samedi 23 mai 2015

L'Apprenti Sorcier de Lucien


1 Technicien & magicien
On appelle à présent "magie" ce qui n'est pas en réalité une technique, ce qui exprime un rapport immédiat sans la soigneuse médiation des causes aux effets (cf. chez Alain, la connotation toujours négative de la "magie" comme digne de l'enfant tant qu'il ne travaille pas et ne connaît pas encore les lents efforts face à la matière). Mais la magie était rêvée comme une technique et les techniques rêvaient de s'étendre vers une magie. Les vrais forgerons se croyaient alchimistes (même si ceux qui se détachaient du travail de la matière devait prolonger une alchimie plus livresque), Hephaïstos était aussi magicien et faisait des chaises volantes ou des servantes en or (Iliade 18, 417) et Dédale, notre Premier Ingénieur après Imhotep, faisait des statues ambulantes et un Talos de métal (et sur ce point Wiener exagère un peu en opposant la vision "positive" du Golem à un mythe faustien plus technophobe puisque Talos semble bien plus contrôlé que le Golem).

2 Simulacres, Spectres & Serviteurs
Dans les deux cas, "technique" comme "magie", il s'agit de réussir à fabriquer des "serviteurs" de plus en plus parfaits pour nous délivrer du travail. Les Egyptiens faisaient de petites Effigies (ushabti, shawabti - le rapprochement avec l'Apprenti-Sorcier était fait aussi sur ce blog), des Figurines qui devaient servir le mort dans l'Au-delà. Et les tombeaux égyptiens étaient emplis d'armées de ces statuettes pour assurer le service post mortem. Si son âme, son ba et son ka étaient séparés de son corps, ces simulacres devaient aussi pouvoir assurer les besoins fantômatiques. L'Egypte n'est pas seulement dans notre imaginaire le monde funéraire des Grandes Tombeaux (et des Signes comme sépulcres de la signification) ou de l'asservissement colossal de masses d'esclaves qui rendait possible ces grandes réalisations. Le Tombeau valait alors comme symbole du despotisme (ou d'une Nécrocratie) : on sacrifiait la base pour permettre l'ascension du sommet de la Pyramide. Et le "Pays Noir" (Kemet) est aussi dans l'imaginaire la terre de l'hermétisme (les Magiciens des Mille et Une Nuits sont souvent égyptiens, ce qui prouve bien que le pays y restait l'Autre du monde arabo-persan et gardait une fonction assez obscure).

La Magie dans cette tradition est alors une volonté de faire une technique d'esclaves invisibles.

3 Prose & Pseudos
On s'attend toujours à ce que la Poésie émerge lentement de la gangue de "la Prose du monde" par un processus de civilisation et de culture, mais on est étonné parfois de se rappeler à quel point c'est l'inverse. Le texte était en vers pour être digne d'être mémorisé avant qu'on conçoive de le laisser en prose, de même que le fait dut se construire contre l'intuition du mythe. Sans vouloir trop croire les thèses de Rousseau et Nietzsche à ce sujet, la littérature semble plutôt commencer dans la métaphore poétique (et donc la construction d'abstraction du monde) avant de conquérir de plus en plus progressivement l'épaisse concrétude ou la rigueur austère du Prosaïsme. C'est fait notamment par l'humour ou l'ironie, car c'est par la comédie qu'on subvertit ces métaphores - le cas le plus célèbre étant le roman avec Cervantes. Il faut passer par les diatribes du Cynisme avant de dégonfler notre soif d'Idéalisme éthéré.

C'était notamment le programme des premières "Lumières" au IIe siècle chez Lucien de Samosate, première incarnation voltairienne où le ridicule doit nous guérir de notre propre désir fasciné et mystifié pour les Gourous (y compris Gourous philosophiques) et pour les Mythes. Nous sommes des enfants qui aiment les mythes et Lucien, au lieu de les critiquer sérieusement, joue avec pour mieux les démystifier (ce qui est sans doute une bonne méthode indirecte pour nous immuniser aux discours délirants, les prolonger jusqu'à leur épuisement). Le thème récurrent de toute sa rhétorique est les imposteurs et notre propre goût pour leurs mensonges. Et en un sens, son ironie contre les philosophes semble être une réponse de la rhétorique spéculative à la philosophie : et si c'était la philosophie qui ne se défiait pas assez de sa propre propension aux sophismes alors que la littérature, amatrice de faussetés, n'en serait pas dupe.

[Nietzsche a trouvé dans un autre dialogue "ménipé" de Lucien qui parodiait le Mythe du Jugement des Morts dans le Gorgias, La Traversée ou le Tyran (16), l'expression de Sur-homme, ὑπεράνθρωπός, mais son utilisation sera assez différente : chez Lucien, le Juste dit qu'il croyait que le Tyran était semblable à un surhomme, "à quelque homme au-delà de l'humain et triplement bienheureux" (ὥστε ὑπεράνθρωπός τις ἀνὴρ καὶ τρισόλβιός) alors qu'il découvrira ensuite que l'immoralité du Tyran cause sa perte. L'Übermensch nietschéen sera un Maître "Kuonique" qui aurait dépassé cet arrière-monde des ombres de l'Hadès et qui pourrait boire l'innocence juvénile du Léthé au cours même de cette vie, qui aimerait assez les Trois Moires pour ne plus redouter le choix de sa destinée. ]

4 Crédulité & Enchantements

Dans son dialogue Philopseudès (l'Amateur de Mensonges) ou l'Incrédule, le terme même de philosophie est ainsi ridiculisé par le Sophiste de Syrie en mythomanie. Les érudits philodoxes ou pseudosophes s'habituent à ne plus distinguer le vrai de ce qu'ils veulent imaginer.

Et c'est là dans ce Philopseudès, les Amis du Faux, sur la superstition que Lucien invente la figure de notre impuissance à remettre "le Génie dans sa Boite", à contrôler ce processus magico-technique de domination des objets, où le Travail dévié devient catastrophe, où les eaux détournées pour nettoyer les écuries d'Augias deviennent un Déluge.

On fera ensuite de son récit de l'Apprenti-Sorcier une leçon de morale contre les Techniques alors qu'il s'agissait d'une fable contre notre goût pour la Magie. Le conte ironique d'un libre-penseur contre le Surnaturel est retourné en discours sur la maîtrise de nos instruments.

Le personnage de Tychiade l'Incrédule (qui semble, par son éloge de Démocrite être plutôt un épicurien ou Lucien lui-même) se rend chez Eucrate, qui est affligé de la goutte et dont le nom ("Qui Peut Bien") est souvent celui de l'hôte crédule dans les dialogues lucianiens (Hermotime, Songe, Dialogues des morts). Tychiade se moque alors chez Eucrate de ses amis sectateurs de philosophie qui semblent tous avoir du goût pour le "paranormal", Ion le Platonicien, Cléodème le Péripatéticien (qu'on retrouve aussi dans le Banquet ou les Lapithes), Dinomaque le Stoïcien, Arignotos le Pythagoricien et Antigonos le médecin (qui semble au début un peu plus sceptique que les autres sur les remèdes, avant de tomber lui aussi dans un culte superstitieux d'Hippocrate). Ils racontent tous les uns après les autres des histoires de merveilles et de spectres et ensuite, c'est Eucrate lui-même qui vient racontre l'histoire de l'Apprenti-Sorcier (chapitres 33-35, dans cette traduction de Ph. Renault) :

EUCRATE : Quand j'étais jeune et que je vivais en Égypte, où mon père m'avait envoyé pour poursuivre mes études, je voulus remonter le Nil jusqu'à Coptos, afin de contempler le célèbre Memnon, et écouter le son miraculeux qu'il émet tous les matins. Or, rien que pour moi, la Statue, loin de me livrer un son inepte, comme il fait pour le commun des mortels, me fit l'honneur d'un oracle en sept vers, sur lequel je ne vais pas m'étendre.

Comme je remontais le Nil, j'eus le bonheur de voyager en compagnie d'un citoyen de Memphis, un scribe doué d'une sagesse inouïe et fort versé dans la science égyptienne. On me disait qu'il avait vécu vingt–trois années dans les cryptes des temples et qu'il avait acquis un savoir magique dispensé par la déesse Isis.

– Mais il s'agit de Pancrate, mon grand maître, ajouta Arignotos [le Pythagoricien] : quel homme divin ! Il rasait son crâne, s'habillait de lin, toujours en méditation. Il savait un peu de grec, était grand, avait un gros nez, des lèvres épaisses, des jambes maigres.

– C'est tout à fait son portrait, dit Eucrate, c'est Pancrate ! Au début, il m'était inconnu. À force de le voir pratiquer des prodiges à chaque escale, chevauchant des crocodiles et nageant dans le Nil au milieu des bêtes féroces qu'il impressionnait, j'eus vite la conviction que c'était un saint homme. Je voulus en faire un ami et j'y parvins si bien qu'il me révéla tous les secrets de son vaste savoir.

Un jour, il me demanda de laisser tous mes serviteurs à Memphis pour l'accompagner seul, me disant « que nous ne serions pas en pénurie d'esclaves ». C'était vrai.

Quand nous étions dans une hôtellerie, il ôtait la barre de la porte ou s'emparait, soit d'un balai, soit d'un pilon, et il l'habillait de quelques guenilles. Ensuite, il lui jetait un sort en prononçant une formule incantatoire : alors, l'objet se mettait à marcher avec une telle aisance qu'on eut dit un humain. Cet esclave, d'un genre très particulier, puisait l'eau, préparait les repas, faisait le ménage et nous servait avec un soin extrême. Lorsque Pancrate n'avait plus besoin de ses services, il lui rendait son état originel de balai ou de pilon en prononçant une nouvelle formule magique. 

J'étais émerveillé par cet enchantement, mais je ne pouvais obtenir la formule qu'il gardait secrète. Certes, avec courtoisie, il refusait toujours de me la dévoiler. Un jour, à son insu, tapi dans l'ombre, je parvins à entendre la fameuse incantation. C'était un mot renfermant trois syllabes. Peu après, Pancrate dut sortir pour affaires à l'agora : auparavant, il avait donné ses consignes au pilon.

Le lendemain, l'Égyptien étant à l'agora, je saisis le pilon ; je lui enfilai quelques hardes, comme d'habitude, prononçai les trois syllabes miraculeuses, puis lui ordonnai d'aller chercher de l'eau. Le pilon m'en rapporta une pleine amphore. 

« Très bien, dis-je, il y en a assez, redeviens le pilon d'avant. » 

Mais – c'est là le problème – il refusa de m'obéir et continua à puiser de l'eau, sans aucun d'état d'âme, jusqu'à ce que la pièce fut inondée. J'étais désemparé, vous le pensez bien, et mortifié à l'idée de mettre en colère mon ami Pancrate. Je n'avais pas tort. 

Je pris donc une hache et coupai le pilon en deux. Hélas ! deux morceaux de bois se dressèrent aussitôt, qui prirent chacun une amphore et allèrent puiser de l'eau. J'avais désormais deux serviteurs en action, au lieu d'un. 

Pancrate revenu, il devina la cause de cette pagaille, et rendit à ces porteurs d'eau leur forme première. Quelques jours plus tard, l'Egyptien disparut. Je ne sais pas ce qu'il est devenu.

– Tu as appris au moins une chose, lança Dinomaque : humaniser un pilon.

– Tout à fait ! Ou plutôt, je ne sais le faire qu'à moitié, car je ne peux pas lui rendre son état d'origine. Que je le transforme en porteur d'eau et voilà ma maison sous les flots !"

Une autre source de ces objets qui vont chercher de l'eau serait peut-être une comédie perdue d'Eupolis, la Race d'Or, qui évoque cela dans un fragment. Le Pilon qui se multiplie quand on essaye de le détruire doit venir de l'Hydre de Lerne dans les Travaux.

Le Sorcier égyptien et pythagoricien, initié d'Isis s'appelle Pancrate (Peut-Tout). Daniel Ogden propose dans Acta Classica 47 (2004), que ce Pancrate pourrait être inspiré par un mage égyptien nommé Pancrates ou Pachrates qui aurait servi l'Empereur Hadrien vers l'an 130 (Lucien, né sous Hadrien, écrit sans doute dans les années 160-170 et il a quitté Samosate et Antioche pour vivre peut-être à Alexandrie en Egypte - l'Egypte demeure pourtant pour lui un lieu d'exotisme et de superstitions). L'Empereur Hadrien avait d'ailleurs manifesté la même fascination qu'Eucrate envers ces Colosses Sifflant de Memnon. Les Trois Syllabes que Pancrace prononcerait serait d'ailleurs selon D. Ogden peut-être le mot même U-Shab-Ti ou Shab-Wa-Ti. Un jeu de mots sur le nom de Pancrate pourrait aussi être le fait qu'il y avait eu quelques années avant un Cynique nommé Pancrates (qui donne aussi quelques influences d'un autre Cynique, Cratès tout court). Tout le dialogue rappelle le genre de la Satire ménipée, style cynique de Lucien et le prétendu Mage porte alors le nom d'un Maître en démystification.

La morale de l'Apprenti-Sorcier de Lucien est donc un peu différente de celle du poème de Goethe. Chez Goethe, l'Apprenti a eu le tort de se prendre pour le Maître mais le Maître, lui, a le savoir - et rien n'interdit donc au disciple patient d'espérer la même maîtrise du Sortilège et de ce Balai ou Pilon-Esclave. Le problème est l'hubris de l'élève et non dans la Technique elle-même (et il n'y a aucune révolte des Robots, une fois qu'ils sont bien réglés). Alors qu'ici, dans le contexte de la satire, l'Apprenti Eucrate est soit mystifié par le Maître Pancrate, soit il est en train de galéger dans son récit tout en nous faisant croire qu'il n'en est pas le héros. 

2 commentaires:

Elias a dit…

Très bel article, qui me donne furieusement envie de lire Lucien.

Phersv a dit…

Merci. Il peut parfois agacer parce que certains de ses gags contre les philosophes sont un peu répétitifs. Et l'humour doit être intraduisible, par exemple dans certains exercices rhétoriques qui paraissent dignes de Gorgias.

Mais c'est un bon remède contre l'amertume quand on a l'impression que certains philosophes contemporains sont des hypocrites (les pires dans l'hypocrisie étant pour Lucien les Stoïciens, et même certains Cyniques punks).

Cela dit, on le sent très embarrassé dans son Apologie où le kuonisme dégénère en "cynisme" au sens usuel.