dimanche 19 août 2012

Yet Another Ran(d/t)



J'ai toujours été étonné de rencontrer aux Etats-Unis tant de jeunes hommes (c'étaient toujours des hommes) apparemment relativement "intelligents" ou disons aspirant à l'être qui me disaient que leur éveil intellectuel avait été la lecture d'Ayn Rand et qu'ils la prenaient encore au sérieux. Elle semblait jouer le rôle dans leur révolte adolescente un peu autiste qu'un auteur véritablement intéressant aurait dû jouer. L'esprit de contradiction se retourne alors dans l'exaltation des plus puissants, comme si c'était là la véritable audace. Elle doit sans doute son succès à cette capacité à populariser chez certains un nietzschéisme simplifié de Calliclès, la théorie narcissique selon laquelle les égoïstes sont des héros supérieurs opprimés par les masses d'envieux.

Vous pouvez penser que tout cela n'est que relatif et que sa doctrine pourrait être tout aussi profonde que les auteurs admis du Canon. Et oui, si tout Platon, tout Aristote ou tout Descartes étaient détruits et qu'il ne restait plus que du Rand à lire, j'imagine que sa propagande en faveur de l'égoïsme pourrait être légèrement au dessus d'un L. Ron Hubbard ou du Joseph Smith. Enfin, il faudrait que tout Nietzsche ou tout Nozick ou tout Hayek et même Max Stirner soient déjà tous perdus aussi. Il faudrait un monde très Fahrenheit 451 en fait pour que ses livres trouvent quelque valeur par défaut.

On peut se disputer pour savoir si ce n'est pas de la philosophie du tout ou seulement de la "mauvaise" philosophie ou de la philosophie "de bas étage". J'hésite car je ne suis pas certain d'avoir un critère clair pour bien distinguer les deux ou quantifier un degré zéro, même si la démarcation du philosophe et du sophiste est l'une des questions de départ de la philosophie.

Rand a des thèses "provocantes" et "paradoxales", si on veut être charitable. Mais ce sont des crédos, des articles de foi, de simples assertions. Elle affirme des opinions. Une philosophie n'est pas qu'un ramassis d'opinions, contrairement à ce que croient des manuels doxographiques. Confondre Rand avec une "philosophie" est donc une erreur de catégorie qu'on commet avant d'en avoir lu.

On ne voit pas chez elle des arguments et une connaissance suffisante des arguments des autres. Elle n'entre aucunement en dialogue avec la tradition qu'elle prétend critiquer en la rejetant. Il suffit de lire les âneries qu'elle écrit sur Kant pour deviner qu'elle ne l'a pas lu. Même quand elle fait l'éloge de certains auteurs (Aristote, par exemple, qui n'est qu'un slogan très vague chez elle), on constate une ignorance troublante qui prouve qu'elle a dû s'arrêter à des résumés extrêmement succincts. Certes, on peut être philosophe dans une certaine ignorance de l'histoire, et Wittgenstein, par exemple, a cultivé cet aspect du marginal qui n'avait rien lu (à part au minimum du Schopenhauer et du Saint Augustin). Mais il faut alors accepter une éthique minimale de la discussion. Ce qu'elle appelle bien pompeusement l'Objectivisme ressemble donc à un refus de la philosophie et non une position dans l'espace des débats. Même quand on pourrait être d'accord avec telle ou telle thèse isolée (par exemple, son athéisme ou son "réalisme" du sens commun, qui paraît si naïf), l'idée n'est pas soutenue par des arguments.

Quant à sa thèse fondamentale, la défense de l'égoïsme comme seule éthique rationnelle, elle vaut la peine d'être discutée car ses effets sont sans doute plus visibles et importants que de nombreuses thèses théoriques mais le débat aurait alors lieu, par exemple, chez Derek Parfit, Robert Nozick ou Bernard Williams.

Et pourtant, on peut vraiment être relativiste en méta-philosophie, sur ce qu'on croit définir la philosophie. J'ai l'impression que malgré toute la médiocrité de cette auteure, elle deviendra de plus en plus "importante" seulement parce qu'on croira qu'elle l'est. Sur ce point, être, c'est bien pour un temps être considéré. Des philosophes prétendent échapper au Zeitgeist et si la philosophie avait de la valeur, ce serait de pouvoir en effet accoucher d'une nouvelle perspective sur la mode de son époque. Mais à force de financer des Chaires bidon sur cette ignorante arnaqueuse - curieux comme on trouve tant de milliardaires qui apprécient son éloge de la Cupidité et sa critique de toute solidarité sociale -, on finira par la prendre au sérieux, hélas (Les Belles Lettres ont décidé de la traduire en français suite à des subventions de millionnaires dans les mêmes circonstances).

Et on entrera alors dans la spirale du Complot. Plus on refusera d'en parler, plus on lui attribuera l'aura d'une héroïne subversive censurée par l'élite académique. J'aimerais croire assez au progrès pour espérer qu'on l'oublie mais le succès du Mormonisme montre bien que même les idées les plus idiotes peuvent prospérer.

Parfois on se moque des Républicains qui mélangent Randisme éthique et Christianisme pour leur contradiction. Mais même s'ils étaient des Libertariens plus cohérents, leur Randisme n'en serait pas moins idiot et répugnant.

C'est pourquoi on peut être un peu déçu quand on lit (dans le Hors-Série de Philosophie Magazine Spécial Bande dessinée), le passage suivant dans l'article de Tristan Garcia sur Steve Ditko, le dessinateur de Spider-Man converti au randisme (p. 31) :

Peu connue ou méprisée en Europe, Ayn Rand est une figure majeure de la vie intellectuelle américaine. Anticommuniste, irréligieuse et individualiste, Ayn Rand défend une épistémologie réaliste et un capitalisme ultralibéral. Héroïsant artistes, entrepreneurs et scientifiques, elle loue les vertus de l'égoïsme, exècre le kantisme, la morale du devoir et voue aux gémonies la dialectique.


La simple énumération hétéroclite devrait suffire à la ridiculiser. Tristan Garcia, qui se montre si prudent et relativiste ici, aurait pu tenter de hiérarchiser. Rand n'a jamais été une "figure majeure" de quoi que ce soit et si elle est "méprisée en Europe", elle l'est tout autant dans la totalité des départements américains de philosophie (sauf des chaires déjà citées financées par la secte).

Brian Leiter faisait justement remarquer qu'on ne trouvait justement pas assez de critiques sérieuses à présenter aux victimes de la fascination pour la gourou de la cupidité (même si le libertarien Nozick a quand même jugé utile de critiquer un de ses pseudo-arguments dans un article). Et ce n'est pas l'entrée de l'encyclopédie Stanford, complètement biaisée et unilatérale en faveur de la secte randienne, qui va changer cette situation.

Hélas, Rand vient décidément tout gâcher dans les BD. Elle avait déjà fait tache dans la série Action Philosophers (même si le numéro se terminait avec une note ironique). Même un bon Webcomic comme Dresden Codak semble avoir une vue positive de cette cinglée. J'ose encore espérer que mon ironi-mètre était cassé et que l'auteur ne la voit pas vraiment comme la "Alisa Caspar" érotisée de sa série. 

11 commentaires:

Alias a dit…

Je me souviens avoir lu une bédé, mise en ligne gratuitement, qui décrivait une utopie randienne; ça s'appelle "The Probability Broach" et c'était plutôt bien fait.

Sinon, un autre exemple d'utopie randienne (qui, elle, foire spectaculairement) peut se trouver dans les jeux vidéos Bioshock.

Phersv a dit…

Oui, tu l'avais mentionné en avril (où on parlait déjà de Paul Ryan comme co-listier de Romney mais où j'avais oublié de mentionner qu'il était aussi randien que Rand Paul).

J'adore le fait que l'auteur de The Probability Broach ait créé le Prix de la Meilleure SF Libertarienne et se le soit aussitôt auto-décerné. Rational Self-Interest indeed.

And now you have Cholera!

Alias a dit…

Décidément, je radote: je ressasse les mêmes blagues sur mon blog et je balance les mêmes liens sur ceux des autres. :)

Je n'avais pas vu le coup du prix. En même temps, c'est logique: il ne va pas attendre que l'État le récompense, non plus.

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Anonyme a dit…

"Les Belles Lettres ont décidé de la traduire en français suite à des subventions de millionnaires dans les mêmes circonstances"
Tu as des infos là-dessus ?
Goodtime.

Phersv a dit…

> Alias
Et les années suivantes, il a quand même récompensé quelques auteurs vraiment doués (même si je ne suis pas sûr que l'ironie de Pratchett sur les dysfonctionnements des cités soit "libertarienne").

> Goodtime
Les Belles Lettres sont devenues (vers 2003 ?) une partie du groupe Agora Inc, contrôlé par Bill Bonner, économiste américain qui est un fan de Rand (mais aussi, à sa décharge, de philologie ancienne).

Cela explique qu'ils aient développé plusieurs collections nettement marquées sur divers spectres de la droite comme Iconoclastes ou Les Classiques de la Liberté, dirigée par Alain Laurent, Randiste (qui éditait cela dit déjà des livres aux Belles Lettres bien avant). Ils ont d'ailleurs publié certains conservateurs plus intéressants (Oakeshott par exemple).

Tom Roud a dit…

Une autre chose me fascine : j'ai (peut-être à tort) toujours l'impression que le libertarianisme se drape dans un manteau rationaliste quasi-scientiste -il suffit de voir l'arrogance absolue d'appeler leur revue étendard "Reason". Or, d'un point de vue purement rationnel et quantitatif, on vient de vivre 50 ans de modélisation et d'expérimentation de comportements sociaux et animaux montrant précisément que l'égoisme est une stratégie sub-optimale socialement et évolutivement (e.g. http://tomroud.cafe-sciences.org/2010/06/27/paradoxe-de-simpson-et-evolution/ ). En d'autres termes, même le darwinisme social ne s'accomode pas de Rand, mais apparemment cela n'a toujours pas percolé.

Phersv a dit…

Oui, ce scientisme doit expliquer le lien entre SF et libertarianisme aux USA.

Mais, sans vouloir trop défendre le libertarianisme, il faut bien distinguer le fatras randien (qui est plutôt une forme de sociopathie) et certaines formes plus raisonnables de libertarianisme, qui critiquent l'Etat sans nécessairement critiquer l'altruisme des individus.

Pour Rand, il faut vraiment laisser crever les pauvres et les faibles (sauf quand cette hypocrite parasite elle-même de l'aide sociale, bien sûr).

Pour Nozick, l'Etat doit être minimal non pas pour des raisons utilitaristes mais en théorie pour respecter l'autonomie des individus et ne pas imposer une conception du bonheur.

Dans les faits, l'Etat "minarchiste" nozickien aurait des conséquences assez horribles aussi pour certains (et par exemple pour des enfants de familles pauvres), je pense, mais le fondement n'est pas censé être l'égoïsme, plutôt une conception extrême du caractère inaliénable des droits de propriété.

Unknown a dit…

Tu avais lu cet article ? http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2012/jun/10/confessions-recovering-objectivist-ayn-rand

Phersv a dit…

L'article est un message d'espoir, je pensais que le randisme était incurable chez les ados américains.

On compare parfois ses romans si didactiques aux effets curieux de Catcher in the Rye sur les gens comme Mark Chapman.

Je ne vois pas trop d'équivalents en France en fait. Peut-être Jean-Paul Sartre et Albert Camus à l'après-guerre, qu'on considérait comme les auteurs pour Terminales. Mais cela laissait assurément moins de séquelles pernicieuses.

Fabrice a dit…

Je ne connaissais pas vraiment Ayn Rand avant d'avoir lu votre article. Depuis plusieurs article sur cette "philosophe" sont parus dans la presse à cause des élections américaines.
Le dernier en date sur Libération :
http://electionus2012.blogs.liberation.fr/usa/2012/09/ayn-rand-encore-et-toujours.html

Cet article mets bien en avant l'imporantce de cette femme au USA : "...Rand trouve un public de classes moyennes qui accepte de remettre en cause le consensus keynésien et les mouvements sociaux des années 1960".
Intéressant.
Ceci dit je reste très circonspect par rapport au contenu "philosophique" des propos de cette dame.