Quelques notes naïves et peu claires, à bâtons rompus. Le prétexte est en lisant le petit article d'apologie de l'Idéalisme hégélien par Robert Pippin. Il y donne son interprétation un peu déflationiste de l'hégélianisme, où Kant est compris avant tout comme un accomplissement de la Pensée de la pensée et où la Raison n'a plus rien d'autre qu'elle-même à saisir.
Esse et cognoscere, ens et cognitum
Une des premières choses qu'on apprend en philosophie est le fait de se méfier et de ne surtout pas utiliser des termes comme "idéalisme" et "réalisme" qu'on voulait vous faire apprendre dans les vieux lexiques comme le Lalande (ou dans des manuels marxistes qui changeaient "réalisme" en "réalisme matérialiste"). Ces mots du jargon philosophique ont été inventés au Siècle des Lumières par les Wolffiens de la Schulphilosophie pour classifier les systèmes mais la distinction devient vite obscure et confuse avant même que Kant ne vienne tout compliquer en disant qu'il était un réaliste empirique et un idéaliste transcendantal.
On commence l'histoire de la philosophie en disant que le réalisme est le fait d'admettre quelque chose au-delà de nos pensées (res extra mentem) et que l'idéalisme serait le fait que ce qui existe réellement n'est que des pensées et les objets de nos pensées. Voir aussi Dummett sur la définition ("logique") du réalisme. (les Wolffiens pensant sans doute plus à l'Immatérialisme empiriste de Berkeley pour qui il n'existe que Dieu, des sujets éprouvants et des expériences éprouvées).
Mais ensuite, cela se complique. Platon dit que la vraie réalité absolue et éternelle est les Idées universelles en soi indépendantes de mon âme particulière mais qui ne sont que de purs objets et porteurs de ce qui est pensable (la matière n'étant peut-être tout au plus qu'une singularisation contingente de ces réalités, du moins dans l'interprétation scolaire (néo-)platonicienne). Et là, on vous dit que Platon est le père de l'idéalisme occidental (puisqu'il dit que la réalité est plus mentale qu'opaque à l'esprit, plus de la pensée que du réceptacle matériel) et le plus pur des réalistes (puisque ces Idées sont éternelles et absolues, indépendantes de ma pensée individuelle). Oui, d'accord, c'est alors un réaliste spiritualiste et non un idéaliste spiritualiste (ce qui ne serait représenté par personne avant des formes récentes de phénoménisme puisque chez Berkeley, Malebranche ou chez Leibniz, le réalisme spiritualiste réapparaît dans l'Esprit divin qui coordonne toutes les idées dans les sujets).
Une des choses qui me rendaient hélas trop hégélien dans ma jeunesse et qui me faisait croire à un grand Méta-Récit Mythique de la Métaphysique était le fait que le commencement inaugural de toute la philosophie semblait en effet partir de cette question que l'idéalisme allemand va réciter ensuite (car le Romantisme de Hegel fut bien sur ce point une obsession sur la question du commencement). Dans son poème obscur, Parménide d'Elée énonce :
.. τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι. (...)
Χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ' ἐὸν ἔμμεναι·
... c'est le même, le fait d'être et le fait de saisir [l'être], (...)
Il faut que le fait de parler soit à la fois la saisie et ce qui est
Dire que l'être (ou l'étant) est la même chose que l'acte de penser semble bien être la définition de l'idéalisme (la pensée est adéquate pour saisir tout, tout est pensable, tout est fait pour être pensé) mais cela peut aussi être déjà du réalisme spiritualiste. (ce qui est existe est une réalité faite pour être de la pensée). Et de nombreux commentateurs de Hegel à Heidegger y voient un programme ou destin de toute la métaphysique occidentale, qui serait distinct de "l'idéalisme" indien qui affirmait que mon âme individuelle est en fait une avec l'absolu créateur (et on trouve de vieux textes simplistes opposant un réalisme occidental à un idéalisme oriental).
Raison et expérience
Kant a inventé son grand récit où la philosophie se serait perdue dans un conflit insoluble entre les excès des rationalistes et des empiristes, entre le réalisme des idées-rationnelles et le réalisme des idées-expériences et qu'il fallait qu'il arrive pour poser son idéalisme transcendantal où les idées-rationnelles n'étaient plus que des conditions a priori sans réalité objective pour légiférer sur les expériences possibles, pour fixer un idéal moral absolu (indépendant de toute certitude de sa réalisation empirique) et la mathématisation newtonienne (où l'expérience est donnée dans la certitude scientifique par une forme a priori mais donnée hors de tout concept de notre raison, dans l'espace-temps). Kant justifiait un grand réordonnement des classifications wolffiennes pour être un accomplissement et instauration de la métaphysique de la raison. On passait de l'immanentisme de la métaphysique de Spinoza (où toute transcendance est illusion) à des conditions hors de toute expérience comme des sortes d'illusions nécessaires. La différence entre le fictionalisme de Hume (où la Raison est inerte) et cette métaphysique de la raison était que la raison devait engendrer dans le vide des concepts purs à déployer.
Pour les empiristes, Kant n'était qu'un rationaliste qui voulait réintroduire en cachette le cheval de Troie de la métaphysique rationaliste par son idéal pratique (et en effet, il redonne des "preuves" morales de la liberté et de l'existence du Souverain Bien). Pour les idéalistes allemands comme Hegel, Kant n'était qu'un empiriste modéré qui tentait de borner le scepticisme de Hume par une forme plus compliquée que Locke. Et Husserl commente plus tard que c'est bien l'empirisme radical de Hume qui va instaurer la révolution de l'idéalisme transcendantal (la contradiction apparente et le conflit d'interprétation entre phénoménisme sceptique et naturalisme déterministe n'étant qu'un reflet de cette révolution ?). Et pour les Kantiens, le projet hégélien n'était qu'une tentative vaine de restaurer la métaphysique dogmatique comme théologie contre les limites de la raison humaine. L'interprétation de Robert Pippin pour sauver Hegel cherche à réinsérer la métaphysique de Hegel comme accomplissement du projet critique de Kant, comme moderne et non pas réactionnaire (si la révolution critique a voulu montrer que la raison philosophante ne peut rien saisir qu'elle-même, cela donne une philosophie qui étudie une logique interne de toute détermination de pensée).
En passant, je me suis souvent demandé par quelle sensibilité au sentier l'Angleterre et l'Allemagne se sont ainsi si séparés sur la question du langage. Locke et Berkeley (peut-être comme Roger Bacon) consacrent une grande partie de leur épistémologie à des questions de sémantique, bien avant la philosophie analytique (Condillac et les Idéologues sont des philosophes lockiens et donc plus analytiques). Kant ou Hegel ne s'en préoccupent pas tellement au contraire. Mais malgré toute l'obsession sur la sémantique et le tournant linguistique, la question même du langage n'étant depuis Locke qu'un fait à étudier comme une condition de l'épistémologie et non de la réalité (de même pour le psychologisme de Hume qui part d'une facticité de lois psychologiques d'association).
Métaphysique et épistémologie
Richard Rorty expliquait dans l'Homme spéculaire une version simplifiée du Grand Récit en disant que la philosophie était dans l'ensemble une évolution de la métaphysique (Platon, Aristote) vers l'épistémologie (Locke, Kant) et que c'est avec l'empirisme de Locke plus encore qu'avec le réalisme substantialiste de Descartes, Spinoza ou Leibniz que cette révolution épistémologique avait eu lieu : la question de la fondation de notre science humaine devait primer sur la question ontologique de partir des grands êtres (Dieu ou l'Âme du Monde) comme objets et principes de la science. La philosophie contemporaine avait été une critique de la métaphysique et les Positivistes, les Néo-Kantiens ou les Phénoménologues étaient tous une incarnation de cette priorité de l'épistémologie. Le vérificationnisme qui dit qu'un sens n'est qu'une procédure de vérification fait dépendre tout concept d'abord d'actions réalisables et non plus de présuppositions de réalités.
Cela ressemble un peu à une caractérisation par Fichte de l'histoire de la philosophie, le réalisme consiste à dire que c'est la métaphysique qui doit trancher des questions épistémologiques alors que l'idéalisme dit que c'est notre épistémologie (de sujet) qui doit trancher les questions métaphysiques. Mais Fichte compliquait la question pragmatique en projetant aussi la dualité théorique / pratique : le réalisme est le rapport théorique (je dois me représenter la réalité objective à laquelle je veux que mes représentations soient adéquates) et l'idéalisme un rapport pratique et éthique (je voudrais que mes représentations idéales deviennent la réalité). La chose en soi est une norme pour le progrès théorique mais au-contraire quelque chose à dépasser pour le progrès pratique.
Ou pour parler plus précisément dans l'interprétation de l'empirisme "holiste" (l'épistémologie "naturalisée") de Quine : ce n'est pas la priorité de l'épistémologie mais l'absence de toute philosophie première de surplomb et de toute priorité dans les sciences qui devaient toutes être capables potentiellement de modifier les réseaux de nos schèmes conceptuels : l'épistémologie devait devenir une science parmi d'autres, de la psychologie évolutionniste et plus de la philosophie, pour évincer enfin ses derniers présupposés méthodologiques de fondation métaphysique.
On peut douter de ce Grand Récit de Rorty, même avant que la philosophie analytique n'ait refait son
retour métaphysique avec la philosophie de la psychologie (
Philosophy of Mind). Partir des Idées
en soi n'était-il pas depuis toujours aussi une question "épistémologique" ? Devait-on vraiment subordonner la question de la science chez Platon à la question de l'Un et des Idées ? De même chez Aristote, il paraissait difficile de désolidariser la réflexion sur les substances composées ou non de la fondation d'une "physique" du changement. L'Acte Pur de la pensée de la pensée était aussi pensé comme une condition du devenir (la cause finale de toute potentialité).
Scepticisme
A la place de métaphysique et épistémologie, on peut aussi réactiver le couple réalisme et scepticisme. Le réalisme réapparaît toujours face à l'insatisfaction face au scepticisme et le scepticisme doit à son tour se nourrir en réaction au dogmatisme du réalisme. Hegel voyait Kant comme un certain type de sceptique (la classification de Kant comme "intuitionnisme" en morale par la philosophie analytique me paraît discutable comme la Loi morale fait bien l'objet d'une analyse a priori de la forme même de la législation, contre le calcul empirique du conséquentialisme ; il est certes "intuitionniste" en philosophie des mathématiques par sa théorie de la construction synthétique dans l'espace-temps). Le réalisme spéculatif récent défendait le retour d'une métaphysique (contre une domination d'un "corrélationnisme" de la phénoménologie) mais en parlant de contingence et de "finitude radicale" mais on voit mal comment cela ne finit pas ensuite par repartir d'une base finie, limitée et relative.
On parle récemment dans le Naturalisme psychologiste d'un "méta-scepticisme". Ce serait un scepticisme non plus seulement sur les données épistémologiques des sciences, comme d'habitude, mais sur la méthodologie même de la philosophie comme analyse conceptuelle ou connaissance a priori. Selon eux, dès nos réactions aux expériences de pensées censés réarranger et étendre nos schèmes conceptuels au-delà de nos préjugés, nous ignorerions nos propres présupposés. C'est donc une forme d'empirisme poussé contre la méthode, où même les résultats des analyses a priori sont douteux à cause de cadres conventionnels inaperçus.
Mais insister sur une métaphysique réaliste tout en parlant de la finitude radicale des individus réels ne devrait-il pas conduire vers une forme de scepticisme ? On serait alors en quelque sorte "réaliste" du point de vue d'une méta-philosophie au sens où il y a une réalité au-delà des problèmes philosophiques qui ne seraient que des représentations contingentes d'une tradition, mais on serait sceptique sur le contenu de ce que les différentes philosophies pourraient tenter de produire. Une méta-philosophie "éclectique pragmatique" que nous utilisons souvent par défaut dans notre discours consensuel est la chose la plus répandue mais revient, elle, à un scepticisme méta-philosophique.
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