αὐτῶν, οὐκ ἂν ἦν αὐτοῖς σχολὴ ἄλλο τι ποιεῖν.

"Mais j'observe moi-même que ceux qui vivent près de la mer ne sont pas affectés par ses sons mais qu'ils sont capables de concentrer leur entendement sur ce qu'ils veulent, qu'ils peuvent parler, écouter ou dormir quand cela leur paraît le moment favorable (καιρός) parce qu'ils ne pensent plus au bruit et n'y prêtent plus attention. Mais s'ils voulaient y prêter attention quand la vibration augmente ou diminue, s'ils voulaient compter les vagues qui se brisent sur la rive ou regarder les mouettes ou d'autres oiseaux se poser ou flotter sur les vagues, alors ils n'auraient plus de loisir (σχολὴ) pour faire quelque chose d'autre."

Bien sûr, la fonction est assez différente : Dion veut seulement dire (en reprenant un cliché stoïcien peut-être via son maître Musonius Rufus) que le Sage peut donc bien chercher la liberté d'esprit (le Loisir contemplatif) sans s'être nécessairement retiré complètement du monde ou de la "Vie active" et politique (Dion avait été un critique néo-cynique de la Monarchie impériale avant de devenir finalement conseiller de Nerva et Trajan), alors que Leibniz veut dire que tout esprit quel qu'il soit a (infiniment) plus de petites perceptions insensibles que de consciences thétiques.

1 commentaire:

Phersv a dit…

Il y a certes aussi le passage dans le Songe de Scipion par Cicéron (République VI) où il reprend l'idée pythagoricienne que les Hommes ne peuvent plus entendre les sons des harmonies célestes. Mais le texte semble plus parler d'un assourdissement, pas vraiment d'une habitude.

"C’est ainsi qu’aux lieux où le Nil se précipite des plus hautes montagnes, près de ces cataractes, comme on les nomme, des peuplades entières assourdies par ce fracas terrible ont perdu le pouvoir d’entendre."