dimanche 2 janvier 2022

Mohinī et Pandora



Mohinī ("L'Enchanteresse", "L'Apparence Séductrice") est une déesse et une incarnation féminine de Viṣṇu. D'après la légende du Barattage de la Mer de Lait, les Dieux célestes et les Anti-Dieux (Asura) avaient dû tous coopérer ensemble pour produire l'Ambroisie et le Nectar (amṛta), l'élixir d'immortalité. Mais les Anti-Dieux avaient réussi à l'emporter dans une boite. Viṣṇu prit alors l'apparence de Mohinī la Belle Danseuse (qui serait aussi un aspect de la Grande Déesse) pour manipuler les Démons. Séduits, ils lui demandèrent de répartir l'Ambroisie dans cette boite mais elle les trompa et donna tout aux Dieux, qui acquirent ainsi la domination sur les Démons. Un des Démons, Svarbhānu le Resplendissant, qui avait deviné la ruse, se déguisa en Dieu et réussit à prendre un peu d'ambroisie mais il fut décapité par Mohinī et sa tête tranchée fut envoyée dans le ciel où elle crée périodiquement les éclipses de Lune et de Soleil. 

Le rusé Prométhée avait trompé les Dieux dans la répartition du premier sacrifice, en donnant la meilleure part aux Humains. Tous les Dieux durent coopérer ensemble pour punir les Humains et envoyèrent alors la belle Pandora ("Tous Les Dons" ou "Dons de Tous") comme cadeau pour le frère jumeau Epiméthée avec une jarre, qu'on remplaça plus tard en "boite" (selon certains, Pandora n'était pas seulement une femme mais la première, la belle statue animée, voire une Grande Déesse archaïque). Tous-les-Dons était un cadeau empoisonné, pour tromper le trompeur, et elle ouvrit la boite qui sépara alors les Immortels des Mortels en leur apportant la vieillesse et le malheur. Ou dans la version de Platon, ce fut son mari séduit, le jumeau Epiméthée qui avait aussi une sorte de boite (en tout cas de réservoir) pour répartir toutes les ressources de la nature mais il donna tout aux bêtes et n'en laissa aucune aux Humains et Prométhée dut voler aux Dieux leurs ressources surnaturelles (la magie des techniques) pour les Humains.

Dans le Skáldskaparmál, les Aesir guerriers et leurs rivaux les Vanir liés aux enchantements féminins (équivalents des Devas et Asuras) se disputaient et ils décidèrent de mettre fin à leur querelle en coopérant tous ensemble, en créant un dieu sage nommé Kvasir, un être artificiel de synthèse comme Pandora. C'est ce Dieu de la connaissance qui réussit à être plus rusé que le Trompeur Loki et le capturer pour ses crimes. Mais ce dieu Kvasir fut assassiné par traîtrise et son sang fut recueilli dans un chaudron. Il devint l'élixir enivrant de l'Inspiration, la Bière de la Poésie. 

Dumézil ajoute un autre mythe hindou pour faire la boucle. Les Jumeaux (associés par Dumézil à la 3e fonction de fécondité, comme les Vanir, et pas vraiment à Prométhée et Epiméthée) voulaient l'immortalité mais les Dieux leur refusaient à cause de la rivalité entre dieux célestes et divinités de la fécondité. Les Jumeaux firent alors créer, avec l'aide d'un sage qu'ils avaient soigné, un Démon nommé Ivresse ou Folie (Mada), qui était plus puissant que les Dieux. La tête de Mada menaçait d'engloutir le Ciel. Les Dieux cédèrent alors, donnèrent le Soma enivrant du sacrifice aux Jumeaux mais en échange transformèrent le Démon dans la forme négative de l'élixir charmant, les plaisirs séducteurs de l'Ivresse, de la Chasse, des Jeux et des Femmes

Sur le travestissement et la dualité des sexes : Vishnu devient Mohini l'Enchanteresse pour tromper les Démons, comme le rusé Loki aide Thor à se déguiser en femme pour tromper les Géants, victoire de la magie de l'Apparence et de la Ruse sur la Force (et comme le rusé Hermès est aussi lié à "l'Hermaphrodite" et reprit la Génisse blanche Io au géant Argos). Vishnu travesti en femme reprend le Pot de Lait aux Démons, à l'inverse du conte où le Grand Méchant Loup se travestit en grand-mère pour capturer le Petit Chaperon Rouge et son petit Pot de Beurre. Le Chasseur doit trancher le Loup pour faire ressortir le Chaperon Rouge comme Mohini doit décapiter le Démon qui avale périodiquement la Lune ou le Soleil et la fait ressortir. Voir aussi le mythe de Mandi chez les Kalash

Georges Dumézil a fini par rejeter ces similitudes de mythologie comparée qu'il étudia à ses débuts dans Le Festin d'immortalité (1924) sur ce qu'il appelait "le cycle de l'ambroisie" mais l'analogie Pandore-Mohini me semble tout de même assez frappante malgré toutes les inversions entre les deux sur la séduction, la tromperie dans une répartition originelle qui fonde la différence dans la hiérarchie cosmique (Deva/Asura ou Immortels/Humains). Dora & Erwin Panofsky ne parlent pas de cette piste de Mohini l'Enchanteresse, il me semble, dans toute leur étude fascinante, Pandora's Box: The Changing Aspects of a Mythical Symbol (2e ed., 1961). 

Le mot Mohinī semble aussi clairement être un analogue comme enchantement féminin du seiðr associé aux Vanir, les dieux de la Troisième fonction dans la mythologie scandinave. Mais ici, c'est le dieu masculin principal Vishnu qui investit cette fonction féminine comme ruse contre la force des Géants, de même que Zeus devra se métamorphoser avec Métis dans les combats contre les Titans. Par la suite, les Hindous ont développé Mohini en en faisant même parfois une version de Vishnu qui s'unit sexuellement avec Shiva ou qui du moins l'initie aux dangers et illusions du Désir pour éprouver son ardeur ascétique. 

Dans son dernier texte, le roman des Jumeaux, Georges Dumézil sort de sa prudence comparatiste indo-européenne en se demandant si on pouvait supposer un ur-cycle épique indo-européen où les Titans rebelles Iapetos (Souveraineté), Atlas & Menoitios (Force), les Jumeaux Prométhée & Epiméthée pourraient être des contre-parties inversées des pandavas, respectivement : Yudhiṣṭhira (Souveraineté), Bhīma & Arjuna (Force) et les deux Jumeaux (Vitalité) Nakula & Sahadeva (ce qui paraît bien plus aventureux et fragile que le cycle de l'ambroisie). Le problème des Jumeaux grecs est qu'ils sont nettement moins liés à la fécondité que les Jumeaux indiens (même si d'autres Jumeaux grecs comme Kastor et Polydeukès ressemblent plus aux Ashvins dans leur aspect équestre). Une des particularités de la mythologie grecque est la méfiance envers les Jumeaux. Alors qu'ils sont très positifs dans la plupart des mythologies, ils représentent au contraire un excès et un danger de crise dynastique chez les Grecs (à part les Dioscures faux jumeaux). 

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