samedi 28 décembre 2019

The Witcher (la série Netflix)




Je n'ai jamais joué au jeu vidéo (2007-2015, le niveau graphique des illustrations est vraiment en plein dans la vallée dérangeante), ni lu les romans et nouvelles d'Andrzej Sapkowski (Wiedźmin, 1986-2013), la première adaptation télévisée polonaise (2001) ou les divers comics books adaptés du jeu vidéo chez Dark Horse, ou le récent jeu de rôle officiel chez Talsorian, mais je viens de voir toute la première saison américaine sur Netflix (en 8 épisodes). Qui aurait cru que c'est ce cycle polonais qui serait la seule série européenne de fantasy à atteindre assez de notoriété globale pour entrer aussi dans la conscience des Américains ?

J'avais de très basses attentes en raison du peu que je connaissais du concept : le Witcher est un mercenaire exterminateur de monstres et je craignais donc que cela ne ressemble à un de ces téléfilms "Monsters of the Week" si ennuyeux (ce genre stéréotypé m'a toujours empêché de m'intéresser à des séries comme Buffy). De ce point de vue, c'est une très bonne surprise car s'il y a bien (au moins) un "Monstre en Images Digitales" à chaque épisode, la série a une intrigue et une progression qui évitent la répétition, et cette histoire peut faire passer le côté "catalogue tératologique". Les comics que j'ai pu regarder n'ont pas la chance de pouvoir participer à cet arc de progression, ils n'ajoutent rien au "lore" du personnage et sont donc des petites nouvelles fantastiques qui pourraient être génériques.

Le personnage titre : Geralt dit "de Riva", le "Boucher de Blaviken"

Le célèbre Elric de Melniboné créé par Michael Moorcock en 1961 était conçu comme une inversion de l'archétype de Conan le Cimmérien (1932) de Robert E. Howard : un sorcier démonologue à la place d'un guerrier méfiant envers toute magie, un prince hyper-civilisé voire décadent à la place d'un barbare, un roi détrôné à la place d'un conquérant, un albinos maladif et anémique à la place d'un colosse brun.

Le Sorceleur Geralt de Riva (qui est surnommé "Le Loup Blanc", exactement comme Elric) fait penser à un mélange conscient de ces deux opposés, d'Elric et Conan : mutant aux cheveux albinos qui voudrait défendre un certain code de l'honneur face à un monde qui le rejette comme Elric, mercenaire parfois un peu nihiliste aux capacités physiques encore plus herculéennes que Conan. (Un gag sur son nom est qu'il n'avait au départ aucun lien réel avec la région de "Riva" et s'est choisi ce nom pour apaiser ses clients et faire croire qu'il avait des attaches à un lieu humain familier).

Dans l'univers de Sapkowski, les Sorceleurs sont un ordre qui recrute ses membres dès l'enfance pour en faire des tueurs de monstres professionnels. Leur corps a été muté, ils peuvent mieux se régénérer, tous leurs sens ont été augmentés (même s'ils utilisent aussi des drogues pour se donner temporairement des pouvoirs). Ils connaissent aussi un peu d'Alchimie et de Magie (des "Signes" à utiliser au combat) mais leur arme principale est la connaissance des créatures magiques qu'ils passent leur vie à combattre. L'expression "mutant" ou son grand âge peut faire penser qu'un autre modèle de Geralt est peut-être plus Wolverine que seulement Elric ou Conan (je m'étonne d'ailleurs de voir comment un auteur polonais a l'air de partager autant de références américaines dès les années 1980-1990, avant même la chute du Bloc de l'Est mais il faudrait voir aussi comment le personnage a pu évoluer depuis le début du XXIe siècle).

Au lieu d'être reconnaissants envers les Sorceleurs, les Humains les redoutent et les haïssent, un peu comme le Joueur de Flûte de Hamelin et le sous-titre est assez clairs (l'Humain est bien pire que les Monstres). Geralt, qui appartient à l'Ecole du Loup, est l'un des derniers Sorceleurs car presque tout l'Ordre a été massacré récemment. (Sapkowski avait-il pu aussi lire la série des livres-jeux Lone Wolf (1984), qui commence par une extermination de l'Ordre, car je ne pense pas que cela vienne ici des Templiers ?).

L'Univers
Le Continent sans nom de ces romans a reçu plusieurs cartes (dont celles du jeu vidéo, qui sont de facto la carte les plus utilisées) mais Sapkowski (qui n'a inclus aucune carte dans ses livres) s'est toujours réservé le droit de modifier la carte comme il l'entendait dans "sa" version "canonique", qui est officiellement achevée en 2013.

C'est un monde de Renaissance Fantasy avec des influences slaves dans les monstres et gaéliques dans les sonorités, où les races habituelles de D&D existent comme des indigènes asservis ou ostracisés (avec des mouvements rebelles d'insurgés elfes cachés dans les forêts). Les Humains ont massacré Elfes, Nains, Gnomes, Halflings, Satyres et autres créatures de la Forêt et ce sont des minorités persécutées et exploitées comme des castes subalternes (les Nains semblent un peu mieux intégrés que les Elfes). Il y a des cas d'Humains "mutants" qui sont aussi victimes d'extermination un peu comme dans Warhammer et cela arrive dans la saga à plusieurs enfants de la noblesse (c'est même une des tropes les plus répétitives : au moins trois des Princesses de la série ont des pouvoirs étranges ou sont envoutées).



Le Nord est composé de plusieurs royaumes (du nord au sud : Kaedwen, Redania, Temeria, Aedirn, Cintra) en guerre avec l'Empire du Sud (Nilfgaard). Dans un passé récent, la dynastie venait d'être renversée par quelqu'un dont le nom a été ensuite interdit ("l'Usurpateur") mais la Restauration vient d'avoir lieu et l'Empire de Nilfgaard a relancé son expansion vers le Nord. C'est cette Guerre entre le Nilfgaard et les Royaumes du Nord qui constitue l'arrière-fond principal de toute la série, avec plus ou moins de manichéisme. Geralt voudrait rester absolument neutre en politique (et a même une certaine sympathie pour le nouvel Empereur) mais va se retrouver à défendre la cause du Nord. Cependant, certains indices laissent penser que le Nilfgaard n'est pas qu'un "Empire maléfique" et a aussi des côtés parfois plus "intégrateurs" que les Nordiques, quel que soit son expansionnisme impérialiste.

La religion est peu développée dans les romans mais il semble en gros (selon que l'on suive la version de la série polonaise ou des jeux vidéos) qu'il y ait une religion polythéiste avec un culte d'une Triple Déesse-Mère dans le Nord (Melitele) et, notamment en Redania, une Eglise de la Flamme Eternelle, qui ferait plus penser à une Eglise catholique intolérante comme dans tant d'autres jeux avec son Inquisition (l'Eglise a aussi son Ordre de Templiers, les chevaliers de la Rose Ardente). L'Empire nilfgaardien a sa propre religion d'Etat, le culte du Grand Soleil, qui semble en fait sans rapport avec cette Flamme Eternelle (contrairement à la série télé polonaise où les chevaliers de la Rose Blanche travaillent en réalité pour l'Empire).

Les Magiciens ont une place tellement reconnue que presque tous les Rois ont un conseiller Mage, même dans les régions hostiles aux Mages. La Confrérie des Sorciers est divisée en plusieurs écoles comme l'école Aretuza pour les Sorcières en Temeria ou l'Académie Ban Ard pour les garçons en Kaedwen. Il existe aussi des "Druides" qui n'appartiennent pas à la Confrérie, comme le conseiller de la Reine de Cintra. L'Empire de Nilfgaard est bien plus ouverte que le Nord mais encadre ses Mages comme des instruments de guerre et peut donc même user des magies que la Confrérie prohibe.

La série : How I Met My Daughter

La série a été vite rejetée par des critiques comme une imitation de Game of Thrones, ce qui paraît un peu réducteur même si on a des influences. L'histoire est certes une Guerre avec diverses familles mais la série se centre sur une seule famille en recomposition et sur ce point, le statut de Loup solitaire de Geralt de Riva cache bien qu'il s'agit vraiment d'une étrange famille nucléaire qui se crée progressivement. La mutation de Geralt a dû le rendre stérile et la mage Yennefer a aussi sacrifié sa fertilité pour acquérir ses pouvoirs mais la structure de la série ferait plus penser à une sorte de comédie romantique de fantasy, où le couple ne se fuit que pour mieux se retrouver (et cela ne pourra que s'accroître dans les saisons suivantes avec l'addition de Triss Merigold (Anna Shaffer) comme second objet amoureux de Geralt et rivale de Yennifer).

En dehors de toutes les conventions d'heroic fantasy et de D&D, la série de Sapkowski parodiait aussi beaucoup les contes de fées. Cela ne se voit plus tellement dans certains épisodes de l'adaptation mais le premier épisode était en fait Blanche Neige (dans la nouvelle, Renfri a été condamnée par sa belle-mère la Reine et était allée vivre avec "7 Gnomes") et de même le troisième épisode "Lune Traîtresse" était directement repris au conte "Strzyga" de l'écrivain romantique polonais Roman Zmorski (1822-1867) ou bien dans le thème folklorique de La Princesse dans le Linceul.  (Voir aussi cet article sur les sources de certains monstres). Sapkowski adore multiplier les clins d'oeil aux Contes en en donnant souvent une version plus horrible, comme pour Renfri (qui est d'ailleurs vite expédiée dans la série américaine alors qu'elle était l'une des principales antagonistes dans la série télévisée polonaise). Geralt mentionne un Prince qui voulait lui demander de retrouver à qui appartenait le soulier perdu d'une femme qu'il aimait et un Sorceleur mentionne qu'on a voulu lui demander de faire partir une invasion de rats dans une ville... Dans la nouvelle "Un Grain de Vérité" (dans Le Dernier Voeu), il mélange à la fois la Belle & la Bête et les contes du genre de Mélusine, comme la Bête tombe amoureux d'une Vampire.

La créatrice de la série américaine, Lauren Schmidt Hissrich (qui a déjà fait des séries comme Daredevil ou Umbrella Academy) a eu une idée brillante qui rend cette série très différente de la première adaptation (qui était strictement chronologique depuis l'enfance de Geralt). Elle s'est centrée sur une Trinité : Geralt, Yennefer et Ciri mais a dit s'inspirer du film Dunkerque de Nolan en choisissant une chronologie décalée de trois temporalités : les trois histoires sont racontées en simultané alors qu'elles ne le sont pas et ne se rejoindront que dans les derniers épisodes (l'intrigue de Yennefer se déroule sans doute assez loin dans le passé puisque le roi Foltest est encore enfant durant sa formation et ce n'est qu'au 7e épisode qu'on découvre que Geralt parvient à l'intrigue de Ciri dans le premier).

C'est cette structure temporelle qui fait l'intérêt principal de la série mais c'est aussi à cause d'elle que plusieurs spectateurs peu impliqués disent avoir du mal à entrer dans la série au début, et notamment dans le premier épisode qui semble présupposer déjà tant d'éléments qui ne trouveront d'explications que par la suite. Schmidt a ainsi évité l'écueil d'une lente exposition, tout en donnant autant d'importance à tout le trio.

Le Regard Masculin
La critique féministe Laura Mulvey a expliqué il y a de cela un demi-siècle l'idée que la représentation visuelle de nos cultures se centrait inconsciemment et par défaut sur le point de vue voyeur d'un spectateur hétérosexuel. Bien que la productrice Lauren Schmidt ait pu développer les personnages féminins puissants comme la magicienne Yennefer (qui vole complètement la vedette à Geralt en réalité), un des points communs avec une série HBO comme GoT est que ces femmes qui ne cessent de mentionner dans l'histoire qu'elles ne veulent pas être réduites à des instruments d'un monde patriarcal demeurent de manière hypocrite avant tout là pour le Regard Masculin.

Ce hiatus entre le contenu anti-patriarcal et la forme devient presque plus gênant que dans du sexisme de premier degré (de même que toute dénonciation de la violence dans les images en devient vite une célébration).

Yennefer (jouée par l'actrice anglo-indienne Anya Chalotra) commence comme le classique personnage du Pharmakos : bossue, déformée à cause de son statut métis (elle est à quart elfe), elle est rejetée et croit trouver sa vengeance dans le Pouvoir. Son Arc narratif (que Sapkowski n'avait pas autant détaillé) est le plus étoffé, de la timide victime à l'arrogante sorcière et ensuite à l'héroïne qui se réconcilie avec sa mère symbolique, au point qu'on pourrait même se demander si ce n'est pas Geralt (bien plus linéaire et prévisible) qui devient finalement son faire-valoir. Yen rejette consciemment au début toute maternité et se voit de plus en plus définie par son désir de laisser un "héritage" (legacy et destiny sont les deux mots les plus récurrents).

Sans vouloir trop faire de psychologie vulgaire sur des personnages unidimensionnels de contes, Geralt, lui, est bien plus encore dans un attachement anxieux-évitant depuis l'abandon par sa mère (la série TV polonaise avait en revanche expliqué que Geralt avait été confié enfant aux Ensorceleurs par la même Loi des Surprises qui a fait que Ciri lui sera confiée comme son enfant adoptif).

Ciri est aussi une convention des fictions récentes (la Frêle Prophétesse, tout comme River dans Serenity), la jeune fille qui va s'avérer cacher des superpouvoirs et devenir le principal McGuffin vivant de toute la série, comme troisième élément de la Sainte Famille de Geralt et Yen. Mais même si on se doute que la petite Lionne de Cintra, issue du Sang des Elfes, sera plus importante que l'autre hybride Yen, elle demeure moins bien développée.

Quant au personnage du Barde Jaskier (Dent-de-Lion), il sert avant tout de comic relief picaresque et la série a pris un style bien plus humoristique que ce que son atmosphère gothique pourrait laisser imaginer. Je ne suis pas sûr d'aimer son style musical assez folk anachronique mais ses mélodies semblent avoir eu un certain succès sur les spectateurs.

Quels que soient les défauts de l'adaptation et les choix de jeu parfois relativement limités de l'acteur Henry Cavill (Geralt est le cliché du taciturne qui grommelle plus qu'il ne discute), The Witcher joue quand même de manière assez agréable avec les clichés de la fantasy. L'épisode de la Chasse au Dragon, par exemple, n'est peut-être pas si original  si on a lu beaucoup de modules de jeu de rôle (et les Dragons en CGI y sont moins chouettes que dans GoT) mais je suppose que cela devrait quand même étonner des spectateurs qui ne sont pas encore habitués à ce type d'inversion où le Monstre a le droit d'être aussi approfondi.

mardi 24 décembre 2019

Jeux & Licences


Via Imaginos, quelques nouvelles sur les jeux :

(1) D&D 5e édition continue à être maudit en France, ce qui est ironique quand on se souvient que la première traduction étrangère de D&D Basic était en français (1983, chez une compagnie d'échiquiers, avec l'aide de Bruce Heard, Transecom, ce seront ensuite Jeux Descartes puis Asmodée pour la 3e et ensuite PlayFactory pour l'éphémère 4e).

La 5e édition est sortie en VO en 2014 et n'a pas trouvé d'éditeur : Black Books et Agate ont voulu tous les deux sortir une VF à partir de la Licence Ouverte en 2015-2016, respectivement Héros & Dragons et Dragons.

Wizards of the Coast a ensuite décidé que les traductions étrangères seraient gérées par une compagnie de figurines (d'origine néo-zélandaiseGale Force 9 (qui s'occupe d'ailleurs de nombreuses licences en jeu de plateau, Star Trek, Firefly, Dr Who, la réédition du vieux Dune...) et GF9 annonçait en mars 2017 qu'ils confiaient les droits à diverses compagnies selon les pays, dont par exemple Asmodée pour l'Italie mais Black Books pour la France. BBE se trouve donc avoir à la fois ses propres clones de D&D (Chroniques Oubliées, Héros & Dragons) et les droits de traduction de Pathfinder, qui continue à peu près à partir de l'édition 3.5 de D&D).

Et c'est donc GF9 (si du moins on comprend bien) qui retire maintenant les droits à BBE à l'impromptu. Ils ont seulement eu le temps de sortir les trois livres de règles, un écran,  des cartes de sortilèges et du matériel pour Forgotten Realms (Côte des Epées, Donjon du Mage dément).

(2) Alephtar Games est la compagnie italienne de Paolo Guccione, qui a commencé en 2007 par faire des suppléments historiques pour le système de Basic comme Stupor Mundi. En 2013, Guccione avait fait une version Mecha et depuis 2017, il a créé son propre système générique descendant du système Basic, Revolution d100 et il vient d'annoncer qu'il avait les droits des dessins animés des Super Robots de Go Nagai comme Mazinger et Grendizer (en VF : Goldorak). Le jeu aurait le nom remarquablement peu explicite de Dynamic d100 (du nom de Dynamic Planning, la compagnie de licensing de Go Nagai).

En France, on a aussi eu un jeu à partir d'une création de Buichi Terasawa, Cobra (2013).

(3) J'en ai parlé plutôt sur mon twitter il y a un mois, mais la compagnie britannique Cubicle 7 (à ne pas confondre avec Gale Force 9 ci-dessus !), qui faisait le jeu de rôle The One Ring de Francesco Nepitello a perdu la licence Tolkien qui, dans le domaine du jeu, dépend d'une autre compagnie anglaise, Sophisticated Games. Ils étaient en train de relire la seconde édition et les suppléments Rohan et Moria, qui ne sortiront jamais...

lundi 23 décembre 2019

Gouttes d'eau


Dans un de ses textes les plus célèbres, dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (vers 1700),  Leibniz dit que celui qui vit près des eaux d'un moulin finit par s'y accoutumer tant que son esprit n'en sera plus conscient et que le mugissement de la mer intègre une infinité d'écumes différentielles. L'extrait de l'Avant-Propos est dans toutes les anthologies sur la naissance de l'Inconscient mais on retrouve presque les mêmes références à l'habitude et à l'infinité des stimulations chez le rhéteur du Ier siècle Dion Chrysostome de Pruse, dans son essai ΠΕΡΙ ΑΝΑΧΩΡΗΣΕΩΣ ("Sur le Retrait", Discours XX, 12) et comme le sophiste néo-cynique n'est souvent guère original, son essai reprend peut-être déjà un lieu commun.

 Ἀλλ’ ἔγωγε ὁρῶ καὶ τοὺς πλησίον τῆς θαλάττης οὐδὲν πάσχοντας, ἀλλὰ καὶ διανοεῖσθαι δυναμένοις ἃ βούλονται διανοεῖσθαι καὶ λέγοντας καὶ ἀκούοντας καὶ καθεύδοντας ὁπόταν αὐτοῖς ᾖ καιρός, ὅτι οὐδὲν οἴονται προσήκειν αὑτοῖς τοῦ ψόφου τούτου οὐδὲ φροντίζουσιν. εἰ δέ γε ἐβούλοντο προσέχειν ὁπότε μείζων ἢ ἐλάττων γίγνοιτο ἦχος ἢ διαριθμεῖν τὰ κύματα τὰ προσπίπτοντα ἡ τοὺς λάρους τε καὶ τὰ ἄλλα ὄρνεα ὁρᾶν, ὅπως ἐπιπέτονται ἐπὶ τὰ κύματα καὶ νήχονται ῥᾳδίως ἐπ’ αὐτῶν, οὐκ ἂν ἦν αὐτοῖς σχολὴ ἄλλο τι ποιεῖν.

"Mais j'observe moi-même que ceux qui vivent près de la mer ne sont pas affectés par ses sons mais qu'ils sont capables de concentrer leur entendement sur ce qu'ils veulent, qu'ils peuvent parler, écouter ou dormir quand cela leur paraît le moment favorable (καιρός) parce qu'ils ne pensent plus au bruit et n'y prêtent plus attention. Mais s'ils voulaient y prêter attention quand la vibration augmente ou diminue, s'ils voulaient compter les vagues qui se brisent sur la rive ou regarder les mouettes ou d'autres oiseaux se poser ou flotter sur les vagues, alors ils n'auraient plus de loisir (σχολὴ) pour faire quelque chose d'autre."

Bien sûr, la fonction est assez différente : Dion veut seulement dire (en reprenant un cliché stoïcien peut-être via son maître Musonius Rufus) que le Sage peut donc bien chercher la liberté d'esprit (le Loisir contemplatif) sans s'être nécessairement retiré complètement du monde ou de la "Vie active" et politique (Dion avait été un critique néo-cynique de la Monarchie impériale avant de devenir finalement conseiller de Nerva et Trajan), alors que Leibniz veut dire que tout esprit quel qu'il soit a (infiniment) plus de petites perceptions insensibles que de consciences thétiques.

mardi 17 décembre 2019

La Geôle et la Gargouille


Quand on lit beaucoup de titres Marvel faits avant Fantastic Four #1, des anthologies d'histoires de monstres, on lit des récits "à chute" à la Twilight Zone qui ne sont pas vraiment des histoires d'horreur, même s'il y a quelques thèmes qu'on voyait déjà dans les titres EC des années 1950. Il y a sans aucun doute une "voix" Marvel qui préfigure beaucoup des thèmes que Stan Lee et ses co-auteurs utiliseront tant dans les comics de superhéros par la suite, des Monstres aux Phénomènes de Cirque ou aux Mutants pourchassés. Et c'est une longue tradition qui remonte aux premiers anti-héros de cet éditeur, depuis Namor le Submariner.

Par exemple, un des thèmes est la marginalité, marginalité du prisonnier, marginalité du monstre et marginalité du monde souterrain. Et on peut voir comment l'imagination du prolifique Stan Lee tisse et recycle les mêmes thèmes.


  • Tales of Suspense 12 (nov. 1960, traduit en français dans Namor n°7, 1980)

Un geôlier sadique veut faire souffrir un prisonnier en lui donnant de faux espoirs. Il lui donne un livre sur une civilisation inhumaine utopique qui serait dissimulée loin dans les profondeurs sous la prison et le livre décrit une machine pour y aller. Le prisonnier construit vraiment la machine et tout se révèle vrai. Les créatures - qui ressemblent beaucoup aux Hommes-Taupes de Fantastic Four - accueillent le prisonnier et le protégeront. Le geôlier frustré est puni en cherchant en vain éternellement à rejoindre cette utopie qu'il a ouverte malgré lui pour le prisonnier. 
Les dessins fiévreux et expressionnistes de Steve Ditko donnent une cruauté cauchemardesque.

(J'avais cru que l'histoire était une allusion au roman pseudo-autobiographique Papillon car le Prisonnier semble être francophone en quelque Île du Diable tropicale mais c'est impossible comme le livre ne date que de 1969 et le film de 1973).


  • Amazing Fantasy 12 (mai 1962) "I, The Gargoyle"

Un homme à l'aspect monstrueux qui est rejeté de tous s'enfonce dans les profondeurs chtoniennes sous la Terre et sera accueilli par un peuple de créatures aveugles qui sont les seules à l'accepter parce qu'elles n'en restent pas à son apparence. 

On reconnaît là à la fois les origines de l'Homme-Taupe (si ce n'est qu'il n'est pas aussi bon que la Gargouille dans ses premières apparitions) et le rapport entre Benjamin Grimm et Alicia, l'artiste aveugle qui est la seule à pouvoir l'aimer. Ces mondes des abysses deviennent avant tout comme dans l'histoire précédente des refuges, des lieux de fuite et d'asile (tout comme les égouts des Morlocks) au lieu d'être des enfers démoniaques (ce qu'ils redeviennent plus tard avec les Deviants et Lémuriens de Jack Kirby).


  • Amazing Fantasy 11 (avril 1962)

Un criminel s'enfuit vers un monde considéré comme utopique parce qu'il croit qu'ils n'auront aucun système pénal. Il y est arrêté et enfermé dans un monde virtuel où il croit s'être évadé, sans aucun espoir d'évasion réelle puisqu'il ignore même son aliénation. 

Comme dit Michael Moorcock dans son célèbre essai "Epic Pooh", le Geôlier aime l'escapisme quand il permet d'éviter l'évasion. Au delà du vieux thème de l'Allégorie de la Caverne (il n'est pire esclavage que celui qu'on ignore), cela me semble être une inversion de l'histoire de Tales of Suspense de 1960. Dans la première, le Geôlier croyait pouvoir punir en utilisant une fiction d'évasion alors qu'elle devient réelle. Dans la seconde, le Geôlier réussit à faire croire à cette fiction pour qu'elle ne puisse être réelle. Mais dans les deux histoires, on part du point de vue du prisonnier pour conclure par celui du Geôlier.

L'Âge dort, l'Âge d'art


Une discussion sur Casus TV sur la Renaissance du jeu de rôle.

On a toujours tendance à idéaliser l'Âge d'or de son enfance et les débuts du jeu de rôle avec leur sommet historique dans les années 1980 (c'est bien sûr très simpliste car le déclin commercial des années 1990 fut aussi un essor créatif du narrativisme depuis les jeux White Wolf) mais on a tendance à admettre que l'explosion actuelle d'innombrables jeux est un second Âge d'or pour les vieux joueurs, même si on a perdu la possibilité de suivre tout ce qui sort et que cela n'aura plus jamais ce charme mystérieux où le jeu se cherchait encore et où il n'y avait donc pas encore de limites clairement préétablies. On jouait un peu à tout aux origines dans ce grand melting pot de culture populaire, de pulp's, de sf, de fantasy. Aujourd'hui, le jeu de rôle s'est divisé en de multiples créneaux aussi vastes et différents que ceux d'un medium comme le cinéma. On y a gagné en diversité mais ces domaines deviennent des cultures qui risquent de s'isoler, entre les rôlophiles hipsters Indies, les fans de licenses, les fans nostalgiques de l'OSR... Mais ces chapelles continuent encore parfois de communiquer entre elles.

jeudi 12 décembre 2019

Neska du Clan du Lierre


Neska est une bd francophone de Louise Joor, jeune autrice-artiste-scénariste. Après sa série de sf post-apocalyptique Kanopé (2014, où une jeune fille vit dans la dernière jungle qui sert de "réserve" dans un monde où toute la nature a été dévastée), elle a publié deux volumes de Neska du Clan du Lierre chez Delcourt (2016-2017) mais hélas, Delcourt a décidé d'arrêter la série alors que Louise Joor continuait d'avoir des idées pour continuer cet univers, même sur d'autres supports comme le jeu de rôle. Elle continue donc toute seule à dessiner Neska (mais en Noir & Blanc, cette fois) qu'elle met généreusement à disposition sur le Web (78 pages depuis le printemps dernier en vivant uniquement des "pourboires" des lecteurs).

Des indices laissent penser qu'on est en réalité à nouveau dans un monde post-apocalyptique différent de la dystopie de l'anthropocène de Kanopé. Les personnages appartiennent à un peuple humanoïde minuscule (réduits au 1/100e environ, la taille d'une phalange, certains peuvent chevaucher des insectes).

Ces êtres qui se nomment eux-mêmes les "Deux-Pattes" seraient une mutation issue de Titans immenses, les Humains de taille "normale" (ou plutôt une sorte de fragmentation du Géant Primordial, comme dans le mythe hindou du Puruṣa). Ils  se sont divisés en 8 peuples bien distincts, tout comme le Purusha s'était divisé en Castes (les métis existent mais sont marginalisés). Chacun des huit peuples vit en symbiose avec une espèce d'animal, le plus souvent un arthropode.


  • Les Papillons : artistes
  • Les Guêpes : guerriers pillards
  • Les Coccinelles : médiateurs et conteurs
  • Les Araignées
  • Les Escargots
  • Les Abeilles
  • Les Fourmis : matriarchie souterraine
  • Les Scarabées : artisans (et notamment forgerons)


On dit qu'à l'origine certains des "Deux-Pattes", appelés "Imago" avaient le pouvoir de communiquer directement avec les autres animaux et que c'est ainsi qu'ils créèrent le lien symbiotique de chaque peuple avec son Totem. Cela permettait de comprendre, de parler, voire d'attirer involontairement, mais sans pouvoir pour autant "contrôler" les êtres avec qui on parle (et l'intelligence de certains animaux reste assez limitée). Mais ce pouvoir semble s'être peu à peu perdu.

L'héroïne, Neska, appartient au Peuple escargot, un petit peuple qui ramasse le Mucus de gastéropodes et vit dans les Coquilles abandonnées. Neska est la fille du chef d'un Clan mineur et d'une "Appeleuse", celle qui trouve des herbes pour attirer les troupeaux d'Escargots sur lesquels repose le mode de vie des Deux-Pattes Escargots. Au début du premier volume, le Clan du Lierre perd son Appeleuse et cela conduit à une crise politique car le Clan ne saurait survivre sans l'aide d'autres Clans et l'affaire va être compliquée au Marché neutre du Peuple Coccinelle par des trafiquants de protéines (qui dévorent des insectes ou leurs larves) et par la réaction des perce-oreilles (dermaptères). Le second volume continue cette intrigue avec les plans des différents Clans dans un rituel qui doit choisir un Guide spirituel de tous les trois Clans escargots (et Neska a ses premières menstrues pendant le rituel, alors qu'elle va se lier avec l'oeuf d'un petit escargot). La nouvelle histoire voit Neska affronter des fourmis qui semblent transporter des spores toxiques et des colonies du Peuple fourmi qui semblent peu accueillantes (je me demande si on va revoir les trafiquants de protéines).

Neska est relativement tout public (en dehors de quelques thèmes entomologiques assez réalistes). Il y a un charme particulier à ce mélange de charme poétique ou féérique, et de retour parfois brutal à une réalité plus survivaliste et à l'inquiétante étrangeté d'une vie à cette échelle du 1/100e  où des gouttes de pluie blessent comme des météores et où on peut explorer la pluralité des formes de l'évolution. Il y a eu de nombreuses BD animalières comme le joli Mouse Guard où les souris étaient les animaux les plus faibles (de même que des jeux de rôle comme Bunnies & Burrows) alors qu'ici, même un "petit" rongeur est un monstre effrayant comparé aux Deux-Pattes. Louise Joor a réussi en quelques numéros à fixer un univers original.

samedi 7 décembre 2019

Les X-Men de Hickman (épisodes 1-3)



Mégamachine et Suprémacisme

Un des aspects du succès des X-Men est à quel point cela a toujours été l'un des comic books les plus "politiques".

Les autres séries portent avant tout sur la responsabilité éthique individuelle, sur des personnes qui veulent (plus ou moins) bien faire, les X-Men portent  sur la question des choix de l'humanité face à son avenir et comme des métaphores transparentes sur le rapport de la démocratie américaine à ses minorités (les Américains Noirs dans les années 1960, même si tous les membres étaient blancs, et les Gays dans les années 1990 quand la Guerre culturelle des Conservateurs américains et la question du SIDA se concentra sur la question des "Styles de Vie" et des préférences sexuelles).

La série a commencé avec l'opposition entre le Rêve de Xavier (imité du Rêve du Révérend  Martin Luther King) et le suprémacisme mutant de Magneto (en écho au suprémacisme ou séparatisme noir de Malcolm X et la Nation of Islam, qui avait fait parler d'eux dès des violences policières à New York en avril 1957 - Malcolm X quitta la Nation of Islam en 1964 et fut assassiné en 1965).

Pour simplifier à l'extrême, les deux épisodes les plus importants de la série (si on laisse de côté des épisodes au retentissement dramatique plus important mais moins politiques, comme la Saga du Phénix noir) sont :


  • (1) The X-Men n°14-16 (novembre 1965) la première apparition des Sentinelles




Le racisme anti-mutant conduit à la première hystérie avec la création de Robots pour exterminer les Mutants. C'est la Machine inhumaine qui est censée sauver les Humains face à son grand Autre qu'il craint et rejette. La Machine devient alors le symbole de l'aliénation et de l'inhumanité de toute la Machinerie du Génocide, avec ce Moule Initial (Master Mold, X-Men n°15-16) qui forge les Sentinelles pour exterminer dans l'Oeuf dès le berceau tous les gènes des Mutants. La Matrice des Sentinelles est le Grand Moloch pour sacrifier les générations futures, le ventre de Mort de Phalaris, le grand Holocauste de métal (et bien plus tard la métaphore sera ensuite filée avec une Tour de Babel et la sentinelle nommée "Nemrod le Chasseur", Uncanny X-Men n°191). Ce Moloch est une imagerie de toute la Modernité depuis au moins le film Metropolis de Fritz Lang pour la puissance mortifère de nos progrès d'exploitation.



Lee & Kirby avaient matérialisé la Shoah comme "Mégamachine" (pour utiliser le terme de Lewis Mumford sur le développement urbain et technologique depuis les premières Cités du Croissant Fertile), et non plus simplement comme une personnification individuelle (Crâne Rouge). L'inconscient de Lee a prénommé le créateur des Sentinelles  "Bolivar" comme si on voulait insister sur le Libérateur qui va annoncer tant de Dictateurs (et l'adaptation en film de 2014 en fait un Nain, joué par Peter Dinklage, pour ajouter un niveau de handicap physique où celui qui a été exclu par une norme "naturelle" veut créer un instrument artificielle de normalisation).

On avait déjà vu de nombreuses scènes de foule où des Humains voulaient lyncher des Mutants mais c'était la première fois que les X-Men ne luttaient pas seulement contre des Mauvais Mutants séparatistes mais contre la Mutantophobie de ceux avec qui ils sont censés se réconcilier.

Bolivar Trask faisait référence à une sorte de crainte darwinienne : les Mutants menaçait de nous remplacer et de nous asservir et le remplacement par les Robots était la solution pour lutter contre l'Evolution. Le Progrès technologique comme barrage contre l'algorithme de l'Evolution naturelle. Samuel Butler avait créé en SF la crainte que le Robot ne remplace l'Homme mais je ne sais pas si on avait déjà imaginé avant les Sentinelles ce combat entre les deux fantasmes de la Machine et du Mutant, du Talos de Dédale et du Surhomme héracléen, du Cheval d'Ulysse contre le Héros achilléen.

La métaphore des Sentinelles dans ces premières apparitions est certes assez  simpliste car les Humains n'auront même pas à dépasser leur haine, immédiatement l'arme anti-mutante se révèle aussi anti-humaine. C'est donc assez facile : les Mutants doivent sauver les Humains de ce qui était censé les délivrer de la domination mutante, comme les Jeunes Hippies croient pouvoir sauver leurs Parents d'eux-mêmes (Lee & Kirby appartiennent à la génération d'avant mais ils ont su très bien représenter les fantasmes des Baby Boomers des années 1960-1970).

Et Arnold Drake ajoute ensuite (The X-Men n°57, juin 1969) l'idée que Bolivar Trask était en réalité animé par un rapport complexe à son fils qui était un Mutant. (Le fait que les racistes puissent avoir eux-mêmes un enfant mutant, voire être des mutants latents, déplacera la métaphore de minorités ethniques vers les minorités sexuelles puisqu'un des aspects des X-Men est toujours un changement à l'adolescence et une opposition générationnelle).

Toute la Saga de voyage dans le temps des Days of Future Pasts (à partir de X-Men n°141, 1981, tout à la fin de la période Claremont-Byrne, où on révèle les futurs dystopiques où les Sentinelles ont fini par l'emporter, exterminer tous les Mutants et pris le contrôle de l'Humanité sont assez directement sortis de cet épisode de Lee & Kirby qui spéculait déjà sur l'avenir prévisible des Mutants.

  • (2) Uncanny X-Men n°161 (septembre 1982), le grand révisionnisme de Chris Claremont sur Magneto

(Couverture par Mignola de la réédition)


Le Magneto de Lee & Kirby n'était pas du tout représenté comme un leader sincère de la cause mutante. C'était un opportuniste cynique, un fasciste haineux qui voulait exploiter ses congénères mutants pour satisfaire sa Volonté de Puissance. Loin d'être un défenseur de minorités, c'était un suprématiste, le miroir inversé du racisme de la majorité, tout comme l'était la Nation of Islam (Malcolm X a commencé à critiquer certains points de la prétendue "Nation of Islam" à partir de 1964 avant d'être assassiné par des membres de cette organisation fanatique).

Cependant, il est vrai que dès le début, Charles Xavier présente sa relation avec Magneto avec une certaine symétrie, comme une sorte de rivalité entre deux dirigeants politiques et non pas seulement une guerre entre le Bien et la Confrérie des Mauvais Mutants. On savait que Magneto et Xavier se connaissaient depuis longtemps mais pas qu'ils avaient été amis et alliés.

Magneto n'était pas représenté comme juif auparavant, même si on savait qu'il avait vécu en Europe centrale et qu'il avait sauvé des Roms mutants de pogroms (il était d'ailleurs intéressant que dans le contexte américain, Lee & Kirby déplacent toujours l'exclusion des juifs vers les Roms, de même avec les origines de Dr Doom). Magneto était même plutôt au début une image de Hitler dans sa démagogie en faveur des Übermenschen Homo Superior.

Un long processus d'évolution du vilain commença dès les années 1970 quand Magneto fut révélé comme le père de plusieurs héros comme Pietro & Wanda Maximoff ou Lorna Dane.

Chris Claremont alla plus loin dans "l''humanisation" de l'Ennemi en faisant de Magneto un survivant des Camps de la mort. Cela changeait beaucoup de choses dans la dynamique car il était maintenant une Victime de Hitler qui avait des raisons compréhensibles pour en vouloir à toute l'Humanité (ce que les films X-Men et notamment First Class vont adapter directement en faisant de Magneto un Chasseur de Nazis sincère et asses sympathique). Pour la première fois, Magneto est montré dans le "Bon Camp" contre le racisme néo-nazi de HYDRA qui occupe tant Captain America et d'autres titres Marvel.

Magneto restait certes encore un Ennemi mais il était plutôt quelqu'un qui s'était fourvoyé et qui suscitait de l'empathie. Il y a une évolution assez générale de notre rapport au Héros (comme on peut le voir par exemple dans le rapport à la Guerre et notamment à la Seconde Guerre mondiale). On est passé du Héros (littérature épique) à la Victime (roman psychologique) et ensuite au Anti-Héros ambigu (mélodrame qui n'arrive même plus à croire à l'innocence absolue des Victimes).

Au lieu d'une différence Bien-Mal, on avait maintenant une différence qui évoquait plus le Proche-Orient et l'Etat d'Israel (qui est au centre de cet épisode n°161 dans le flash-back). De manière inconsciente, les Humains devenaient les Palestiniens et les Mutants les Israéliens (voire les juifs de la Diaspora).

Xavier était l'Ordre international de l'ONU ou plutôt les juifs de gauche qui continuent  à
vouloir accorder une place aux Palestiniens et Magneto était la droite israélienne qui était prête à une politique de nettoyage ethnique des Territoires occupés depuis 1967 au nom des violences subies dans l'Histoire. Certes, Charles Xavier a un nom très chrétien mais l'épisode va fonder la base de toute sa famille israélienne (son fils, le Mutant Légion est le fils de Gabrielle Haller qui apparaît pour la première fois dans cet épisode).

Par la suite, la superposition des métaphores avait ajouté Genosha, le pays où les Mutants ne sont pas exterminés mais parqués et exploités et qui était ensuite devenu brièvement une Terre Promise des Rebelles mutants conduits par Magneto avant de se faire génocider tous à leur tour (à cause d'une soeur jumelle de Xavier, mais passons sur ce détail). Le parcours était là l'Afrique du Sud de l'Apartheid mélangé avec toutes les anxiétés sur le dépassement de ces injustices et l'avenir d'Israël (dont on ne sait jamais si elle finira par être victime d'un nouveau crime contre l'Humanité ou bien par perpétrer un nouveau crime contre l'Humanité). L'idée de Terre Promise est importante pour comprendre toutes les projections des USA sur le Proche-Orient en reflet de leur propre représentation d'eux-mêmes.

John Byrne, qui était parti depuis plus d'un an du titre, ne fut jamais d'accord avec le révisionnisme de Claremont et continua dans sa propre utilisation de Magneto de le faire revenir à son image de quasi-Hitler du début. Mais au fil du temps et malgré des contradictions entre les divers scénaristes, c'est ce révisionnisme de Claremont qui a eu le plus d'effet sur les X-Men. Progressivement, le rapport des X-Men à Magneto et même au Hellfire Club devint plutôt une sorte de rivalité entre des tendances politiques à l'intérieur d'un même "Parti". Magneto et Emma Frost dirigèrent l'Ecole de Xavier, Cyclops, qui était clairement l'Héritier présomptif de Xavier avant de littéralement "tuer le Père", passa de plus en plus clairement vers l'idée que la protection des Mutants devait l'emporter sur la protection des Humains (et où paradoxalement, c'était Wolverine et Storm qui préservaient une part de l'idéalisme du Rêve de Xavier dans une guerre civile entre X-Men au début des années 2010. symboliquement, Cyclops avait construit sa base Utopia à partir de l'Astéroïde M qui servait de repaire à Magneto et on ne pouvait pas plus clairement montrer que l'opposition s'était brouillée. Claremont était revenu dans une série Excalibur sur une collaboration politique entre Magneto et Xavier après l'extermination de la nation de Genosha.

Au fil des nombreux massacres de Mutants pendant des décennies, le Rêve de Xavier est donc de plus en plus terni et même Xavier partage au minimum avec Magneto l'idée qu'il aurait été trop angélique et qu'il n'aurait pas été assez pro-actif dans la préservation des Mutants.

Hickman, Krakoa & Moira

L'Utopie mutante



Jonathan Hickman est sans doute l'un des plus brillants scénaristes de Marvel en ce moment par sa capacité à intégrer à la fois une véritable réflexion de science-fiction et une synthèse de milliers d'histoires antérieures pour les faire évoluer de manière organique. Il y a des analogies avec son run sur les Quatre Fantastiques (2009-2012) où il avait semblé brasser tous les concepts originels en faisant réfléchir Reed Richards à l'optimisation de tous ses Plans.

Dans sa mini-série de 2019 House of X / Power of X, Hickman a de même radicalement changé le statu quo mais tout en semblant continuer assez clairement de très nombreuses pistes des titres antérieures. Peu d'auteurs réussissent cette gageure d'avoir à la fois une voix reconnaissable et de savoir se mêler dans les nombreux fils d'une feuilleton étalé sur plus de six décennies. C'est relativement accessible grâce à un effet de rupture mais Hickman contente aussi les plus fanatiques complétistes par son goût encyclopédique.

Les fans qui se plaignent ou trouve cette rupture trop importante ne me semblent pas avoir pris en compte toute l'évolution depuis cette lente réhabilitation de Magneto.

Parmi les changements importants, il y a d'abord l'idée d'une grande coalition de tous les Mutants.

Xavier accepte un compromis politique avec toutes les factions à la fois, Magneto, le Hellfire Club et même Sinister ou Apocalypse, le premier Mutant immortel qui hante l'Humanité depuis l'Antiquité. La réconciliation avec tous les Terroristes mutants semble presque totale et il ne semble même plus y avoir beaucoup de résistances des X-Men contre ce grand compromis politique de leur fondateur. C'est sans doute le culminant du processus de révisionnisme de Claremont sur Magneto. Il n'y a plus de vilains, que différents mutants tous unis comme bouc-émissaires de l'Humanité. La seule exception interne pour l'instant a été le brutal Sabertooth, condamné pour meurtre commis après la coalition. Même des vilains comme Selene (qui vampirise les autres Mutants) sont acceptés comme des éléments de la vie mutante tant qu'on peut les surveiller.

Cyclops, le héros Oedipien par excellence qui scelle son regard comme Oedipe se crève les yeux, pour inhiber les risques de destruction, a l'air complètement réconcilié avec son Père adoptif qui lui avait forgé ses lunettes (oui, historiquement, certaines histoires disent que c'était Sinister et non Xavier qui avait créé les oeillères de Scott mais Hickman commence symboliquement sa série par un flash-back sur cet objet).  La première histoire des X-Men et des New Mutants met à nouveau en scène le père génétique de Scott, Corsair.

(En passant, le plan de la demeure des Summers sur la Zone Bleue de la Lune semble fortement suggérer que Scott, Jean et Logan vivent dans une "relation libre" ou je projette un ménage à trois là où il n'y en a pas ?)

Au lieu de réutiliser le pays fictif de Genosha (qui fut gouverné par Magneto et détruit), Hickman reprend l'Île vivante de Krakoa, qui occupe une place à part dans la mythologie X-Men comme ce fut le premier adversaire des Nouveaux X-Men en 1975 dans Giant-Size X-Men 1.

L'Île avait été révélée comme un Mutant symbiotique créé par les premiers tests nucléaires (Krakoa est toujours dans le Pacifique même s'il a un Portail vers une de ses "branches" dans l'Atlantique, peut-être pour être plus près de Genosha ou bien de l'Atlantis de Namor). House of X n°6 dit qu'elle mesure environ 800 km2 (soit à peu près la taille de Basse-Terre en Guadeloupe, l'île de Chios ou Bahreïn), mais c'était avant son extension récente.

Un retcon récent dans Deadly Genesis (2005) avait aussi ajouté que l'île abritait Vulcan, le frère de Cyclops et Havok. Krakoa avait erré dans l'espace et avait émis des spores qui devinrent d'autres îles mutantes avant de revenir sur Terre. Le Hellfire Club produisit même plusieurs Clones de ce territoire pour s'en servir comme d'une arme biologique. L'un de ces mutants fusionnant tout un écosystème de faune et de flore fut aussi le site de l'école des Mutants de Wolverine (l'école "Jean Grey", nommée ainsi pour neutraliser la référence au Père encombrant Xavier) et devint même membre de l'école dans la série Wolverine & the X-Men (deux volumes différents de 2011 à 2014, par Jason Aaron).

Krakoa est devenue plus qu'une Base pour les X-Men, c'est la nouvelle Terre Promise de tous les Mutants. Ce n'est pas seulement un refuge car Xavier veut en quelque sorte statuer que tout Mutant sur Terre en est de droit un citoyen, quelle que soit sa nationalité originelle et même si son Etat refuse ce changement de citoyenneté (comme semblent le faire les Grandes Puissances au début, et notamment les USA ou la Russie).

Le Séparatisme mutant va si loin que Hickman a même créé un Alphabet nouveau pour les Krakoans (un peu comme l'Alphabet qu'utilise la Légion des Superhéros 1000 ans dans le futur). Comme le dit Magneto, les Mutants doivent avoir leur propre langue s'ils veulent avoir leur propre culture distincte.



Cette Terre Sainte est aussi la Corne d'Abondance un peu trop omnipotente de la série. Elle fournit à la fois de nombreuses ressources (gemmes, médicaments, Portails de téléportation... ) et même l'Immortalité (grâce à Cérébro, qui a archivé tous les Mutants connus). Et Xavier a commencé un projet de résurrection en masse des tous les Mutants décédés. Et toute l'équipe est déjà morte et ressuscitée une fois depuis le début de la série, dont Jean Grey, sans que le Phénix y soit pour rien cette fois-ci.

On commence donc clairement dans un Retour au Paradis Perdu même si on peut déjà s'attendre aux Guerres civiles futures au Paradis et à de nouvelles Chutes ou Exils hors de ce Jardin des Nouveaux Adams.

L'île a Xavier en Roi-Prophète mais il a instauré un gouvernement nommé le "Calme Conseil" composé de 11 autres membres divisé en 4 "Saisons", où les X-Men historiques sont une minorité : Magneto, Apocalypse, Mr Sinister, Exodus, Mystique, Sebastien Shaw, Emma Frost, "Le Roi Rouge" (identité pour l'instant inconnue mais choisi par La Reine Blanche), Storm, Jean Grey et Nightcrawler, plus l'île de Krakoa elle-même, avec Douglock en interprète de ses volonté. C'est la dramatisation de ce Conseil gouvernemental qui illustre bien que le titre est plus politique que ne pouvait l'être les Quatre Fantastiques ou même les Vengeurs.



Krakoa est un être vivant. Il/elle se reproduit et elle peut être attirée par d'autres Îles vivantes (X-Men n°2). Iel se nourrit de Mutants, avec un régime relativement frugal (un télépathe par an), ce qui fait que la population importante de télépathes est suffisante pour le/a contenter sans qu'ils soient absorbés ou dévorés, du moins tant que ses éléments et notamment ses fleurs dans la Terre Sauvage ne sont pas trop endommagées (X-Men n°3). Il/elle est aussi en symbiose avec Black Tom Cassidy, le cousin de Banshee qui peut s'associer aux végétaux.

μοῖρα


L'autre thème majeur de la nouvelle série X-Men est la transformation de Moira McTaggart (orthographe correcte actuelle MacTaggert, j'ignore pourquoi) en une Mutante.

Originellement, Moira est une généticienne, collaboratrice (et amante) de Xavier et la mère d'un Mutant omnipotent nommé Proteus. Elle apparut longtemps comme la principale alliée humaine des Mutants et la spécialiste de leur génétique.

A présent, on apprend qu'elle a toujours caché son identité mutante, qu'elle a le pouvoir de se réincarner à travers le Multivers en gardant à chaque fois le souvenir de sa vie antérieure et qu'elle essaye en vain de changer le futur après chacun de ses décès en un des futurs possibles (un peu comme la Wonder Girl de John Byrne ou par coïncidence plus récente, la nouvelle Rose/Thorn de Brian Bendis dans Legion Millenium).

Moira était déjà morte, tuée par Mystique et Sabertooth mais on révèle que ce n'était qu'un Golem shiar qui avait été touché à cette époque (peut-être parce qu'il n'était pas certain que Cérébro ait en mémoire toutes les archives de Moira si Xavier ignorait qu'elle était une Mutante).



Moira signifie le Destin en grec (littéralement "la part" alloué à chacun) et elle vient annoncer la Destinée de toutes les continuités temporelles. Elle est la Bodhisattva des X-Men et elle a une Mauvaise Nouvelle : "Xavier doit se réveiller de son Rêve. Nous perdons toujours".

Les Mutants finissent toujours vaincus par la Machine, que ce soit les Sentinelles ou le virus techno-organique de la Technarchie (Warlock) et de la Phalange qui ont joué un rôle important dans les Nouveaux Mutants ou dans l'histoire du fils perdu de Scott et Jean, Nathan Summers alias Cable. On naît avec le Gène Mutant mais un Humain peut être infecté par le virus techno-organique (Warlock étant lui-même décrit comme une forme mutante de ce Virus). La branche "humaine" (cyborg) de la Phalange était composée de militants anti-mutants et la Guerre entre Technologie et Nature organique est donc superposée avec celle entre Homo Sapiens et Homo Superior. comme ces Reavers qui sont prêts à se changer complètement en armes robotisées dans leur croisade contre les Mutants (X-Force n°1-2).

Borges, a dit en plaisantant que toute histoire était soit l'Iliade soit l'Odyssée. Les Fantastic Four étaient une Odyssée d'exploration et de retour vers la Famille. La plupart des titres X-Men sont avant tout une Iliade, qui a quelque chose de fatale et qui se répète à travers toutes les myriades des futurs, entre l'Humanité et sa Post-Humanité, avec Moira en Cassandre condamnée à un éternel retour.

Et c'est probablement un Siège de Krakoa et une chute de la Cité des Mutants qui s'annonce après le énième assassinat de Xavier dès le numéro 1 de X-Force. Le désavantage de cette Guerre interminable est que si la Coalition des Mutants peut être ambiguë, il est difficile de voir une complexité symétrique du côté des Humains du Projet Orchis qui ne rêvent que de génocides. Hickman a gagné en ambivalence du côté des X-Men mais les adversaires n'en ont pas.

Malgré ce problème de la Guerre des Descendants d'Adam, la force de Hickman est d'avoir cultivé ici toute la thématique des X-Men vers une convergence de la SF transhumaniste actuelle : l'Humanité se condamne-t-elle en croyant atteindre l'Immortalité ou la transcendance dans la Singularité technologique ?

Pour l'instant, Hickman ne semble pas vouloir réutiliser le Phénix et c'est un moratoire bienvenu après tant d'années de retours cycliques. De manière plus intéressante, c'est la Sorcière Rouge qui est décrite comme la plus honnie de toutes les "Mutantes" à cause du sortilège qu'elle avait lancée (lors de l'événement appelé "Décimation" après House of M) qui avait transformé les Mutants en espèce en voie d'extinction en changeant l'immense majorité en Humains "normaux" (Marvel a changé plusieurs fois d'avis sur la question de savoir si la Sorcière était bien ou non la fille de Magneto pour d'obscures raisons de droits dérivés des films). La dé-mutantisation n'était pas un acte d'extermination mais le texte l'évoque comme une violence tout aussi extrême que celle des militants fanatiques.

House of X / Powers of X avaient un rythme plus fort sans doute que les premiers épisodes du nouveau titre X-Men (qui a aussi repris en sous-titre une numérotation "Legacy" continuant celle de l'ancien titre). Ce numéro 3 avec ses Golden Girls éco-terroristes était dans un humour très décalé par rapport à la dramatisation du prologue. Hickman prend visiblement plus son temps avant de faire monter la pression. L'Immortalité risque de ne pas durer très longtemps s'il veut réinstaurer de la tension sur Krakoa.

Si on tient compte de tout ce prologue, ces premiers épisodes me semblent déjà s'annoncer comme un des meilleurs runs de toute la série depuis Chris Claremont. Hickman cite souvent Jason Aaron en référence immédiate (et Aaron arrivait aussi à ne pas se soumettre trop totalement à l'ombre écrasante de Claremont) mais c'est peut-être l'ambiguïté politique des scénarios de Kieron Gillen qui se rapprochait le plus de ce qu'il est en train de faire, comme l'équipe de Scott sous Gillen était déjà passée du côté de la Cause de Magneto.

Et pour polémiquer un peu (c'est certes un peu gratuit de revenir là-dessus), Grant Morrison avait eu il y a 20 ans un impact énorme sur les fans de cette période mais finalement, que reste-t-il de ses concepts en dehors de l'amour entre Scott et Emma Frost ou des sentiments de Jean envers Logan ? Je ne me souviens plus guère que de vilains ratés comme Cassandra (la Jumelle Maléfique de Xavier, une de ses pires idées) ou l'incohérent Xorn ?

Le risque de la technique d'écriture de Hickman qui récapitule tant de fils narratifs est que cela pourrait sonner vraiment comme une conclusion difficile à continuer après lui...

dimanche 1 décembre 2019

La Bête et la Phénix


En mars 1970, la série Uncanny X-Men s'arrêta, en échec au numéro 66 après 7 ans et la série ne reprit que cinq ans plus tard avec les Nouveaux X-Men. Entre temps, Marvel tenta de relancer certains des X-Men isolément et il y eut une courte série des aventures de The Beast dans Amazing Adventures 11-17 (1971-1972). C'est dans cette série que Hank McCoy eut une seconde mutation qui le transforma en un gorille gris (qui fut plus tard traité plus comme un félin bleu).

Mais surtout Steve Englehart, qui était un jeune scénariste débutant de 24 ans, qui n'avait jamais encore traité de superhéros Marvel, fit aux numéros 12-13 une histoire où Mastermind ("Le Cerveau" dans la traduction française) contrôle l'esprit de McCoy avec son pouvoir d'illusions pour le manipuler. Il tente de le changer en un Mauvais Mutant pour le faire rejoindre la Confrérie qu'il veut recréer dans un Cirque (avec Unus et le Blob). Les Cirques sont toujours des endroits sinistres dans les comics Marvel, comme lieux de refuge des marginaux mais aussi comme lieux de leur exploitation.

McCoy croit avoir tué Stark et est poussé vers la folie mais réussit à échapper à l'emprise de Mastermind, qui finit l'épisode avec ses illusions renvoyées dans son esprit et en pleine crise de nerfs. Ceux qui se souviennent de The Dark Phoenix Saga ne peuvent que voir les analogies car Mastermind y manipule Jean et finit dans un état proche de la catatonie.



(dessins de Tom Sutton)

La différence entre l'histoire de The Beast et la Saga du Phénix Noir est que dans cette dernière, la manipulation est continuée bien plus longtemps, avec des conséquences tragiques à plus long terme et que Clarmont & Byrne se sont amusés à ajouter des allusions à plusieurs séries britanniques : non seulement l'épisode sur le Hellfire Club des Avengers (1966, où jouait l'acteur Peter Wyngarde) mais aussi la série d'espionnage Department S (1969-1970) / Jason King (1971-1972, qui reprenait le même Peter Wyngarde), qui donne exactement son apparence mais aussi son nom au Mastermind (désormais appelé "Jason Wyngarde" en hommage à l'acteur).

Cette histoire de contrôle mental de The Beast avait dû traumatiser Claremont car elle reviendra souvent hanter les X-Men. Au début de ce qui va devenir la Saga du Phénix Noir, dans X-Men 111 (juin 78, épisode qui suit en fait l'intrigue de Marvel Team-Up 69 du même Claremont), c'est l'hypnotiste Mesmero et non Mastermind qui a rendu Jean amnésique et l'a fait travailler dans un Cirque exactement comme The Beast. Et c'est The Beast qui vient justement sauver les X-Men de leur amnésie dans le Cirque avant de rejoindre brièvement leur équipe (Englehart en avait fait un membre des Vengeurs depuis Avengers 137, 1975).

Plus récemment, John Byrne a créé une histoire "rétroactive" dans X-Men: The Hidden Years 13-14 (1999, mais qui se situe chronologiquement entre X-Men 66 et Amazing Adventures 11). Mastermind, Unus et le Blob y enlèvent dans leur Cirque Cyclops, Marvel Girl, Angel et Candy Southern et Mastermind fait remarquer qu'il lui faudrait bien plus de temps pour réussir à manipuler l'esprit d'une télépathe comme Marvel Girl. 

Les séries continues sur de si nombreuses années ont ainsi de nombreux niveaux de "rimes" ou associations narratives.

Décembre 2019


Cette date de décembre 2019 remonte à il y a 43 ans, c'est extrait du comic book de Marvel Amazing Adventures 36 (mai 1976) avec la série de de Killraven, Warrior of The Worlds. La BD, comme Conan, avait décidé de faire s'écouler le temps à un rythme constant.

Killraven était censé être une "adaptation-suite" de La Guerre des Mondes de HG Wells mais c'étai en fait plus inspiré par les vogues post-apocalyptiques des années 1970, La Planète des Singes (1968), Kamandi (1971) et Zardoz (1974 - qui, malgré son échec commercial, semble avoir frappé les comics de cette période).  Les Tripodes Martiens ont cette fois gagné et contrôlent la Terre, Killraven et sa bande de Freemen, dont quelques Mutants, résistent encore et toujours à l'Envahisseur de la Planète rouge.

Mais surtout, bien loin d'être lié à HG Wells, Killraven est directement une inversion du John Carter de Rice Burroughs (qui était adapté par Marv Wolfman en 1977-1979 sous le titre John Carter, Warlord of Mars) : au lieu d'être un humain qui conquiert une Mars d'heroic fantasy, c'est un résistant d'heroic fantasy contre les Humains collaborateurs du Conquérant Martien. Au lieu d'être un fantasme colonial, c'est l'expression d'une angoisse où c'est à notre tour d'être colonisé. On retrouve dans l'entourage de Killraven des Mutants qui peuvent évoquer les Barsoomiens.

L'ironie est que Superman est aussi une inversion de John Carter (le Héros extraterrestre qui vient sauver les Terriens) mais au contraire dans une veine optimiste au lieu d'être dystopique.


La série ne m'a guère intéressé malgré cette tentative de fusion de plusieurs conventions (mélange de superhéros, de SF et de sword & sorcery), en dehors de ce numéro 36 où Killraven (qui a été génétiquement modifié pour développer des pouvoirs Psi) fusionne involontairement son esprit avec un Martien plus pacifique que les autres. C'est d'ailleurs la seule exploration de l'Ennemi dans toute l'histoire. Mais le principal intérêt de la série repose sans doute plus dans le dessin psychédélique de P. Craig Russell (surtout dans le Graphic Novel qui servit de conclusion à la saga quelques temps plus tard).



En passant et pour reparler des As de la Grande Guerre, la compagnie italienne de wargames Ares vient de sortir une extension de son jeu Wings of Glory, Tripods & Triplanes, où l'Entente et les Alliés doivent collaborer contre l'invasion des Martiens de Wells, ce qui permet de lancer un Albatros du Baron rouge ou un Spad de René Fonck ensemble contre des Tripodes. Alan Moore, lui, s'était amusé, dans League of Extraordinary Gentlemen, à utiliser tous les Martiens à la fois en mélangeant la Barsoom, la Mars de Wells et bien d'autres Mars fictives.

samedi 30 novembre 2019

Rivers of London


Chaosium annonce une adaptation au système Basic des romans Rivers of London de l'auteur britannique Ben Aaaronovitch.

La série compte déjà depuis 2011 près d'une douzaine d'histoires et au moins sept albums de comics (et un projet de série TV). Ce sont des romans policiers dans une Terre parallèle où la Police londonienne a une section secrète pour s'occuper du surnaturel, des Fées ou des Divinités anciennes (section surnommée "The Folly"), qui peut même occasionnellement former des policiers-mages.

La Magie n'est quand même pas aussi manifeste que le Ministère de la Magie dans l'univers de Harry Potter puisque les collègues de la section les prennent pour des charlatans et qu'on a l'air de compter les mages réels sur les doigts d'une main (et les personnages dans la fiction connaissent d'ailleurs le cycle de Rowlings). Il y a plusieurs histoires à des dates différentes : un roman dans le Londinium romain, quelques aventures de Thomas Nightingale, mage-policier dans le passé, et de nos jours (alors que Nightingale dirige la Folly), avec Peter Grant, qui est devenu son apprenti et est le héros de la série. Il y a même des équivalents de The Folly qui sont cités dans d'autres pays, en Allemagne ou en Russie. L'Académie française de Magie a été décimée pendant la Seconde Guerre mondiale. Le fondateur de la Magie britannique moderne et de The Folly est en fait Isaac Newton et les sorts ont gardé des noms latins de son époque avec une combinaison d'éléments qui pourrait évoquer Ars Magica. Les Rivières du premier volume sont les déesses des petits affluents souterrains de la Tamise comme l'Ash, la Brent, la Fleet, la Lea et la Tyburn. Il y a un wiki spécialisé, Follypedia.

La compagnie britannique Cubicle 7 (qui vient de renoncer à la licence Tolkien et donc au jeu de rôle The One Ring) avait déjà un jeu Basic sur l'univers The Laundry de Charles Stross (des informaticiens-magiciens agents secrets enquêtant sur le Mythe lovecraftien et l'Occultisme nazi). Les gouvernements utilise bien plus directement la magie dans cette série, même si cela ne devient pas encore de notoriété publique avant les derniers volumes (où le Premier Ministre David Cameron veut privatiser l'Agence...). La Magie y est une science "objective", au point que tout chercheur peut retrouver indépendamment les mêmes résultats par une simple recherche mathématique et non pas seulement dans des bibliothèques occultes. Aaronovitch joue plus sur le roman policier alors que Stross jouait plus sur les conventions du roman d'espionnage (avec un peu de cyberpunk).

Voir aussi les annonces récentes de Chaosium à la convention DragonMeet chez Gianni.

jeudi 21 novembre 2019

Re: As des As (2)


Rappar désenchante le mythe des "As" dans les commentaires d'un vieux message et je voulais ajouter à ce message d'il y a 12 ans que j'ai depuis vu le film de 2008 sur le Baron rouge et qu'il est hélas très ennuyeux malgré la réussite impressionnante de cette bande-annonce. Ce clip doit d'ailleurs avoir, je le crains, la totalité des scènes aériennes du film, film très peu "cirque volant" finalement et un peu trop terre-à-terre ou prosaïque dans sa tentative d'ajouter une love story.

Ironiquement, des historiens ont trouvé que le film avait trop idéalisé le Baron alors que je trouvais qu'il ne l'avait encore pas assez fait. Le vrai Baron était considéré comme moins bon que son instructeur Oswald Boelcke ou Max Immelmann ("Blauer Max"), les deux vrais pères des As, mais il a survécu plus longtemps qu'eux et a mieux appliqué méthodiquement les tactiques qu'ils avaient inventés (il a deux fois plus d'avions abattus que Boelcke et quatre fois plus qu'Immelmann).

Le seul vrai geste "chevaleresque" qu'il ait fait dans la réalité est d'avoir salué un pilote à terre en refusant de le mitrailler (mais peut-être parce que cela n'aurait rien ajouté à son score). La grande chance de Richthofen est d'être mort en 1917 et de n'avoir pas fini Nazi comme le second meilleur as allemand, Ernst Udet (qui se suicida en 1941 après être tombé dans l'alcoolisme et avoir mal organisé un plan aérien en Russie - René Fonck, l'arrogant As-des-as français finit pétainiste mais fut quand même arrêté par Laval comme insuffisamment germanophile).

D'ailleurs, j'aimerais bien savoir si quelqu'un a vu un bon film sur le Baron rouge (non, en dehors de Snoopy où le Baron invisible devient le symbole de l'adversité, du Fatum, de l'impossibilité à réussir dans tous les domaines puisque les crashs de Snoopy en Sopwith Camels sont les seules fois où il se "charliebrownise" et peut partager un peu de sa mélancolie).

Je voudrais plus une adaptation complètement romantique d'Enemy Ace (et je parle de la série originale de Kanigher & Kubert, pas des suites qui me paraissent hors-sujet sur la 2e Guerre mondiale ou le Vietnam) que du vrai Manfred von Richthofen, qui n'a pas une vie si excitante que cela et qui était en réalité un tueur bien plus froid et insensible que cette vision idéalisée. J'avais dit que je voyais un peu d'Arjuna en "Hans von Hammer", "The Reluctant Warrior", le héros d'Enemy Ace, mais en réalité il est plus torturé et sa Guerre est clairement moins justifiée que celle d'Arjuna.

lundi 18 novembre 2019

DIE (comic book & RPG)



DIE (chez Image Comics) est un comic book brillant et effrayant écrit par Kieron Gillen (auteur par exemple des aventures de Loki ou de Wicked+Divine) et dessiné par Stephanie Hans, mais aussi un jeu de rôle créé par Gillen et distribué en version Beta sur son site.

Le comic est présenté comme un mélange du vieux dessin animé D&D (1983-85, où de jeunes humains de la réalité tombaient dans l'univers du jeu de rôle et héritaient d'objets magiques pour lutter contre Tiamat et une sorcier nommé Venger) et de chroniques de fantasy plus adultes comme l'épouvantable Thomas Covenant de Donaldson.

On peut aussi y voir non seulement un commentaire ironique sur Stranger Things et sur toute l'histoire de la fantasy et de la place des Univers Fictifs : le n°3 est consacré directement à Tolkien (et en même temps aux Kriegspiel et à Little Wars de HG Wells - Gillen cite beaucoup Playing at the World) et le n°9 au premier monde de campagne de jeu de rôle de l'histoire, les oeuvres de jeunesse des soeurs Brontë sur Angria et Gondal. A ma connaissance, personne n'avait encore eu l'idée d'utiliser le paracosme de Charlotte Brontë avant et cela ne peut qu'étonner, non ? (et oui, je vais enterrer mon projet de le faire qui date des années 1990, j'en avais vaguement parlé en 2008)

Gillen, avant de devenir l'Héritier présomptif de l'Invasion Britannique des Moore, Gaiman et Morrison, était un journaliste spécialisé en musique pop et en jeu vidéo. Britannique élevé au biberon de Game Workshop, à MERP ou Vampire, il est encore aujourd'hui une encyclopédie vivante du jeu de rôle et je ne peux m'empêcher de jalouser à quel point il arrive à synthétiser tant de directions. Il y a de nombreuses blagues qui doivent passer inaperçues si vous n'écoutez pas les podcasts de Robin Laws ou si vous n'êtes pas un amateur d'articles obscurs de Ron Edwards (heureusement traduits sur le PTGPTB, ouf). Oui, le premier volume (n°1-5) en Trade Paperback, paru cet été, s'appelle "Fantasy Heartbreakers". Le second, Split the Party, fait référence au cliché selon lequel on ne devrait pas séparer l'équipe.

De nos jours, une équipe de quadragénaires déprimés revient sur les traces d'un monde de campagne où ils étaient tombés et avaient été traumatisés pendant deux ans en 1991-93 (le temps semble passer à la même vitesse dans le Paracosme de DIE et dans la réalité). Il y a trente ans, le MJ, Solomon, leur avait donné à chacun à dé polyhédrique qui les lie à une Classe et les projette dans le monde de DIE, Ce monde, que Solomon croyait avoir créé, a une forme d'Icosaèdre, son propre , mais des indices laissent penser qu'il y a eu d'autres Maîtres de jeu.

Une des différences avec D&D est ces classes, qui sont toutes des subversions des clichés et on devine que Gillen est plus proche des jeux de rôle Indie de la Forge que de l'OSR. Le Maître de jeu est lui-même une classe de Magicien et est donc un PJ avec ses propres desseins, et non un arbitre neutre.

Les autres classes sont :
Le Dictateur (d4): Un Barde qui peut contrôler les émotions par sa Voix.
Le Bouffon (d6 spécial): Casual Player et Tricheur qui utilise sa chance en refusant de se prendre au sérieux.
Le Chevalier des émotions (d8) : remplace le Paladin avec une émotion fondamentale à la place d'un alignement. Le Chevalier du Chagrin a besoin de ressentir de la peine pour augmenter sa puissance.
Le Néo (d10): un Cyberhacker qui utilise des ressources féériques pour altérer des technopièges. C'est une inversion de Shadowrun où la fantasy est altérée par le cyberpunk.
Le Godbinder (d12): la différence entre Shaman, Clerc et Démonologue n'est pas clair quand une athée lie des Dieux par des pactes. Gillen a créé un panthéon de 12 divinités contradictoires comme la Pleureuse (the Mourner), déesse du Chagrin et de l'Empathie. Kieron Gillen connaît aussi Glorantha et j'ai hâte de voir s'il en fera quelque chose mais ici, c'est plus simplement moorcockien sans doute.

La Règle du Jeu que les personnages vont apprendre est qu'ils ne peuvent pas revenir dans la réalité tant que tous les membres vivants de l'équipe ne sont pas unanimement d'accord - donc sauf si un des membres de l'équipe meurt. Or, le Maître de jeu n'était pas d'accord et il est toujours prisonnier du Donjon qu'il a contribué à créer. Et tous les membres peuvent être partagés dans l'idée de revenir ou de demeurer dans le Monde du Dé.

Je n'aime pas tellement le Genre de l'Horreur et il s'agit bien de cela ici même si la corde de diverses émotions négatives est poussée vers la tristesse plus que vers le simple effroi, par exemple, le très réussi et mélancolique n°3 sur la Première Guerre mondiale dans l'oeuvre de Tolkien, qui réussit à montrer un peu d'affection pour cet univers même si Gillen reconnaît avoir un rapport oedipien de parricide vis-à-vis du Père de la High Fantasy épique contemporaine.

Le jeu de rôle utilise aussi des idées qui feraient penser à une exploration narrative de la psychothérapie puisqu'on crée les Personnages de la "Réalité" (Persona) et leurs névroses comme dans la BD avant de voir leurs réactions dans le Paracosme où vivent leurs autres Personnages (Character).

Oui, il y avait eu un jeu chez Talsorian, DreamPark, où on jouait aussi sur ces deux Niveaux baroques du Jeu de rôle dans le Jeu de rôle. Et on a déjà dit que toute la notion de Heroquest est une sorte de dramatisation du processus même du jeu de rôle dans le rituel d'entrer dans les mythes. Mais ici, l'idée psychologique d'exploration des troubles d'identité des "personae" sera plus intime ou individuel. Par exemple, il semble clair que le narrateur principal de la série, Ash le Dictator, a refoulé son identité sexuelle (trans ou homosexuelle) dans son personnage (et le Washington Post vient justement de publier un article sur une transsexuelle qui disait avoir réussi à assumer son "identité" grâce au jeu de rôle). C'est le genre d'idée complexe, comme celles du Spectre de l'Inconscient dans le jeu Wraith, que je ne suis pas entièrement sûr d'être assez mûr même en approchant de la Cinquantaine pour y jouer. Et Gillen reconnaît pour l'instant que c'est plus dirigé vers un one-shot expérimental à la Fiasco que pour un jeu de campagne. Mais c'est quand même une de ces réussites où on a envie d'essayer d'y jouer sans être certain de pouvoir y arriver.

Je n'ai jamais accroché à tous ces nombreux dessins animés japonais sur des jeunes otakus qui tombent dans l'univers de leur jeu vidéo de fantasy favori. La Power Fantasy ou le pouvoir métaphorique de la fantasy m'y semblaient perdre tout son mystère. Mais ici, cela fonctionne à nouveau, quel que soit l'évidence du discours post-moderne de déconstruction des conventions du jeu de rôle.

Add. 

J'ai oublié de raconter une idée géniale dans un des numéros. Les personnages (qui aiment bien se moquer de D&D) ironisent sur le système de Magie "vancienne" Fire & Forget (on perd ses sorts en les lançant et on doit les réapprendre) mais des "PNJs" racontent une histoire sur un système proche où le Magicien perd non pas un sortilège mais un souvenir de sa mémoire à chaque fois qu'il lance un sort, ce qui est bien plus terrifiant.

vendredi 15 novembre 2019

La Malédiction de la Couverture Santé aux USA


Alors que presque toutes les démocraties occidentales mettaient en place un Etat-Providence et des formes d'Assurance-Maladie ou Sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale (loi sur la NHS passée par les Travaillistes en 1946 à partir du rapport du Libéral Beveridge de 1942), Roosevelt (New Deal) puis Truman (Fair Deal) échouaient à passer leurs projets équivalents aux USA comme le Congrès estimait que c'était du Communisme.

Le terme Social Security fut limité aux retraites et seuls les retraités obtinrent une forme de Medicare en 1966 sous Johnson avec un Medicaid limité uniquement aux plus démunis. Pendant toutes les années 1970 et malgré la majorité démocrate, la gauche du Parti (Ted Kennedy) échoua toujours à faire passer les réformes par un système fédéral "universel".

C'est comme si l'après-guerre avait été un passage critique à ne pas manquer. La Guerre froide avait empêché en 1948 aux USA ce qui avait été possible ailleurs.

(Ce n'est pas tout à fait exact. En Amérique du Nord, le Canada, qui avait raté le passage au niveau fédéral juste après la Guerre, eut une seconde chance dans les années 1960 grâce au pasteur NDP du Saskatchewan Tommy Douglas et ensuite le Premier Ministre libéral Lester Pearson.)

Les plans d'assurances de santé privés américains Blue Shield (créé par des associations de médecins privés) et Blue Cross (créées par des hopitaux, dès les années 1930 contre les projets du New Deal) sont toujours globalement le modèle dominant, même après les révisions importantes d'Obama de l'Affordable Care Act. La couverture dépend essentiellement des employeurs qui obtiennent en échange des déductions fiscales. Obama obtint en 2010 à peu près ce que le Républicain Nixon avait tenté en 1971, conserver le système privé mais avec une obligation de prendre une assurance (dans les années 1970, avant le grand réalignement du Parti démocrate, ce sont les Démocrates conservateurs qui avaient bloqué toute tentative de système national par Ted Kennedy et même la version privée de Nixon).

Obama avait certes ajouté un élément essentiel qui était de lutter contre les "conditions pré-existantes" (les clauses qui permettaient aux assurances privées de ne pas rembourser des malades à cause de problèmes chroniques ou jugés sérieux). Mais quelques Sénateurs démocrates conservateurs ou stipendiés par les lobbies d'assurances comme Joe Lieberman (Connecticut) suffirent à faire échouer l'idée d'une Option Publique en plus de l'obligation d'assurance (ironiquement, le Connecticut fut ensuite un des rares Etats à réussir à faire passer une forme d'Option Publique, le Vermont réussit même à faire passer un système quasi-universel). (Voir de vieux messages de 2009 comme ces insultes contre Lieberman ou sur les stratégies pour faire passer une Option).

La violence des réactions au début des années 2010 montrait qu'un projet modeste (qui avait simplement étendu des projets défendus par des Républicains modérés comme Mitt Romney et les vieux projets des Républicains des années 1970) pouvait susciter un lobbying intense des assurances privées. Obama avait d'abord parlé d'un système universel puis seulement d'une "Option" publique et ensuite même cet aspect avait dû être abandonné, à cause d'un seul Sénateur traître du Connecticut.

Depuis 2016, l'ObamaCare est à nouveau attaqué et dégradé par le pouvoir républicain qui nomme des Juges pour tenter de détruire les avancées du système.

Warren et Sanders sont d'accord tous les deux sur une demande maximaliste, un système universel. Le plan de Warren est plus précis mais cristallise aussi plus d'opposition. C'est un système qui affirme que les entreprises n'auront pas plus à payer puisque la somme sera calculée à partir de ce qu'elles payent actuellement au privé. Le système de Sanders ressemble plus au système européen avec une contribution calculée à partir des salaires, ce qui est plus progressif que la proposition de Warren.

Ce qui rend complètement fataliste sur l'état de la démocratie-ploutocratique américaine est que :

(1) les sondages montrent clairement qu'une majorité écrasante des Américains souhaiteraient un système universel.

(2) et pourtant, le système est tellement bloqué que même si Warren ou Sanders gagnent, il paraît impossible qu'ils puissent faire passer un de leurs projets ambitieux alors que le Congrès semble être encore plus conservateur qu'en 2008-2010 quand Obama a dû se contenter d'un NixonCare 2.0.

Certes, les élections législatives de 2020 pourraient être un peu plus surprenantes mais comme les Millenials votent peu, il y a peu de chance que ce soit une révolution, quel que soit le ressentiment de la base démocrate contre Trump ou l'enthousiasme des Sandersiens.

Au mieux, on peut espérer qu'un(e) Président(e) démocrate pourra protéger ou sanctuariser un peu l'ObamaCare face à tous les Juges d'extrême droite nommés par Trump.

I(e)l pourrait peut-être même ajouter à nouveau une Option Publique mais le contexte d'une Crise économique qui se profile dans les années 2020 rend cela hélas très peu probable. Les lobbies bloquent l'Option car ils redoutent que cela suffise à faire entrer le système étatique universel à moyen terme (au moment où les Etats-Providence sont aussi en train de les démanteler).

Et si Trump gagne, on reviendra sans aucun doute au statu quo ante, y compris sur les conditions pré-existantes qui commencent à réapparaître.