Livre I : Les Principes 184a-192b
Le livre I commence par les "Principes" de la Science de la nature et le Livre II portera sur les "Causes" des changements naturels, mais la différence entre Principe et Cause n'apparaît pas toujours très claire, surtout au début puisque Aristote semble dire "Principes, causes et éléments" comme si ces termes étaient en fait synonymes.
Il n'y a de vraie science que si la connaissance procède des principes (par un raisonnement ou bien par induction). Aristote le dit plus précisément en Métaphysique A, 1 en distinguant la simple Expérience (ἐμπειρία), l'Art (τέχνη) et la Science (ἐπιστήμη) (cf. Ethique à Nicomaque VI, 3-4). L'Expérience comporte déjà quelque "savoir" mais elle ignore encore les causes réelles. Un guérisseur seulement empiriste n'a pas encore un Art médical, qui est donc plus du côté de la connaissance. L'empirique sait que son médicament fonctionne de manière pragmatique mais il ignore pourquoi. Celui qui possède un Art et le scientifique comprend la cause et il suit des Principes propres à sa discipline.
Pour voir si on peut un peu distinguer Principe (ἀρχή) et Cause (αἰτία), on peut s'aider du petit lexique aristotélicien au livre 5 (Δ) de la Métaphysique qui commence justement par ces deux termes.
Un Principe (ἀρχή) veut dire en grec un "Commencement" (mais aussi un "Commandement" car ce qui est à l'origine est aussi ce qui dirige ensuite). Un Principe peut donc s'entendre en plusieurs sens :
- (1) un point de départ (d'un chemin)
- (2) le meilleur point de départ d'une science
- (3) le premier élément qui sert de base (la fondation d'une maison, le coeur d'un animal)
- (4) ce qui déclenche la naissance (le père est le principe du fils, cette offense est le principe de cette guerre)
- (5) ce qui est réfléchi ou pensé pour diriger et changer quelque chose (un roi est au principe d'une monarchie, l'architecture est au principe de la maison)
- (6) une proposition dont on part dans une démonstration, une prémisse ou bien une proposition immédiate (Seconds Analytiques, I, 2, 72 a 7 "Une proposition immédiate est une proposition à laquelle aucune autre n'est antérieure").
L'objet est donc les Principes de la Physique. La méthode va partir dans l'analyse des données car "ce qui est plus simple et plus clair pour nous n'est pas ce qui absolument plus simple ou plus clair par nature".
C'est ici une nouvelle distinction qui porte sur le terme "Antérieur" (πρότερον). Ce qui est antérieur ou plus connu est en effet comme de nombreux termes aristotéliciens à analyser selon une équivocité. "Antérieur" se dit en plusieurs sens, comme le mot "Être" ou le mot "Bien". Aristote explique plusieurs fois ces divers sens d'Antérieur en Métaphysique Δ, 11, 1018b29-35 (plutôt que la référence que donne Pierre Pellegrin en Δ, 1), Z,3, 1029b3, Seconds Analytiques I, 2, 71b33, Topiques VI, 4, 141b3, De l'Âme II, 2, 413 a 11, Ethique à Nicomaque, I, 2, 1095b2.
"L'antérieur selon la connaissance est considéré comme un antérieur absolu [selon la nature]. L'antérieur selon l'ordre logique n'est pas le même que l'antérieur selon l'ordre sensible. Dans l'ordre logique, c'est l'universel qui est antérieur ; dans l'ordre sensible c'est l'individuel."(Méta. Δ, 11)
"Il est nécessaire de progresser de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature. Mais ce qui est d'abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les ensembles confus (sunkekhumena), mais ensuite à partir de ceux-ci deviennent connus pour celui qui les divise leurs éléments et leurs principes. C'est pourquoi il faut aller des universels aux particuliers, car la totalité est plus connue selon la sensation, et l'universel est une certaine totalité ; en effet l'universel comprend plusieurs choses comme parties."(Physique I, 1, 184a18-26)
Ce passage sur le clair et l'obscur est justement assez obscur car le vocabulaire d'Aristote est encore assez fluctuant.
Il dit que le plus connu pour nous commence par le chaos sensible confus mais il l'appelle ensuite une sorte d'universel indifférencié dont il s'agit ensuite de revenir aux cas particuliers.
Or il disait d'habitude que le commencement pour nous est l'individuel dans le sensible et qu'on s'élève ensuite vers l'universel. Ici, il parle d'une sorte d'universel (τὸ καθόλον) en un autre sens comme une "totalité" première, une sorte de première donnée sensible dont il s'agit d'analyser ensuite les parties.
Il faut lire les Seconds Analytiques II, 19, 100a 6-16 qui expliquent comment l'Âme humaine accède aux Principes par induction à partir des individus sensibles. Aristote y écrit que l'Âme (qui n'a pas d'idées innées latentes en dehors de ce qui lui donne la sensation) perçoit dès l'expérience sensible l'universel.
Alain de Libéra a commenté ce passage comme une théorie de l'abstraction par le "Ralliement dans une déroute du sensible" (La querelle des universaux, p. 94-96 "le modèle machiste" et L'art des généralités p. 26-27).
De même que lors d'une bataille, une discipline dans l'armée ramène progressivement un ordre à des individus en chaos, de même la perception stabiliserait à partir des divers sensibles les espèces : je vois Socrate mais je vois aussi un homme. C'est ici le rôle d'une Intuition comme cognition immédiate pour arriver aux Principes.
D'où la belle formule qui finit les Seconds Analytiques II, 19, 100b, 15-16, selon laquelle on ne peut pas connaître les premiers Principes sans l'intuition intellectuelle (le "νοῦς" d'habitude traduit "Intellect" ou "Intelligence"). "Intuition" est ici le terme utilisé pour exprimer une saisie immédiate des vérités, à la place d'une déduction purement formelle ou d'un raisonnement syllogistique :
C'est l'intuition qui est le Principe de la science.
L'intuition est le Principe du Principe lui-même, et la science se comporte à l'égard de l'ensemble des choses comme l'intuition à l'égard du Principe.
Mais le Dieu d'Aristote ne pratique pas de science (qui doit partir de Principes) car il atteint immédiatement une intuition intellectuelle de tout ce qui est pensable, alors que notre intuition doit s'élever du chaos sensible vers des formes et des principes plus simples.
La recherche des principes va donc remonter en divisant, analyser ce divers pour arriver à un nombre minimal d'éléments fondamentaux, suffisants pour expliquer tout événement physique.
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