lundi 15 septembre 2025

Parties de l'âme et administration

Au début de L'Alchimie de la Félicité, le mystique soufi Al-Ghazali (1058-1111) reprend la division classique de l'âme depuis Platon (raison, ardeur, désir / désir de sagesse, désir de pouvoir et désir de plaisir) mais il déplace un peu le sens politique dans son analogie avec l'Etat (un peu comme Freud compare le Refoulement aux forces de l'ordre ou de répression politique) : 

Pour entreprendre cette lutte spirituelle par laquelle la Connaissance de soi et de Dieu doit être atteinte, le corps doit être conçu comme un royaume, dont l'âme est le Roi et les différentes facultés représentent l'administration ou l'armée. La Raison est le Vizir ou Premier Ministre qui conseille le Roi, la Colère est l'Officier de Police et la Passion est le Publicain qui prélève les impôts. En prétendant recueillir les revenus, la Passion est susceptible de les détourner pour son propre compte, de même que la Colère est toujours encline à une sévérité extrême et à une dureté dans le ressentiment. Ces deux-là, le Collecteur d'impôts et l'Officier de Police doivent donc être subordonnés strictement au Roi mais ils ne doivent pas être éliminés ou dépassés comme ils ont leur propre fonctions à accomplir. Mais si la Passion et le Ressentiment maîtrisent la Raison, alors la ruine de l'âme s'ensuit infailliblement. Une âme qui permet à ses facultés inférieures de dominer les facultés supérieures est celle qui confie un Ange au pouvoir d'un Chien ou un Fidèle sous la tyrannie de l'Infidèle. Cultiver les qualités démoniaques, bestiales ou angéliques résulte dans les caractères correspondants qui se manifesteront au Jour du Jugement sous une forme visible : le caractère sensuel apparaissant comme un Pourceau, le caractère irascible comme un Chien ou un Loup et le caractère purifié comme un Ange. Le but de la discipline morale est de purifier le coeur de la rouille des passions et du ressentiment jusqu'à ce que, tel un miroir clair, il ne réfléchisse plus que la Lumière de Dieu. 


J'ignore si Al-Ghazali est original dans cette évolution par rapport au modèle platonicien. Chez Platon, la fonction "appétitive" (épithumia) était la 3e fonction dumézilienne, le Peuple qui produit et qui a besoin d'être régulé ou il tombe dans l'intempérance. Ici, elle est l'appareil d'Etat du Fisc qui prélève sur le Peuple (qui doit donc être plus identifié au Corps qu'à la partie inférieure de l'Âme). Platon craint la "fièvre" des désirs infinis et superflus (l'Hydre qui se renouvelle sans cesse), le texte précise ce danger dans la cupidité d'une oligarchie ou bureaucratie intermédiaire qui viendrait parasiter les ressources de toute l'âme. 

De même, Platon aurait tendance à identifier la Raison au Roi alors qu'ici le Prince a besoin d'une faculté délibérative distincte, le Vizir (comme le Cheval rationnel dans l'analogie de l'Aurige). Le Mysticisme fidéiste d'Al-Ghazali ne va pas toutefois jusqu'à dénoncer une possible libido dominandi de la Raison elle-même (qui voudrait être calife à la place du calife). Ce texte soufi reste platonicien sur ce point : le Logos est toujours le miroir qui s'approche le plus de la contemplation intuitive de l'Unité du Divin, l'hypostase la plus proche de l'Un. 

Mais Al-Ghazali précise (comme Aristote distinguant le Jeu gratuit et la Contemplation désintéressée) que la Raison ne doit pas se contenter de n'importe quelle connaissance comme celle du Vizir (qui était aussi le nom d'une pièce aux échecs, l'actuelle Dame) : 

La plus haute fonction de l'âme de l'homme est la perception de la vérité. En cela consiste son délice particulier. Même dans des sujets triviaux, comme d'apprendre à jouer aux échecs, il y a un bien, mais plus le sujet est élevé, plus grand est le plaisir. Un homme serait content d'être admis dans la confidence d'un Premier ministre mais combien il le serait plus de devenir le proche d'un Roi qui lui révèlerait les secrets de l'Etat. Un astronome qui, par sa connaissance, peut cartographier les étoiles et décrire leurs trajectoires, dérive plus de plaisir de sa connaissance que le joueur d'échecs de la sienne. Comme rien n'est plus élevé que Dieu, combien grand doit être le plaisir qui vient de la connaissance vraie de Sa Divinité !

 


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